Relation entre traduction, développement et aménagement linguistique

Jean-Claude Corbeil
Conseil de la langue française, Québec

Pour concevoir une didactique de la traduction, et j’ajouterai immédiatement, en contrepoint, une didactique de la terminologie, il faut avoir une vision claire du réseau de communications où chaque pays, chaque organisme et chaque citoyen s’insèrent, des besoins langagiers qui en découlent, enfin du rôle de la traduction dans ce réseau par rapport à la didactique des langues, d’une part, et à la rédaction/adaptation directe en langue maternelle d’autre part.

Mon intention est d’explorer ce grand thème, en proposant des axes de réflexion et un embryon de cadre pour situer les éléments les uns par rapport aux autres.

Le fil conducteur le plus adéquat me semble être les types de communications, puisque la traduction est un processus qui permet le passage d’une langue à une autre. J’examinerai successivement trois catégories de communications : les communications externes, c’est-à-dire celles entre interlocuteurs de pays différents, les communications relatives à l’échange d’informations, de nature variable, techniques, scientifiques, littéraires, médiatiques, pour ne citer que les importantes, enfin les communications internes, c’est-à-dire celles entre organismes et citoyens d’un même pays.

1. Les communications externes

Il n’est plus possible aujourd’hui, pour aucun pays, de vivre totalement isolé, en dehors du circuit mondial des communications et des échanges. Cette insertion dans le village global concerne à la fois l’individu, en tant que personne ayant son propre réseau de relation, et les personnes morales, l’État et ses organes, les entreprises, d’où des relations politiques, économiques et commerciales. La traduction est surtout liée à ce dernier type de relation, alors que la didactique des langues se rattache au premier.

1.1. Les relations politiques s’établissent en général avec plusieurs pays, selon une dynamique complexe qui va de l’hostilité à l’amitié traditionnelle, en passant par les alliances tactiques. En général, aussi, plusieurs langues sont en cause, dont l’importance est proportionnelle à l’intensité et/ou à la continuité des rapports politiques. Exemple d’intensité et continuité : l’anglais entre le Québec et le Canada, les langues de la C.E.E., notamment le français, l’anglais et l’allemand; exemple d’intensité sans continuité : le russe en Égypte, en relation avec l’arabe.

Ce premier élément permet le choix des langues étrangères, soit pour la didactique des langues, soit comme langues de départ pour la didactique. Critère de choix : le poids des langues dans les relations politiques, donc, les besoins de l’État.

1.2. Les relations économiques et commerciales s’établissent elles aussi, en général, avec plusieurs pays, donc en mettant en cause plusieurs langues.

Cependant, il peut fort bien arriver que les partenaires principaux des relations économiques et commerciales ne soient pas les mêmes que ceux des relations politiques. Il peut même y avoir contradiction.

D’où un deuxième critère de choix des langues, à pondérer avec le premier, aussi bien pour la didactique des langues secondes que pour la didactique de la traduction.

1.3. Les relations politiques, économiques et commerciales se moulent dans des textes juridiques (les lois, les traités, les accords internationaux, les contrats), des textes commerciaux (correspondance, publicité, mode d’emploi, garantie, étiquetage, etc.), des textes politiques et administratifs (correspondance, discours, notes diplomatiques, etc.). Il s’en suivra des besoins particuliers en traduction, donc des habiletés professionnelles variées de la part des traducteurs.

La didactique de la traduction doit les prendre en compte et les satisfaire, en formant les traducteurs en conséquence.

2. Les communications relatives à l’échange d’informations

Nous regroupons dans cette catégorie trois types de textes : les textes techniques et scientifiques, les textes médiatiques et les textes littéraires.

2.1. Les textes techniques et scientifiques

La source principale de ces textes est double : ce qu’il est convenu d’appeler le transfert de technologie, qui est l’un des éléments du processus plus global de développement.

Nous n’avons pas l’intention ici de discuter de ces deux notions : la documentation sur ces sujets est abondante. Nous voulons plutôt en tirer les conséquences du point de vue linguistique.

