La francophonie comme laboratoire d’aménagement linguistique

Jean-Claude Corbeil
Secrétaire général du Conseil international de recherche et d’étude en linguistique fondamentale et appliquée (CIRELFA)

Jean-Claude Corbeil
Secretaire général du Conseil international de recherche et d’étude en linguistique fondamentale et appliquée (CIRELFA)

D’entrée de jeu, il nous apparaît nécessaire d’indiquer brièvement le sens que nous accordons ici aux mots « francophone » et « francophonie », ne serait-ce que pour établir avec le lecteur une convention terminologique qui puisse éviter tout malentendu entre nous. Car ces mots ne sont pas innocents : leurs sens, de même que les connotations qui y sont greffées, varient, parfois jusqu’à la contradiction, selon les attitudes des locuteurs, les intentions du discours, les situations de communications, les dates de l’emploi.

Francophone

Pour l’adjectif « francophone », nous nous rallions à la définition qu’en donne le dictionnaire Le Petit Robert, dans son édition de 1986. En parlant des personnes, « francophone » signifie « qui parle habituellement le français dans certaines circonstances de la communication, soit comme langue maternelle (exemple, les Québécois francophones), soit comme langue seconde (exemple, les Africains francophones) »; appliqué à un groupe ou à une région, le même adjectif indique que le français y « est pratiqué en tant que langue maternelle (exemple, les quartiers francophones de Montréal), langue officielle (les pays africains francophones) ou langue véhiculaire (le Maghreb francophone) ». Le substantif « francophone » découle de l’un et l’autre sens et, au pluriel, il devient une sorte de collectif pour désigner les personnes qui font partie d’une communauté où le français est utilisé.

Francophonie

Le terme « francophonie » découle du second sens de l’adjectif « francophone ». Nous le définissons comme étant « l’ensemble des pays qui, à des titres divers, font usage de la langue française, soit comme langue maternelle, soit comme langue officielle, soit comme langue véhiculaire, soit comme langue européenne de culture, sans pour autant que le français y soit la seule langue nationale ou officielle, ni que tous les citoyens en aient une connaissance réelle ou égale ». Cette définition rend compte de ce qu’est la francophonie d’aujourd’hui et permet de comprendre que se retrouvent dans cet ensemble des pays et des régions dont les situations sociolinguistiques sont fort différentes. La France, par exemple, est le seul pays unilingue du groupe francophone (même si on y parle basque, breton ou alsacien!); le Québec, lui, a une forte majorité francophone, en relation avec une minorité anglophone et une mosaïque de minorités allophones; au Canada, en revanche, la majorité anglophone (dont beaucoup de membres ne savent pas un mot de français), est en relation avec une minorité francophone répartie sur l’ensemble du territoire, entre l’Atlantique et le Pacifique, quoique très concentrée au Québec, en Ontario et au Nouveau-Brunswick, à laquelle s’ajoutent les minorités d’autres origines; la Belgique est, elle, divisée en deux régions, l’une de langue française, l’autre de langue flamande, avec Bruxelles comme capitale bilingue. Quant aux pays du Maghreb, l’arabe y est certes langue officielle, mais le français est largement connu de la population et utilisé pour certains types de communication; le Machreck, lui aussi, est de langue arabe mais le français et l’anglais servent de langues européennes de contact, comme au Liban ou en Égypte; enfin, dans tous les pays d’Afrique francophone, le bilinguisme du français et des langues africaines recoupe le multilinguisme de ces dernières, qu’elles aient le statut de langues officielles ou qu’elles soient tout simplement langues de l’une ou de l’autre ethnie, sans statut défini.

La francophonie n’est donc pas une chose simple. Fondamentalement, elle se définit par l’usage commun d’une même langue mais sans militer pour l’unilinguisme français des partenaires : la francophonie est essentiellement multilingue, le français sert de langue véhiculaire pour les communications entre ses membres, les langues nationales y sont respectées, un réseau complexe de collaboration s’est mis en place pour favoriser l’actualisation de celles des langues nationales que les États désirent adapter à des domaines nouveaux d’utilisation, notamment en ce qui touche au développement des vocabulaires de spécialités. Plus profondément, la francophonie est en train de faire naître un village culturel global, à partir de la découverte, de la connaissance et du respect des cultures particulières de chaque partenaire, et Dieu sait combien la diversité culturelle de la francophonie est grande, quand on songe qu’y sont mis en contact l’Europe, l’Amérique du Nord, le monde arabe, l’Afrique noire, les Antilles et les îles du Pacifique. Pour beaucoup d’entre nous, cet aspect de la francophonie représente un grand espoir et un apport original à l’avenir de l’humanité, en dehors ou à côté de la dynamique (de la dynamite?) des grands groupes politiques. Enfin, d’un point de vue pragmatique, la francophonie est aussi un lieu de coopération et de solidarité pour le développement de chaque partenaire. Toutes les formes de coopération s’y retrouvent : politique, bilatérale ou multilatérale; géographique, Nord-Nord, Nord-Sud, Sud-Sud; par champs de spécialités : coopération en radio-télévision, en médecine, en agriculture, entre journalistes ou parlementaires ou écrivains, entre militaires aussi, etc.

