Les langues autochtones dans la perspective de l’aménagement linguistique

Lynn Drapeau

Jean-Claude Corbeil

La situation des langues autochtones au Québec, comme ailleurs au Canada, est extrêmement préoccupante. Si l’on en juge par les analyses des données des recensements depuis 1951 (Burnaby, 1986; Burnaby et Beaujot, 1987), le pourcentage d’autochtones du Québec qui disent avoir une langue autochtone comme langue maternelle est passé de 86 % en 1951 à 48 % en 1981. Chez les jeunes enfants (le groupe des 0-4 ans), le pourcentage des locuteurs de langue autochtone est passé de 88 % en 1951 à 24 % en 1981 pour l’ensemble du Canada. Les données présentées dans Priest (1985) et Dorais (voir, dans cet ouvrage, chap. II) vont dans le même sens. Les langues comme l’inuktitut et le cri-montagnais paraissent toutefois avoir des taux de conservation plus élevés et de meilleures chances de survie à moyen terme (Foster, 1982; Price, 1981; Stairs, 1985). Cela ne doit cependant pas nous faire oublier que les locuteurs de ces langues vivent aujourd’hui dans un contexte de bilinguisme généralisé alors que s’éteignent les dernières générations d’unilingues. Bien que la tendance au transfert d’allégeance linguistique (language shift) semble freinée chez ces populations, on assiste à des bouleversements linguistiques importants dans la langue ancestrale qui suggèrent une érosion progressive des compétences en langue maternelle chez les jeunes bilingues[1]. Contrairement donc aux prédictions optimistes à l’endroit du cri-montagnais et de l’inuktitut, même les langues dont l’avenir paraît assuré sont dans les faits extrêmement vulnérables.

La colonisation blanche a forcé les minorités indigènes de par le monde à payer un tribut linguistique très lourd. Plusieurs langues d’Australie, du Pacifique et des deux Amériques sont aujourd’hui éteintes. En Australie, Dixon (1980 : 18) estime que, parmi les 200 langues parlées avant l’arrivée des Blancs, environ 50 sont disparues alors qu’une centaine sont en voie d’extinction. Dans les Amériques, plusieurs centaines de langues sont mortes depuis 400 ans. Les chiffres en ces matières sont à prendre avec beaucoup de précautions; toutefois, certains avancent même le chiffre de 800 langues ainsi disparues (Malherbe, 1983). Dans le nord de la Scandinavie, la langue du peuple sámi, autrefois appelé Lapons, est en voie de disparition.

Le phénomène n’est cependant pas circonscrit uniquement aux conséquences de l’expansion coloniale. En Europe même, la montée des États-nations depuis deux siècles[2], la scolarisation obligatoire et, plus récemment, la propagation des médias ont mis en péril plusieurs langues jadis florissantes. Qu’on songe seulement en France au breton, à l’occitan, au catalan et au basque. En Irlande, le gaélique est en voie de disparition malgré son statut de langue « officielle » (Fennel, 1980). Il en va de même pour le romanche en Suisse (Leclerc, 1986). De fait, l’Europe va dans le sens d’une homogénéité linguistique accrue et, si le reste de la planète suit cette tendance, on peut s’attendre à ce que le nombre des langues du monde, dont certains prétendent que plus de la moitié sont disparues depuis 500 ans, continuera à décroître de façon marquée (Leclerc, 1986 : 198; Malherbe, 1983 : 24).

Jusqu’à aujourd’hui, les groupes autochtones du Québec septentrional ont été protégés de l’assimilation linguistique par leur isolement géographique, par le maintien de leurs activités traditionnelles de subsistance ainsi que par un faible taux de scolarisation. Avec l’introduction généralisée des médias de communication de masse dans les foyers, l’isolement géographique n’offre plus de protection contre les langues majoritaires (française ou anglaise); par ailleurs, basée essentiellement sur le commerce des fourrures, l’économie traditionnelle autochtone s’effrite. Enfin, partout, le niveau de scolarité (en langue majoritaire) est en hausse. L’aménagement linguistique des langues autochtones, qu’il vise l’aménagement du statut ou l’aménagement interne de la langue elle-même[3], doit donc avoir pour premier objectif une politique de maintien de la connaissance et de l’usage de ces langues par leurs locuteurs.

La situation des langues autochtones au Québec

Un examen serré de la situation sociolinguistique des autochtones du Québec s’impose avant d’envisager les mesures possibles en vue de l’aménagement de leurs langues. De nombreux articles dans le présent volume font état de ce contexte (Maurais, Dorais, Drapeau) : neuf langues différentes[4], appartenant à trois familles linguistiques distinctes, pour un total d’un peu plus de 25 000 locuteurs (en 1986) répartis dans une cinquantaine d’agglomérations. Les très faibles effectifs de locuteurs de langue autochtone (voir, dans cet ouvrage, chap. II, pour des nombres précis), l’éloignement géographique des communautés entre elles rendent ces langues très vulnérables et restreignent énormément l’éventail des choix d’intervention planifiée.

Certaines sont sur le point de s’éteindre (l’abénaki), d’autres connaissent de sérieuses difficultés (le mohawk et le micmac), alors que d’autres encore, comme le cri et l’inuktitut, paraissent en excellente santé, du moins si l’on en croit les statistiques officielles. Nous faisions allusion plus haut au fait que toutes les communautés où la langue ancestrale est encore transmise normalement au sein des familles vivent aujourd’hui un contexte de bilinguisme généralisé. D’ici au plus quelques décennies, ces populations ne connaîtront plus de locuteurs monolingues en langue autochtone, augmentant ainsi les chances de transfert à la langue majoritaire.

Partout où la langue ancestrale est encore parlée, un état de diglossie entre la langue vernaculaire (autochtone) et la langue majoritaire s’est installée progressivement alors que diminue le nombre d’unilingues avec le passage des générations. Cette diglossie est caractérisée par l’utilisation de la langue majoritaire dans les domaines de l’éducation, dans les emplois de cols blancs, et presque dans tous les domaines où on fait usage de l’écrit. Le vernaculaire est utilisé dans la vie privée et dans les réseaux communautaires, les emplois manuels ou non spécialisés, et son utilisation comme véhicule d’enseignement est récente et limitée.