Trois observations nous serviront de point de départ. Elles conviennent aussi bien aux pays du Nord qu’aux pays du Sud, puisque le transfert de technologie et le développement concernent tous les pays. La seule différence est le point de départ et l’écart entre les pays qui en découle, qui peut être énorme et dramatique comme entre pays africain et les États-Unis ou le Japon, ou très relatif comme entre les pays arabes et les pays européens ou nord-américains, où il touche surtout le domaine de la technologie, ou très mince, comme entre l’Europe et l’Amérique où il se manifeste dans des secteurs particuliers bien identifiés, notamment les sciences et les techniques de pointe. Nos observations sont les suivantes :

Une partie importante des textes demeurent dans la langue source, en général ceux qui sont destinés aux seuls spécialistes, qui ont eux-mêmes acquis ou qui acquièrent cette connaissance spécialisée de la langue source durant leurs études universitaires.

Le choix des textes à transférer en langue nationale dépend de facteurs nombreux, en fonction des besoins de la population-cible d’une part, par exemple l’enseignement primaire ou la formulation d’une campagne d’hygiène publique en milieu rural unilingue, ou en fonction du type d’aménagement linguistique du pays.

Par rapport au thème de notre réunion, nous dégageons de ces observations quelques indices propres à définir des programmes universitaires. Nous arrivons pour notre part à la conclusion qu’il faut envisager trois programmes distincts, mais fortement interreliés : la formation de traducteurs, la formation de rédacteurs et, surtout, parce qu’absolument indispensable, la formation de terminologues en langue(s) nationales(s).

La formation des traducteurs doit inclure l’entraînement à la traduction technique et scientifique à différents niveaux de spécialisation et inclure également une formation de base à la terminologie, à ne pas confondre avec la formation de terminologues professionnels.

L’enseignement de la terminologie a pour objectif de former des spécialistes capables d’assurer l’actualisation des vocabulaires de spécialités en langues nationales, c’est-à-dire de fournir les termes aussi bien aux traducteurs qu’aux rédacteurs et aux utilisateurs de ces vocabulaires. L’essentiel de cette formation est la maîtrise des méthodes de travail propres à la terminologie systématique comparée. Nous aurons l’occasion de développer plus à fond ce sujet durant l’atelier qui est prévu à cet effet.

La formation de rédacteurs pourrait être une spécialisation de la traduction ou de l’enseignement littéraire.

2.2. Les textes médiatiques

La pratique actuelle du journalisme recourt largement aux grandes agences de presse, dont les dépêches sont traduites ou adaptées dans la langue du journal, de la radio ou de la télévision. En général, ce travail est fait par le journaliste lui-même, très souvent à la va-vite.

D’autre part, si les médias font usage de la langue nationale, il se peut que le journaliste rencontre des problèmes de terminologie, soit qu’il lui manque des mots, soit qu’il ne sache pas lequel choisir parmi les mots disponibles, soit encore qu’il se trouve devant des problèmes d’orthographe ou de prononciation. Pourtant, une décision rapide s’impose. Étant donné le prestige et l’influence des médias, cet aspect de leur activité est très important et souvent très préoccupant.

La formation des journalistes devrait inclure une formation minimale à la traduction et à la terminologie. La pratique des médias en langue nationale devrait être soutenue par un service de linguistique, comme la chose se fait pour Radio-Canada par exemple. Ce serait là un bon débouché pour nos étudiants!

2.3. Les textes littéraires

Sans chercher chicane à personne, nous avons intégré les textes littéraires dans l’échange d’informations, même si le contenu et la forme de ces textes sont très différents des précédents.

La traduction littéraire nous semble une surspécialisation de la traduction, qui ne peut pas être, en conséquence, le moyen de la formation initiale des futurs traducteurs.

Mais la fascination qu’exerce la littérature sur les traducteurs est telle qu’ils recourent beaucoup à ce type de textes comme exercices. Il y a là un problème, presque psychologique pour ainsi dire, dont il faudra tenir compte dans nos discussions, notamment pour chercher à équilibrer textes littéraires et textes d’autres natures dans la formation des traducteurs, en fonction des besoins, donc des débouchés pour les diplômés.