En somme, la francophonie est si complexe et si multiforme que la réduire à son seul aspect politique, en la soupçonnant ou en la présentant comme une opération néocolonialiste, est superficiel, démagogique, ne tient pas compte des tensions démocratiques entre les pays ainsi regroupés, enfin ne rend pas justice à l’intégrité et à la prudence des chefs d’États et de gouvernements de ces pays ou de leurs représentants, lorsqu’ils se réunissent au sein des diverses instances internationales où le français est la langue officielle et/ou langue de travail, comme l’Organisation des Nations Unies et les organismes qui en dépendent, notamment l’UNESCO, l’Agence de coopération culturelle et technique (ACCT), la Conférence des ministres de l’Éducation nationale (CONFEMEN), l’Association des Universités partiellement ou entièrement de langue française (AUPELF), etc. La francophonie est un microcosme absolument représentatif de la complexité du monde d’aujourd’hui mais à une taille où il est possible de faire quelque chose ensemble, malgré les occasionnelles et inévitables divergences d’opinion et d’intérêt.

Francophonie et aménagement linguistique

On comprend alors pourquoi et comment la francophonie est devenue un véritable laboratoire d’aménagement linguistique.

Des États et gouvernements font l’expérience de procédures explicites d’aménagement linguistique, souvent formulées en textes juridiques. Citons comme exemples : le Canada, avec une Loi sur les langues officielles qui règle l’usage du français et de l’anglais au sein du Parlement et des organismes qui relèvent de son autorité, le Québec, qui en est à sa quatrième loi pour régler l’usage du français et de l’anglais sur son territoire, sur la base de la distinction entre communications institutionnalisées et individualisées, le Rwanda, pour favoriser l’usage de sa langue nationale (le kinyarwanda) dans le domaine de l’enseignement et de l’administration publique, Madagascar, pour généraliser l’usage du malgache, langue nationale, face au français, langue internationale, l’Algérie, pour intensifier l’usage de l’arabe, définir la place du berbère tout en maintenant le contact avec le français, l’Égypte qui, il y a peu de temps, s’est engagée dans l’arabisation des langues de spécialités en vue de diminuer la dépendance par rapport à l’anglais. D’autres pays procèdent à des travaux par domaines ou sont dans la phase de réflexion. Citons comme exemples : le Sénégal, la Côte d’Ivoire, le Cameroun, le Zaïre, la Mauritanie, le Soudan, tous les pays africains en somme, qui cherchent des solutions rationnelles acceptables et viables susceptibles d’une part, de déterminer la relation entre langue française et langues africaines, d’autre part, de réduire le multilinguisme en langues autochtones et développer les langues choisies comme nationales.

Ainsi s’accumule et se partage une expérience concrète de l’aménagement linguistique et se constituent peu à peu une théorie et une méthodologie propres à ce domaine de la sociolinguistique, qui s’intégrent aux travaux internationaux sur d’autres aires culturelles, comme l’a bien fait ressortir le colloque international d’Ottawa[1].

Notre intention est de rappeler brièvement les grandes lignes de ce qu’est, aujourd’hui, l’aménagement linguistique et ses relations avec, d’une part, le développement, d’autre part la régulation linguistique.

Aménagement linguistique

On peut définir l’aménagement linguistique comme « un effort à moyen et à long termes pour mieux tirer parti d’une ressource collective, la ou les langues, en fonction des besoins et des intérêts de la nation, selon un plan souple qui oriente l’évolution de la société sans la brusquer mais au contraire en réclamant son adhésion et sa participation[2] ». Nous préférons cette appellation à « planification linguistique », calque de l’anglais américain « Language planning », à cause de la connotation péjorative accrochée au terme « planification » en français, qui rappelle trop une intervention dirigiste et bureaucratique.

Il est d’usage maintenant de distinguer deux aspects dans l’aménagement linguistique, soit l’aménagement du statut de la langue (status language planning) et l’aménagement de la langue elle-même (corpus language planning).