Le maintien de l’état diglossique exige une séparation étanche des domaines d’utilisation, mais cet équilibre est délicat et la langue majoritaire a tendance à empiéter dans les sphères traditionnelles d’utilisation du vernaculaire. S’il est vrai qu’en théorie il n’existe pas d’opposition nécessaire entre la conservation de la langue minoritaire et la diffusion de la langue majoritaire (Fishman, 1989 : 392), il reste que le bilinguisme généralisé risque d’entraîner rapidement l’assimilation au profit de la langue majoritaire chez les minorités ethnolinguistiques (Aikio, 1991; Fishman, 1972 et 1985; Gal, 1979; Hill et Hill, 1986). Ce point est de première importance : le maintien des langues autochtones suppose qu’on stabilise la relation de diglossie en confirmant des zones d’usage intensif de ces langues.

La montée des langues autochtones dans le milieu scolaire est récente et sa portée reste encore largement symbolique, puisque cet enseignement se limite la plupart du temps à quelques heures par semaine. L’élaboration des cours de langue autochtone (au primaire surtout) s’est faite très rapidement au Québec, comme au Canada, depuis les années 1970. Ces cours ont d’abord connu une grande popularité chez les groupes en voie d’assimilation linguistique, pour ensuite se répandre chez les groupes où la langue est en meilleure santé (MacKenzie et Clarke, 1980). Les projets d’enseignement bilingue qui font une large place à la langue autochtone sont populaires également, mais surtout sous forme de programmes d’immersion en langue ancestrale, chez les populations où le vernaculaire est en voie d’être supplanté par la langue majoritaire (Lambert, Genesee, Holobow et McGilly, 1985). Ailleurs, sauf exception (voir la section intitulée « La transmission de la langue ancestrale par l’école »), les jeunes de langue autochtone sont scolarisés surtout en langue majoritaire.

L’état de l’aménagement linguistique interne des langues autochtones doit aussi être pris en considération, car il impose de sérieuses limites aux propositions qui peuvent être mises en œuvre pour leur conservation (ou leur revitalisation[5]). Drapeau (voir, dans cet ouvrage, chap. V) effectue un bilan d’où il ressort que : a) les langues autochtones se présentent comme des continuums de dialectes où n’émerge aucune norme ou dialecte standard qui puisse guider les choix de langue dans les situations formelles de communication (par exemple, à l’écrit); b) là où une orthographe uniforme a été élaborée, l’absence de dialecte standard met un frein au développement d’une norme écrite globale; c) en conséquence, le corpus écrit en langue autochtone est peu étoffé et les générations éduquées paraissent s’accommoder du bilinguisme de type diglossique où la langue orale est une variété dialectale de la langue autochtone et la langue écrite, une des langues majoritaires; d) la création terminologique consciente à des fins de modernisation lexicale est un besoin urgent, mais reste encore, sauf pour les Inuit, un phénomène marginal, plutôt spontané que systématique, en grande partie faute de personnel formé à cet exercice.

Signalons également que, dans certains cas, la gestion des questions linguistiques et culturelles est extrêmement décentralisée. Cette situation caractérise les Montagnais et les Algonquins où les communautés locales sont responsables de leur épanouissement linguistique de même que de la gestion et de l’instauration des programmes scolaires. Les groupes conventionnés (Cris et Inuit) et les Attikameks font exception à cette règle, chacun possédant une commission scolaire unique et des organismes centraux qui gèrent les questions linguistiques. L’absence d’organisme centralisé perçu comme légitime par les communautés locales rend extrêmement difficile toute action visant la conservation (ou la revitalisation) de ces langues. Cette difficulté se double des problèmes inhérents à l’évolution inégale des communautés d’une même nation. Lorsque, dans une nation, certaines communautés sont en voie de perdre leur langue alors que, dans d’autres, la langue est encore très vivante, il est difficile d’établir un consensus autour d’objectifs communs[6].

Le contexte sociopolitique et économique propre aux populations autochtones est également une donnée importante du problème. Ces questions ont trait au degré d’autonomie et à la viabilité politique et économique. Elles constituent aussi une dimension incontournable qui influence directement l’avenir linguistique de ces populations[7].

La situation linguistique des nations autochtones du Québec apparaît donc extrêmement complexe. Elle est à ce point diversifiée à l’intérieur de chaque nation et entre les nations qu’il est à peu près impossible de mettre sur pied un plan uniforme d’action qui les satisfasse toutes. À l’examen, il se dégage trois blocs de situations. D’abord, celle des communautés qui ont définitivement perdu leur langue, tels les Hurons, certaines communautés montagnaises et algonquines et, à toutes fins utiles, les Abénakis. En second lieu, on peut regrouper les communautés où la langue est menacée de disparition mais où une proportion considérable de la population la parle encore, sans toutefois l’avoir transmise aux générations plus jeunes. C’est le cas chez les Micmacs, les Mohawks et dans certaines communautés algonquines. La troisième catégorie regroupe les communautés où la langue est encore transmise normalement au sein de la famille : ce contexte caractérise les Attikameks, les Inuit, les Cris-Naskapis, la plupart des communautés montagnaises et certaines communautés algonquines.

Le cadre juridique et le rôle de l’État

Avant de poursuivre la discussion sur l’avenir des langues autochtones, examinons le cadre juridique dans lequel il s’inscrit et le rôle que l’État peut jouer en la matière[8]. La Charte de la langue française (gouvernement du Québec, 1989) reconnaît, dans son préambule, aux Amérindiens et aux Inuit « le droit qu’ils ont de maintenir et de développer leur langue et culture d’origine » et permet l’usage de leurs langues dans l’enseignement qui leur est donné. La Convention de la Baie James et du Nord québécois, qui concerne les Cris et les Inuit du Québec, confirme les mêmes droits. Les réserves indiennes ne sont pas assujetties aux autres dispositions de la Charte, mais obligation est faite aux Cris et Inuit, en vertu de la Convention, d’enseigner le français dans les écoles de leurs commissions scolaires « afin de permettre à leurs diplômés de poursuivre leurs études en français ». Enfin, en vertu de la même Convention, l’éducation est confiée à des commissions scolaires autochtones et il est admis que la langue d’enseignement principale puisse être la langue vernaculaire.