3. Les communications internes

C’est la situation des pays bilingues ou multilingues qui nous intéresse ici. Le problème central qui se pose alors est celui du choix de la langue de communication, communication des individus entre eux, communication de l’État avec les citoyens et les personnes morales, communication des entreprises entre elles, avec leurs employés et leurs clients. En somme, il s’agit ici de la totalité de l’organisation des communications à l’intérieur d’un pays.

Depuis la fin des années soixante-dix, quelques spécialistes de pays différents se préoccupent d’aborder ces questions avec un minimum de rationalité, en s’appuyant sur la sociolinguistique, la sociologie, l’anthropologie, la science politique et juridique, la démographie. Une nouvelle discipline se constitue sous nos yeux, généralement appelée aménagement linguistique, dont l’objectif est d’établir les conditions et moyens de la coexistence harmonieuse de plusieurs langues au sein du même État.

Nous nous bornerons ici à rappeler l’essentiel de la notion d’aménagement linguistique pour nous intéresser surtout à son application au thème qui nous réunit.

Nous nous reportons ici à un texte, paru dans les Cahiers de l’Orient, no 4, 1986.

On peut définir l’aménagement linguistique comme un effort à moyen et à long terme pour mieux tirer parti d’une ressource collective, la ou les langues, en fonction des besoins et des intérêts de la nation, selon un plan souple qui oriente l’évolution de la société sans la brusquer mais au contraire en réclamant son adhésion et sa participation. Nous préférons cette appellation à planification linguistique, calque de l’anglais américain language planning, à cause de la connotation péjorative accrochée au terme planification en français, qui rappelle trop une intervention dirigiste et bureaucratique.

Il est d’usage maintenant de distinguer deux aspects dans l’aménagement linguistique, soit l’aménagement du statut de la langue (status language planning) et l’aménagement de la langue elle-même (corpus language planning).

La nécessité ou l’opportunité de procéder à l’aménagement linguistique d’un pays découle d’un jeu de circonstances que nous pourrions résumer ainsi :

Il ressort de ce qui précède que tout projet d’aménagement linguistique est d’abord et avant tout d’ordre politique, puisqu’il est relatif à l’organisation globale de la vie sociale et donc de la manière dont la société définit son avenir au moyen des institutions politiques dont elle dispose. Sélim Abou ajoute avec grand à-propos que ce projet politique concerne « à la fois l’identité culturelle de la société globale et celles des groupes ethnolinguistiques qui la composent ».

D’une manière schématique, on peut résumer ainsi les objectifs fondamentaux d’un aménagement linguistique :

La mise en place d’un plan d’aménagement linguistique suppose et exige une préparation et un suivi proprement linguistique, notamment la mise au point d’une langue standard et la production d’instruments de référence (grammaire de consultation, dictionnaires unilingues et bilingues, lexiques spécialisés, etc.).

Un plan d’aménagement linguistique a des répercussions immédiates sur ce qui nous intéresse ici.

L’aménagement linguistique, en fixant le statut de la ou des langues, fournit un nouveau critère pour le choix des langues de traduction et définit la tâche que l’État affecte à la traduction, en type de textes et en volume de mots à traduire, donc nombre de traducteurs. L’exemple du Canada ou de la Yougoslavie est révélateur de ce type de conséquence.

L’aménagement linguistique exige un effort terminologique, dont l’importance nous semble se définir selon deux paramètres :

Raisons de plus pour organiser l’enseignement autonome de la terminologie, cette fois non reliée à la traduction, mais aux besoins terminologiques de la langue et de tous ses utilisateurs, dans toutes les circonstances.

4. Conclusion

Essayons de faire la synthèse des conclusions qu’on peut tirer de cet exposé.

L’organisation de l’enseignement de la traduction n’est donc pas une affaire strictement professionnelle ou une question relevant du seul domaine de la didactique. Elle doit surtout se concevoir comme un élément d’un ensemble plus grand qui est celui de l’aménagement des communications nationales et internationales.

Référence bibliographique

Corbeil, Jean-Claude, « Relation entre traduction, développement et aménagement linguistique », communication présentée lors du Deuxième colloque des écoles de traduction des Universités arabes, Tanger, juillet 1987, Tanger [Maroc], Turjumān, vol. 1, no 2, octobre 1992. [article]