La nécessité ou l’opportunité de procéder à l’aménagement linguistique d’un pays découle d’un jeu de circonstances que nous pourrions résumer ainsi :

Il ressort de ce qui précède que tout projet d’aménagement linguistique est d’abord et avant tout d’ordre politique, puisqu’il est relatif à l’organisation globale de la vie sociale et donc de la manière dont la société définit son avenir au moyen des institutions politiques dont elle dispose. Sélim Abou ajoute avec grand à-propos que ce projet politique concerne « à la fois l’identité culturelle de la société globale et celles des groupes ethnolinguistiques qui la composent[3] ».

À partir des expériences des uns et des autres, il se confirme que tout projet d’aménagement linguistique comporte trois étapes distinctes.

Première étape : connaissance approfondie de la situation linguistique de départ, à la fois à un certain niveau d’abstraction, pour dégager les lignes de force du paysage et, dans le détail, pour bien fonder la vue générale. Puisqu’il s’agit fondamentalement de concurrence linguistique, Sélim Abou précise cette étape de la manière suivante;

Deuxième étape; définir les caractéristiques de la situation jugée souhaitable et qui sera considérée comme situation cible. Pour guider ce processus complexe et délicat, Sélim Abou nous propose comme guide de conduite trois principes éthiques :

Enfin, dernière étape : mettre au point une stratégie qui permettra de passer de la situation de départ à la situation cible. Cette stratégie doit être originale, puisqu’elle correspond à une situation de départ et à une situation cible particulière. Cependant, elle se définit toujours en fonction de quatre facteurs fondamentaux : le temps, le mode de contrôle du processus de changement, les travaux nécessaires à la mise en place et au suivi de ce processus, enfin les ressources financières adéquates.

De grandes questions sociolinguistiques sont à la base d’un projet d’aménagement linguistique et suppose qu’on y ait réfléchi.

Un projet d’aménagement linguistique entraîne, nous l’avons vu, des travaux qui portent sur la langue elle-même. Le volet « aménagement de la langue » ne prend un sens que dans cette perspective. En général, ces travaux ont pour objet l’établissement d’une langue standard, la mise au point des terminologies, d’où, dans l’un et l’autre cas, la mise au point de théories et de méthodologies appropriées et la formation de spécialistes de ces questions.

La langue standard se définit de par la convergence de trois éléments : la reconnaissance sociale d’un usage légitime de la langue, un travail technique de description de cet usage, enfin son illustration par l’Art. La description de l’usage légitime a pour résultat concret :

L’ensemble de ces travaux exige une théorie et une méthodologie. Une grande expérience s’est ainsi accumulée au sein des partenaires de la francophonie. Des échanges ont lieu entre pays, organismes internationaux, équipes nationales, universités, pour discuter théories et méthodologies, former des spécialistes, échanger des résultats, notamment en linguistique descriptive, en sociolinguistique, en traduction, en terminologie, en didactique des langues, y compris la préparation du matériel pédagogique et la manière de former le personnel enseignant.

Aménagement linguistique et développement

La relation Nord-Sud est très importante pour la francophonie, du fait du nombre des pays en voie de développement qui s’y retrouvent et de l’importance des programmes de coopération bilatéraux ou multilatéraux qui sont mis en marche chaque année.

Compte tenu des caractéristiques linguistiques des populations intéressées par ces programmes, notamment le fait qu’elles ignorent souvent le français et qu’elles vivent en tradition orale dans leurs langues ethniques, compte tenu d’autre part que le français est langue du Nord, langue des responsables nationaux des programmes et langue commune de travail, surtout lorsque les programmes impliquent différents partenaires de langues nationales diverses, la question de la relation entre pratique du développement et langue du développement se pose de plus en plus.

La réflexion sur ce point est embryonnaire, même si, dans les faits, les essais de formules ont été de concilier la relation entre une langue commune développée, le français, et les langues nationales ou ethniques des actions sur le terrain, langues à des stades d’efficacité fort variés.

Pour notre part, nous croyons que l’élément langue doit être inséré dans la liste des facteurs à prendre en considération lors de la discussion et de la mise au point d’un programme ou d’une action de coopération. À chaque étape importante : conception, exécution sur le terrain, évaluation, recrutement et formation du personnel, mise au point des outils d’exécution, notamment les instructions, les textes, les affiches, la question « dans quelle (s) langue (s) » doit être examinée avec le même sérieux que celle du budget, par exemple. Et s’il en découle comme conclusion qu’une étape exige l’usage d’une ou plusieurs langues nationales, il faut inscrire au programme les mesures et le budget propres à assurer l’usage de cette ou de ces langues, y compris les travaux de terminologie requis.

Nous notons que cette manière de faire est aujourd’hui exceptionnelle et que le facteur langue est ignoré ou renvoyé à la responsabilité des États, sans plus réfléchir à ce que signifie pour eux, comme problème, le passage du français aux langues nationales, dans des domaines où, pourtant, l’efficacité même du programme passe par les langues nationales, par exemple lorsqu’il s’agit d’agriculture en Afrique noire ou de campagne d’hygiène auprès des populations rurales.