Les énoncés de politique émanant du gouvernement du Québec s’accordent tous pour laisser aux autochtones le devoir d’initiative dans la mise en œuvre d’une politique visant la conservation (ou la revitalisation) de leurs langues. À l’État, qui garantit ces droits, échoit un rôle de soutien. Ainsi, l’énoncé de la Politique québécoise de développement culturel (citée dans Trudel, chap. IV de cet ouvrage) fait état de trois principes : le droit des autochtones à décider librement de leur développement, leur droit à l’aide gouvernementale et leur responsabilité d’inventer les institutions et les stratégies qui conviennent à leur propre évolution. En 1983, l’Assemblée nationale adopta 15 principes régissant les relations futures avec les groupes autochtones (voir, dans cet ouvrage, chap. IV) dont trois touchent la langue. Ces principes reconnaissent le droit à la langue, celui d’orienter leur identité propre, d’avoir et de gérer les institutions correspondant à leurs besoins et de bénéficier de fonds publics. Enfin, en 1989, l’énoncé de politique du Secrétariat aux affaires autochtones (SAA, 1989), reconduisant les mêmes principes, consacre la responsabilité première des autochtones de protéger et d’enrichir leurs langues et réaffirme la politique de soutien du gouvernement du Québec.

À l’échelle canadienne, Michael Foster (1982 : 12) se fait l’écho d’une politique semblable. Ici, la responsabilité première n’échoit plus seulement aux autochtones dans leur ensemble, ou, peut-on supposer, à leurs représentants ou institutions, mais aux communautés locales, en vertu du « principe de localité » (the principle of localization). Les décisions concernant la politique linguistique doivent donc être laissées aux communautés locales et ce sont elles seules qui doivent décider si elles souhaitent garder leur langue et mettre en œuvre les moyens pour le faire. Le rôle de l’État est de fournir un soutien financier à une politique établie localement.

Il y a danger, toutefois, que la politique reconnaissant des droits, assortie de propositions vagues de soutien et renvoyant l’entière responsabilité de l’exercice de ces droits aux premiers intéressés ne se transforme en une politique de laisser-faire qui équivaudrait à toutes fins utiles à laisser le rapport de forces accomplir son œuvre. Compte tenu de la dispersion de la population autochtone et de la complexité des tâches à entreprendre, une stricte application du « principe de localité », tel qu’il est énoncé par Foster, équivaut à avaliser la sentence de mort qui pèse sur ces langues.

Les transferts d’allégeance linguistique

On explique souvent les transferts d’allégeance linguistique chez les autochtones comme le résultat direct des volontés assimilatrices de la société majoritaire. Cette analyse trouve un écho dans l’énoncé de politique du Secrétariat aux affaires autochtones (SAA, 1989). Cette explication repose sur la mise en place d’un schéma manichéen où figurent la société majoritaire et ses institutions d’une part et, d’autre part, les autochtones dont la langue et la culture subissent les « assauts constants » des premières. Cette façon d’énoncer la problématique, bien qu’elle reflète en partie la réalité, repose sur une simplification indue en ce qu’elle donne à croire que le problème serait résolu s’il n’y avait plus cette volonté d’assimilation et si, par exemple, les langues autochtones étaient protégées par l’État. L’étude des phénomènes de transfert d’allégeance linguistique chez les ethnies minoritaires, dans d’autres régions du monde, démontre toutefois que la pression qui pousse des populations à s’assimiler linguistiquement à une langue majoritaire se maintient souvent malgré une politique de soutien institutionnel. Le cas du romanche en Suisse et du gaélique en Irlande en sont des exemples particulièrement éloquents. Chez les autochtones canadiens, selon Burnaby (1989), il appert que la tendance au changement d’allégeance linguistique reste forte malgré les programmes d’enseignement des langues ancestrales offerts dans les écoles depuis le début des années 1970[9].

De plus, les opinions ne sont pas toujours unanimes chez les populations concernées quant aux mesures à mettre en œuvre pour assurer la préservation de la langue ancestrale. La situation de la langue navajo, parlée par environ 150 000 Amérindiens habitant une immense réserve en Arizona, est très révélatrice à cet égard. Dans un article sur la modernisation du navajo, Spolsky et Boomer (1983) font état d’une évolution importante tant du côté des programmes d’éducation bilingue que de l’instrumentalisation (existence d’un volumineux dictionnaire assorti d’une grammaire, plusieurs descriptions linguistiques complètes, des lexiques spécialisés, nombre de thèses de doctorat, des études sur le développement de l’écrit, 50 années d’ateliers pour la formation d’interprètes, etc.). Malgré tout, Spolsky et Boomer concluent que le navajo et l’anglais restent dans une situation diglossique, le navajo étant préféré à l’oral et l’anglais à l’écrit. Ils ajoutent (Spolsky et Boomer, 1983 : 249) que les efforts de modernisation de la langue navajo ne reçoivent qu’un soutien mitigé dans la population navajo et que même les responsables en éducation ne voient pas l’utilité de programmes bilingues qui intégreraient la langue ancestrale comme véhicule d’enseignement.

De même, les spécialistes ne s’entendent pas sur la nature de la politique à mettre en œuvre pour assurer la conservation (ou la revitalisation) des langues menacées. Marjut Aikio, dans un article sur la disparition de la langue sámi, remet en question le rôle de l’école dans la préservation de la langue, alléguant que « les quelques petites mesures positives prises par le système scolaire paraissent souvent faire plus de tort que de bien » (Aikio, 1991 : 5, notre traduction). Au Québec, la tendance dominante va dans le sens d’accorder une place à la langue menacée dans le programme scolaire. Les démarches les plus audacieuses, jusqu’à aujourd’hui, ont été l’implantation de programmes de transition bilingues. Comme chez les Navajos, ces programmes obtiennent parfois difficilement l’aval des autorités autochtones et des populations concernées. D’autre part, lorsqu’ils sont implantés chez des populations où la langue est encore transmise normalement, ces programmes bilingues essuient de fortes critiques de la part de certains spécialistes qui jugent qu’il s’agit de programmes qui favorisent l’assimilation linguistique à la langue majoritaire. Certains allèguent même qu’ils peuvent accélérer le processus de perte de la langue maternelle (voir entre autres Dorais, 1989).