L’une des difficultés vient du fait que ceux qui s’occupent de coopération sont, en général, sans relation avec ceux qui s’intéressent à l’aménagement linguistique.

Régulation linguistique

L’aménagement linguistique, comme il ressort de ce qui précède, implique une intention, c’est-à-dire la définition d’un objectif à atteindre dont découle une intervention consciente et plus ou moins programmée, organisée, dans les processus sociolinguistiques, notamment en ce qui concerne la concurrence entre langues et variantes d’une même langue, intervention également dans la dynamique linguistique interne de la langue elle-même, en particulier en standardisation et en normalisation terminologique.

Il devient alors essentiel de poser en parallèle à l’aménagement linguistique l’existence d’une autre série de phénomènes sociolinguistiques, que nous avons désignée sous le terme de « régulation linguistique[5] », phénomènes qui se rapportent, cette fois, à la manière dont les comportements linguistiques des locuteurs se déterminent ou sont déterminés, d’une manière en général inconsciente ou à un niveau diffus de conscience, du moins chez le locuteur ordinaire.

Au sens strict du terme, nous avons défini la régulation linguistique comme « le phénomène par lequel les comportements linguistiques de chaque membre d’un groupe ou d’un infragroupe (du même groupe) sont façonnés dans le respect d’une certaine manière de faire (usage de la langue) sous l’influence de forces sociales émanant du groupe ou de ses infragroupes. » Cette définition découle de l’observation du fait que, dans chaque langue, il n’y a pas seulement une mais plusieurs manières de parler et d’écrire, qui sont plus ou moins en concurrence et dont les rapports déterminent un « marché linguistique » où chaque variante a une valeur sociale. En conséquence, on peut affirmer qu’il n’y a pas une, mais plusieurs normes de l’usage, sans qu’on sache trop bien aujourd’hui d’où elles viennent ni comment elles fonctionnent. Ceci se vérifie particulièrement bien pour des langues de grande diffusion comme l’arabe, le français ou l’anglais. De ce strict point de vue, on peut donc préciser la définition précédente, en la formulant ainsi : « processus par lequel émerge une norme dominante au sein d’un groupe linguistique particulier et manière dont cette norme dominante se diffuse et s’impose. »

Pour répondre à la question : comment un usage linguistique devient-il « la » norme, qui est tout de même la question centrale de la sociolinguistique, même si peu de spécialistes s’y intéressent, nous avons proposé, pour fin de réflexion et de discussion, quatre principes susceptibles de rendre compte de l’émergence d’une norme linguistique unique et du prestige qui fonde son autorité sur les autres usages :

La discussion demeure ouverte, quoique les interventions soient rares!

Cependant, les phénomènes liés à la régulation linguistique sont étudiés par quelques sociolinguistes sous un autre angle, celui de la stratégie de communication interpersonnelle, c’est-à-dire en cherchant à comprendre et à décrire comment un locuteur s’adapte aux circonstances de la communication, d’une part, et à l’usage linguistique de son interlocuteur, d’autre part. Ces travaux s’appliquent également et fort bien aux situations de multilinguisme, pour expliquer les passages d’une langue à l’autre. On débouche ainsi, tout naturellement, sur l’examen des attitudes des locuteurs soit à l’égard de chaque variante d’une même langue, soit à l’égard des langues en contact.

Conclusion

Le champ d’études de l’aménagement linguistique est donc très étendu et ses applications d’un intérêt immédiat pour chaque pays, pour chaque communauté linguistique élargie, enfin pour l’ensemble de la francophonie, entendue comme lieu où se rencontrent plusieurs grandes communautés linguistiques de par l’usage d’une même langue commune, le français.

Les questions, au centre de l’aménagement linguistique, ne sont pas faciles à examiner du point de vue sociolinguistique ni de tout repos du point de vue politique. Il demeure que chaque pays est à la recherche d’une paix linguistique, fondement et reflet d’une paix politique beaucoup plus complexe. Ni l’une ni l’autre ne peuvent être atteintes en laissant libre cours aux forces en présence, libéralisme apparent qui est en réalité la négation même de la démocratie. L’aménagement linguistique formule et propose une démarche dont l’objectif ultime est la cohabitation harmonieuse de plusieurs communautés linguistiques sur le même sol national.

Notes

Référence bibliographique

Corbeil, Jean-Claude, « La francophonie comme laboratoire d’aménagement linguistique », Les Cahiers de l’Orient, no 4, 1986, p. 139-153. [article]