Par ailleurs, plusieurs chercheurs ont noté les effets pervers possibles des efforts de standardisation des langues à tradition orale. Ainsi, l’anthropologue Bambi Schieffelin (1987 : 158) rapporte, à propos d’une langue de la Papouasie : « Dans le cas du bosavi, quatre dialectes faisaient bon ménage jusqu’à ce que la mission choisisse d’utiliser l’un d’entre eux comme base pour édifier la version écrite de la langue. La conscience d’une norme fut ainsi créée alors qu’il n’en existait pas au préalable » (notre traduction). La mise sur pied de systèmes d’écriture uniformisée pour les langues autochtones comme, en général, pour les langues à tradition orale, est un domaine où les opinions sont très partagées tant en ce qui concerne l’à-propos d’une telle entreprise que la manière de la mener à bien. Ces questions divisent tant les spécialistes que les populations concernées.

Il est fort difficile de départager le vice et la vertu dans le domaine des actions visant la conservation (ou la revitalisation) des langues menacées. Ces dissensions paraissent inévitables compte tenu du fait que, comme le fait remarquer Fishman (1989 : 395), à partir du moment où une langue est menacée, tout effort planifié pour en rehausser le statut entraîne de grands risques en comparaison des résultats bénéfiques qu’on peut en espérer. Nous ajouterions que cela est encore plus vrai dans le cas des langues à tradition orale. On sera donc en accord ou en désaccord avec telle ou telle mesure pour la promotion des langues autochtones selon que l’on insiste davantage sur le risque qu’il suppose ou sur l’effet escompté. Il apparaît donc qu’en matière de politique à l’endroit des langues menacées, il n’existe pas de solution qui ne soit controversée et que même les moyens en apparence les plus raisonnables donnent lieu à diverses oppositions et remportent parfois des résultats très décevants.

Mentionnons en dernier lieu une tendance très répandue qui consiste à croire et à faire croire qu’il peut exister une solution miracle qui puisse assurer la survie des langues menacées. Les programmes d’éducation sont souvent perçus comme la panacée permettant de régler les problèmes linguistiques vécus dans la communauté. Le recours à la « technique » comme remède universel est aussi très fréquent : on croira tantôt que l’ordinateur, tantôt que « la linguistique » peuvent servir de solution pour assurer le maintien des langues en péril. D’autres se persuaderont que la voie de la reconnaissance juridique est absolument indispensable. Si, comme nous l’avons vu plus haut, il n’y a pas de solution qui ne soit hautement controversée, c’est une grave erreur de croire qu’il existe une solution miracle qui puisse guérir ces maux linguistiques.

Nous ne pouvons pas ici traiter à leur mérite ces sujets complexes, mais il est clair qu’une politique éclairée ne peut que s’appuyer sur une compréhension profonde des phénomènes de transfert d’allégeance linguistique et des divers moyens susceptibles de les endiguer, en s’inspirant d’autres exemples de minorités linguistiques comparables dans le monde. Ces connaissances sont nécessaires pour la mise en place d’une politique réaliste qui aille au-delà des vœux pieux ou de l’attentisme[10].

Peu d’auteurs se sont penchés aussi sérieusement que Joshua Fishman sur la voie à suivre pour assurer la survie de langues menacées. Dans un article récent au sujet des mouvements sociaux qui ont pour objectif de renverser l’assimilation linguistique chez les ethnies minoritaires, Fishman (1990), tout en déplorant le manque d’études et l’indigence de l’appareillage conceptuel dans le domaine de la préservation des langues menacées, établit ainsi les paramètres auxquels ces mouvements doivent obéir dans le but d’obtenir l’effet souhaité :

Toutefois, même ceux qui sont impliqués dans l’étude ou les activités des mouvements de renversement du changement d’allégeance linguistique (RLS) ont eu tendance à manquer de cohérence théorique et à être obnubilés davantage par l’activisme plutôt que de tenter de faire la preuve du lien empirique entre certains efforts particuliers et la transmission effective d’une génération à l’autre des comportements, des attitudes et des croyances liés à la langue. Là où le bilinguisme diglossique est tout ce qu’on peut réalistement espérer atteindre, les efforts en vue de renverser le changement d’allégeance linguistique doivent insister sur la consolidation des solidarités distinctives autour de la famille, du voisinage et de la communauté (Fishman, 1990 : 5; notre traduction).

Ces réflexions de Fishman nous permettent d’établir deux prémisses qui serviront de guides pour la mise sur pied d’un programme d’action et, éventuellement, de critères d’évaluation des résultats. La première prémisse est la suivante : tout effort de conservation (ou de revitalisation) doit avoir pour objectif de promouvoir la transmission de la langue ancestrale entre les générations. On pense rarement à cette condition, parce qu’en général, elle est toujours réalisée. Mais, dans le cas qui nous préoccupe, elle ne va pas nécessairement de soi, puisqu’on constate que, dans certaines communautés, on transmet plutôt aux enfants la langue de la majorité environnante et non la langue ancestrale. Or, la transmission de la langue d’une génération à l’autre est la condition la plus essentielle, la garantie la plus naturelle de sa persistance. La seconde prémisse est le corollaire de la première : le lieu privilégié où doit se faire la transmission de la langue est la famille, le voisinage, la communauté, dans la vie quotidienne, là où les enfants forgent leur compétence linguistique et l’identification à leur langue. C’est à cet aspect que toute politique de maintien (ou de revitalisation) doit s’adresser au premier chef. L’énoncé de ces prémisses permet de mieux préciser quels doivent être les premiers agents d’une politique de maintien des langues autochtones : les autochtones eux-mêmes dans leurs familles, leurs réseaux communautaires et au sein des institutions qu’ils gèrent à l’échelle locale.

Ces constatations rejoignent les conclusions que Fennel tire de l’échec des efforts de sauvetage du gaélique irlandais, sous le parapluie de l’État, depuis les années 1920 :

Une minorité linguistique en voie de disparition ne peut être sauvée par les actions de bons samaritains qui n’appartiennent pas à la minorité en question. Notamment, sa disparition ne peut être endiguée par l’action, quelque bienveillante et intelligente qu’elle soit, d’un Etat central moderne. Elle ne peut être sauvée que de l’intérieur, à la condition expresse que ses membres acquièrent la volonté de freiner sa disparition, qu’ils se dotent des institutions et des moyens financiers nécessaires pour mettre en œuvre les mesures appropriées, et qu’ils les appliquent (Fennel, 1980 : 39, notre traduction).

Les autochtones sont d’ailleurs conscients qu’ils sont les premiers responsables de la conservation (ou de la revitalisation) de leurs langues, comme le démontrent ces paroles d’Owendaka :

[...] les langues autochtones ne pourront pas être sauvées grâce à l’argent du gouvernement ni avec des propositions votées lors des congrès. Il est vrai que l’argent et les résolutions peuvent aider. Mais la seule manière de sauver les langues autochtones d’une mort certaine est que chaque individu autochtone s’engage personnellement à faire tout ce qu’il peut pour raffermir sa langue maternelle. Les langues autochtones ne pourront être sauvées que par les gens qui les enseignent, les apprennent et les utilisent (Owendaka, 1988, notre traduction)[11].

Par ailleurs, ces prémisses peuvent servir de guides dans l’évaluation de la pertinence des mesures proposées pour la conservation (ou la revitalisation) des langues autochtones. Les propositions d’action doivent en effet avoir une incidence directe sur la consolidation de (ou le retour à) la transmission normale de la langue entre les générations. C’est dans ce cadre général que nous formulons les propositions qui suivent qui, bien qu’exploratoires, peuvent constituer une base de plan d’action.

Les bases d’un plan d’action

Nous avons mis en lumière plus haut la diversité et la complexité du contexte linguistique chez les autochtones du Québec. En conclusion, nous faisions état de trois situations types :

Dans la perspective des contraintes qui pèsent actuellement sur l’allocation des ressources, il importe de fixer les objectifs, de dégager des priorités et d’évaluer les moyens les plus susceptibles d’apporter les effets escomptés.

Pour les communautés de type (a), il est difficile de formuler des objectifs linguistiques puisqu’il n’existe plus de langue à aménager. Les cas de résurrection linguistique réussie dans le monde sont extrêmement rares; l’hébreu en constitue l’exemple le plus éclatant. Cependant, la résurrection de cette langue s’est faite dans des conditions sociopolitiques très particulières qu’il est virtuellement impossible de reproduire au Québec. Ces considérations viennent s’ajouter à la difficulté colossale de l’entreprise et du petit nombre de locuteurs potentiellement intéressés à relever ce défi.

Pour les communautés de type (b), il est clair que l’objectif linguistique premier doit être, si tel est leur désir, d’enrayer au plus tôt l’hémorragie. Elles devront trouver les moyens de réactiver la dynamique propre à la transmission de la langue entre les générations. Quant aux communautés de type (c), elles doivent poursuivre une politique qui leur permettra de maintenir leurs effectifs linguistiques en garantissant la transmission la plus intégrale possible du code linguistique entre les générations[12].

Les stratégies linguistiques possibles dans les communautés autochtones de type (b) ou (c) peuvent être de plusieurs ordres. Nous en énumérons ici quelques-unes que nous commenterons par la suite[13]. Ces moyens sont présentés par ordre de préférence.

Les quatre premiers éléments sont du ressort des autochtones eux-mêmes alors que le dernier concerne une instance gouvernementale. Ces stratégies doivent chacune être évaluée au mérite, au regard des objectifs poursuivis qui sont soit le retour à la transmission normale (revitalisation), soit la consolidation de la « continuité de la transmission linguistique entre les générations » (Fishman, 1990 : 16; trad. libre).

Renforcer l’utilisation normale de la langue dans la vie privée

La toute première façon de garantir la transmission normale de la langue ancestrale aux enfants est de faire en sorte que celle-ci soit la langue d’usage dans la vie privée, tant au sein de la famille qu’entre les membres de la communauté. Nous avons vu plus haut que toute action visant à enrayer l’hémorragie dans les langues menacées doit viser d’abord la véritable arène où se fait la transmission ou la perte de la langue : la maison, le voisinage, l’école, la communauté. De la même manière, il s’agit du meilleur moyen de prévention dans les communautés où la langue est encore en santé. L’atteinte de cet objectif nécessite un travail « idéologique », de la persuasion par le discours et par l’exemple. Cette fonction ne peut être prise en charge que par les autochtones eux-mêmes.

Consolider l’utilisation de la langue dans la vie publique communautaire

Dans la perspective du leadership des autochtones dans la conservation (ou la revitalisation) de leurs langues et compte tenu de la législation québécoise, il est possible pour ceux-ci de garantir un statut privilégié à leurs langues à l’intérieur de leurs communautés. Lors de l’élaboration d’une politique d’aménagement du statut, il serait possible d’assurer l’utilisation intensive de ces langues dans tous les domaines de l’activité publique communautaire (offices religieux, médias locaux, manifestations publiques, assemblées communautaires, séances politiques, affichage public, etc.). La langue autochtone pourrait y être déclarée langue officielle et prendre ainsi une place plus importante. Aucune de ces mesures ne contreviendrait à la législation linguistique du Québec, puisque les conventions existantes admettent l’usage des langues locales comme langues de services et que la Charte de la langue française ne s’applique pas dans les réserves. Un courant en faveur de l’adoption d’une politique linguistique locale est déjà amorcé aux États-Unis où quatre bandes ont adopté des politiques linguistiques (voir l’article de J. Maurais, dans cet ouvrage, chap. I).

Depuis une dizaine d’années, les radios communautaires en langue autochtone dans le Québec autochtone septentrional ont connu un succès énorme auprès des populations en cause. On ne saurait trop souligner l’importance de ces médias communautaires qui jouent un rôle vital en permettant de relier des communautés éloignées et en créant un lieu d’expression sans précédent pour la parole autochtone. En effet, la production et la diffusion d’émissions (radiophoniques ou télévisuelles) en langue autochtone sont un moyen d’une haute valeur symbolique pour rehausser le statut de ces langues auprès de leurs locuteurs et de la population en général. C’est aussi, d’un autre point de vue, un puissant instrument de standardisation linguistique spontanée qui pourrait contrer efficacement la tendance à la dialectisation. En dernier lieu, le recours à la radio pourrait compenser la dispersion des locuteurs sur de vastes territoires et augmenter le sentiment d’appartenance à la même communauté linguistique.

Il existe déjà plusieurs communautés où les offices religieux sont célébrés dans la langue ancestrale; cette pratique pourrait se généraliser. Avec la montée de la prise en charge locale des services tels que l’éducation, les services sociaux et de santé, chaque communauté devrait pouvoir garantir à sa population les services dans la langue autochtone. L’affichage public en langue locale est également facile à réaliser. D’autres efforts d’utilisation publique de la langue ancestrale, tels que les assemblées et autres manifestations publiques, sont possibles dans les communautés où la langue autochtone est connue de tous, mais plus difficiles dans les communautés où cette condition n’est pas remplie.

La réalisation des points 1 et 2 aura pour effet de consolider des « zones » d’utilisation intensive de la langue ancestrale. En effet, la persistance des langues autochtones est liée à leur usage intensif dans des zones où elles sont langues principales. Par usage intensif nous entendons le fait que, dans les communications à l’intérieur de ces zones, les langues autochtones sont normalement et fréquemment utilisées. Nous ajoutons « comme langues principales » pour indiquer que l’usage d’une ou de plusieurs autres langues est souvent nécessaire, par exemple pour les communications avec les non- autochtones. Mais cet emploi d’autres langues ne doit pas compromettre l’usage habituel de la langue autochtone principale. Nous utilisons le mot « zones » pour désigner à la fois des zones au sens strict, géographiques, administratives et démographiques, et des domaines d’utilisation de la langue comme langue d’usage principale. Cet emploi intensif des langues autochtones pourra permettre d’adopter une attitude plus positive à leur égard.

Ces deux premières propositions sont de la compétence exclusive des communautés locales et exigent un minimum de moyens pour être implantées. Elles vont dans le sens du renforcement des solidarités ethnolinguistiques autour de la famille, du voisinage, de la communauté et du développement de la socialisation linguistique primaire. Ce « programme minimal » (selon l’expression de Fishman, 1990) ne dépend pas de la bonne volonté d’organismes externes pour son application et il est particulièrement approprié pour les groupes ethnolinguistiques démographiquement faibles.

La transmission de la langue ancestrale par l’école

Les points 1 et 2 ont pour but de stabiliser la relation de diglossie entre les langues autochtones et la langue majoritaire en confirmant des zones d’utilisation intensive des premières. Il existe toutefois des dangers à se limiter au domaine communautaire dans les efforts pour assurer la transmission du savoir linguistique entre les générations, le principal étant celui de la folklorisation. Les points 3 et 4 ont comme conséquence de restreindre la diglossie par l’accroissement des domaines d’utilisation des langues ancestrales. Ils visent à ouvrir à la langue ancestrale les domaines de prestige jusque-là réservés à la langue majoritaire, tels que l’école, l’Administration publique (écoles, bureaux de bande, organes politiques, etc.) et celui des entreprises privées autochtones là où elles existent. Comme elles comportent des risques et qu’elles requièrent une préparation complexe, les mesures en ce domaine sont controversées tant chez les spécialistes que parmi les autochtones eux-mêmes. En effet, si les points discutés en 1 et 2 feront facilement l’unanimité auprès des populations concernées, les points 3 et 4 pourront soulever plusieurs polémiques.

L’extension des domaines d’utilisation des langues autochtones présuppose une lourde préparation qui demande un investissement considérable sur le plan des ressources humaines, matérielles et financières. La langue autochtone ne pourra véritablement jouer son rôle à l’école, de même que dans l’Administration publique et dans les lieux de travail, discuté au point 4, qu’après un travail sérieux de préparation par l’aménagement linguistique interne. En effet, il importe de tenir compte que la transmission de la langue ancestrale par l’école et la conquête de nouveaux domaines d’utilisation ne peuvent se faire par simple décret et qu’elles comportent des préalables incontournables. En d’autres mots, on ne peut d’emblée élargir les domaines d’utilisation de la langue autochtone à des sphères d’utilisation pour laquelle elle n’est pas préparée sans passer par les étapes préalables d’aménagement interne (uniformisation de l’écriture, élaboration lexicale, etc.), de préparation du matériel nécessaire et de formation du personnel[14]. Pour l’école, les conditions préalables sont l’uniformisation de l’orthographe, la standardisation d’un code écrit, la création de matériel pédagogique et la formation du personnel enseignant et administratif. Poussées par l’enthousiasme, certaines communautés ont subi des échecs cuisants en décrétant arbitrairement l’utilisation de la langue dans des programmes scolaires sans préparation suffisante. Si, pour une raison ou une autre, les conditions préalables ne sont pas remplies, il est inutile, voire nuisible, de songer à faire directement usage de la langue autochtone dans des domaines nouveaux. Inversement, il est inutile de se lancer dans les tâches fastidieuses de codification et de modernisation lexicale si, pour une raison ou pour une autre, il est clair qu’il n’existe pas de volonté ferme pour que la langue autochtone soit utilisée dans le domaine pour lequel on la prépare.

La taille modeste des communautés autochtones restreint grandement les choix en matière d’éducation. Souvent, leur nombre d’habitants ne justifie pas la construction d’écoles secondaires dans les communautés, ce qui force les élèves à fréquenter les écoles québécoises. L’enseignement de la (et a fortiori en) langue autochtone obéit à une logique intégrative qui est celle de maintenir le lien entre l’enfant et sa communauté à l’aide de la langue. En raison du manque de débouchés économiques dans les communautés, les motivations instrumentales sont toutefois quasi inexistantes, d’où l’extrême fragilité de cet enseignement et l’absence de consensus dans la population autochtone même quant à son utilité.

Il reste toutefois que, dans la perspective de l’aménagement du statut, l’univers scolaire est un domaine privilégié où les langues autochtones peuvent effectuer une percée. Déjà, dans plusieurs communautés autochtones du Québec, l’éducation préscolaire se fait dans la langue maternelle de l’enfant. Les programmes d’immersion en langue autochtone sont populaires chez les groupes où la langue n’est plus parlée dans les familles, tels les Mohawks et les Algonquins de Maniwaki et de Winneway. Des programmes de transition et de maintien bilingues sont déjà implantés chez les Inuit; la formule est mise à l’essai chez les Montagnais de Betsiamites (Drapeau, 1984) et de Sept-Îles. Il en est aussi fortement question chez les Attikameks et les Cris. Pour l’instant, ces programmes se limitent aux premières années du cours primaire.

Depuis la célèbre déclaration de l’Unesco en 1953 (Unesco, 1968), la question du rôle de la langue maternelle dans la scolarisation des enfants de groupes minoritaires socialement non dominants n’a cessé de faire couler de l’encre. Il existe un fort courant chez les psychologues qui s’intéressent aux langues dans l’éducation et à la psychosociologie du langage en faveur de l’utilisation de la langue maternelle durant les premières années de l’apprentissage scolaire de l’enfant d’ethnie minoritaire socio-économiquement désavantagée. Les résultats des expériences éducatives faites depuis les 20 dernières années sont cependant loin de faire l’unanimité et le débat sur le sujet se poursuit (Cummins, 1983; Dutcher, 1982; Edwards, 1981; Ekstrand, 1982; Engle, 1975 et 1976; Lambert, 1977; Lambert, Genesee, Holobow et McGilly, 1985; Paulston, 1975 et 1982; Skutnabb-Kangas, 1981; Unesco, 1968; Wagner, Spratt et Ezzaki, 1989).

Quelle que soit l’issue de ce débat, il reste que ces efforts d’utilisation des langues autochtones pour l’enseignement méritent notre appui, et tout doit être mis en œuvre pour trouver les formules éducatives qui garantiront l’atteinte des objectifs que les populations autochtones se fixeront. La recherche d’une formule (ou de formules) éducative appropriée pour les populations de langue autochtone doit donc constituer un objectif important à atteindre. Les Inuit, les Cris et les Attikameks ont des commissions scolaires régionales qui regroupent les communautés et permettent la concertation. Ces commissions scolaires font cependant défaut chez les autres groupes, ce qui rend difficile la recherche de formules éducatives originales. À l’heure actuelle, plusieurs programmes bilingues sont mis à l’essai un peu partout, trop souvent en vase clos. Il serait souhaitable que soit créé un forum provincial sur l’éducation bilingue en milieu autochtone de sorte que puisse être effectué un suivi et que s’opère une synergie.

Il est normal dans le monde actuel que les ethnies minoritaires souhaitent utiliser le puissant levier culturel qu’est l’école pour véhiculer leur propre culture, leur langue et leur système de valeurs. Toutefois, elles doivent éviter que l’école ne devienne le principal agent de transmission de celles-ci. Cette remarque vaut tout autant pour les communautés où la langue ancestrale est transmise normalement que pour celles qui sont en voie de la perdre. L’école reste un outil imparfait et ne saurait remplacer le travail élémentaire et fondamental qui revient à la famille et aux réseaux communautaires. L’objectif principal étant la transmission normale et fidèle de la langue autochtone, l’école ne constitue que le maillon d’une chaîne qui doit prendre d’abord racine dans la communauté et dans la famille. C’est une erreur courante de concevoir l’éducation comme un remède universel et, dans les communautés linguistiques où la langue est menacée, la pire solution consiste à donner à l’école le mandat d’en assurer la transmission, déchargeant ainsi la famille et les réseaux communautaires de leur responsabilité première en ce domaine. Malgré la justesse de cette mise en garde, il reste que l’avenir des langues autochtones peut certainement être influencé par la politique éducative mise en œuvre dans les communautés.

La conquête de nouveaux domaines d’utilisation

L’utilisation des langues autochtones dans les domaines nouveaux que sont l’administration de la bande, des services qu’elle offre (santé, services sociaux, éducation, pour ne nommer que ceux-là) et l’entreprise privée autochtone pose elle aussi tout le problème de la standardisation et de la modernisation terminologiques. Il y a là un travail considérable à faire. La poursuite de la modernisation terminologique comporte deux volets complémentaires : la formation universitaire du personnel et la nécessité d’une concertation et d’une coordination des travaux, puisque la problématique et la méthodologie sont communes à toutes les langues, au-delà des différences attribuables à la diversité des systèmes linguistiques.

Nous croyons, à la suite de Fishman (1989 et 1990), que les communautés où la langue ancestrale est gravement menacée doivent s’engager avec prudence dans cette voie qui, si elle est poursuivie, drainera une énorme quantité de ressources et d’énergie. Il nous rappelle en effet qu’en voulant mettre un accent démesuré sur la nécessité de faire figurer le vernaculaire en péril dans les sphères sociosymboliques les plus élevées, on court le risque de lui donner à relever des défis trop lourds qui peuvent même mettre en danger les efforts consentis pour sa préservation. C’est pourquoi les mesures proposées sous cette rubrique ne devront figurer au programme des langues où la langue est transmise normalement qu’après mûre réflexion et en circonscrivant le plus possible les tâches à entreprendre.

Un statut juridique à l’échelle nationale?

Dès lors qu’une langue est menacée dans son existence même, le réflexe le plus naturel des groupes concernés est de réclamer une protection et des garanties juridiques pour la langue en question. Ainsi, la Conférence sur les langues aborigènes, tenue à Ottawa en 1986 (voir, dans cet ouvrage, chap. IV) sous les auspices de l’Assemblée des premières nations, a adopté plusieurs résolutions démontrant que les autochtones ont l’intention de jouer un rôle prépondérant dans la promotion de leurs langues. La Conférence a également exigé que le gouvernement fédéral accorde le statut de langues officielles aux langues autochtones, en insérant cette disposition dans la Constitution canadienne.

Jusqu’ici, peu d’analystes ont proposé la voie de la reconnaissance officielle. Après avoir fait l’examen des garanties juridiques existantes au Canada à l’endroit des langues autochtones, Richstone (1989 : 278) conclut que, compte tenu de la situation critique dans laquelle se trouvent ces langues, il est plus sage de trouver des moyens qui leur permettent de s’épanouir que d’apporter des solutions juridiques formelles. Foster (1982) expose un point de vue semblable. De fait, plusieurs auteurs sont sceptiques devant l’utilité des efforts symboliques de reconnaissance des langues autochtones. Dorais (1981 : 304) condamne les efforts purement symboliques que sont les multiples traductions (des langues majoritaires vers l’inuktitut) des textes de loi, des ententes administratives diverses, voire des débats parlementaires. Il fait valoir que ces textes sont presque illisibles pour les Inuit et par conséquent tout à fait inutiles. Ce dernier nous met également en garde contre ces solutions qui n’ont que peu d’effet sur la situation linguistique réelle, mais qui résultent dans la création d’une bureaucratie (souvent blanche). Fishman (1990) nous enjoint également d’éviter cet écueil.

Nous plaçons donc en dernier lieu le recours à la loi et à la Constitution, notamment pour donner un statut juridique aux langues autochtones du Québec. Nous croyons en effet qu’une loi linguistique, ou la définition du statut par voie juridique, n’est pas la meilleure manière d’assurer la conservation (ou la revitalisation) de ces langues dont le principal problème n’est pas de recruter de nouveaux locuteurs parmi la population non autochtone mais d’en maintenir le nombre par la transmission efficace de la langue dans les foyers autochtones. D’une part, aucune loi provinciale ou fédérale ne pourrait garantir l’utilisation des langues autochtones dans le domaine privé ou public dans les communautés autochtones. D’autre part, depuis plus d’une quinzaine d’années, la politique du ministère des Affaires indiennes et du Nord est de céder aux communautés, ou à des organismes représentatifs, l’administration des services à la population autochtone. Ces prises en charge se sont faites d’abord en éducation, pour s’étendre par la suite aux services sociaux et aux services de santé. Les communications directes entre les gouvernements fédéral et provincial et la population autochtone sont donc de plus en plus rares. Ce changement profond dans l’administration des services aux autochtones rend à toutes fins utiles caduque une législation qui aurait pour objectif d’instituer la langue autochtone comme langue de service entre le gouvernement et la population autochtone.

En dernier lieu, il n’est pas du tout évident qu’une reconnaissance purement formelle et symbolique pourrait exercer un effet réel sur la transmission de la langue entre les générations et l’acquisition fidèle de celle-ci par les jeunes. Les conditions que nous avons explicitées précédemment sont donc beaucoup plus importantes et pertinentes. La loi ne peut qu’aider à leur mise en place, pour renforcer la volonté des locuteurs de conserver et de faire réellement usage de leurs langues dans la vie privée et communautaire.

Conclusion

S’il est vrai que l’État ne peut se substituer aux organismes et aux peuples autochtones en matière linguistique, il a toutefois la responsabilité morale de les aider à sauvegarder leur patrimoine linguistique. Or, tout effort de consolidation des langues autochtones dans le contexte socioculturel et économique de la fin du XXe siècle ne peut être entrepris sans s’appuyer sur des connaissances approfondies des propriétés de ces langues, des mécanismes de leur acquisition, de la dynamique de leur emploi dans les communautés bilingues et du passage de la tradition orale au média écrit, ni sans prendre appui sur l’important bagage de connaissances acquises en sociolinguistique sur les caractéristiques des minorités ethnolinguistiques et les pressions complexes auxquelles elles font face.

Les points 3 et 4 ont posé de façon aiguë le problème de la disponibilité des ressources linguistiques, humaines et matérielles indispensables à leur réalisation. À cette fin, il importe d’encourager la recherche sur les langues autochtones et la formation d’une relève (autochtone de préférence), dans une perspective large incluant non seulement les domaines de la linguistique descriptive, mais également la sociolinguistique et la psycholinguistique appliquée. Puisque aucune université québécoise ne possède de chaire en linguistique autochtone ni de centre de recherche sur le sujet, nous croyons que la création d’un institut de recherche sur les langues autochtones serait nécessaire avec, comme mandat, d’effectuer la recherche fondamentale et appliquée pertinente. Il serait également important d’encourager les jeunes autochtones à s’engager dans ce type de carrière en créant à leur intention un programme de bourses d’études universitaires dans les disciplines appropriées.

À l’occasion de ce survol des différents aspects de la situation sociolinguistique des langues autochtones et des moyens mis de l’avant pour maintenir la connaissance et l’usage de ces langues, nous nous sommes fait, peu à peu, une meilleure idée des éléments fondamentaux d’une stratégie globale d’aménagement de la relation entre ces langues et les langues majoritaires ambiantes. Nous avons d’abord reconnu grosso modo trois situations types. Nous en avons privilégié deux pour lesquelles il est raisonnable de concevoir une politique réalisable. Nous avons ensuite déterminé des objectifs généraux pour ces deux types de contexte : endiguer la perte de locuteurs pour les langues plus menacées et maintenir les effectifs linguistiques existants pour les langues « en santé ». Dans les deux cas, nous avons ramené la question à un problème de transmission de la langue entre les générations. C’est cette transmission qu’il importe au premier chef soit de rétablir, soit de consolider pour empêcher son érosion. Nous avons ensuite déterminé un plan global ordonné en cinq points et discuté chaque point au mérite. Ce sont : a) l’utilisation normale de la langue dans la vie privée (au sein de la famille et comme langue d’usage dans la communauté); b) la consolidation de l’utilisation de la langue dans la vie publique communautaire (ces deux premiers points sont de nature à créer des zones d’usage intensif des langues autochtones); c) la transmission de la langue ancestrale par l’école; d) la conquête de nouveaux domaines d’utilisation; e) le recours éventuel à la loi et à la Constitution.

La langue est un puissant facteur de cohésion sociale et un symbole très visible de l’identité culturelle. C’est pourquoi l’aménagement du rapport entre les langues autochtones et les langues majoritaires se trouve aujourd’hui au premier plan des réclamations des peuples autochtones en quête d’une place dans le village global. Cependant, dans cette stratégie d’affirmation, il importe de ne pas perdre de vue que l’essentiel réside dans la volonté de maintenir ces langues comme langues maternelles, transmises et apprises au sein de l’unité familiale et comme langues d’usage dans la vie quotidienne des réseaux communautaires. C’est vraiment le tout premier objectif.

Bibliographie

Notes

Référence bibliographique

Drapeau, Lynn et Jean-Claude Corbeil, « Les langues autochtones dans la perspective de l’aménagement linguistique », Les langues autochtones du Québec, sous la direction de Jacques Maurais, Conseil de la langue française, Les Publications du Québec, coll. « Dossiers CLF », no 35, Québec, 1992, p. 387-414. [article]