Radio-Canada et le raffermissement linguistique

Jean-Claude Corbeil

Comment la Société Radio-Canada a-t-elle accompagné et influencé l’évolution de la situation de la langue française au Québec et au Canada? La réponse à cette question tient aux deux aspects du statut de Radio-Canada.

D’une part, comme entreprise médiatique, son mandat est de couvrir et de rendre plus compréhensibles, plus explicites, les mouvements d’opinion au sein de la société québécoise et canadienne, en particulier à partir des années 1950, lorsque la question de la langue commence à prendre les devants de l’actualité politique. La couverture médiatique sur la langue et sur la remise en cause de son statut a contribué à son redressement en rendant le public conscient de l’importance de ces questions.

D’autre part, Radio-Canada, tout au début de la radio, plus tard, de la télévision, diffusait des émissions en langue française et anglaise, ce qui cessa rapidement, dans chaque cas, avec la création à Montréal d’une station de CBC, la section anglaise de la Société. Depuis, Radio-Canada diffuse toutes ses émissions en langue française, le français est la seule langue de travail du personnel de la section française, aussi bien en ondes que dans les services administratifs. La qualité de la langue en ondes est, dès le départ, une préoccupation majeure à Radio-Canada, au point que le public en vint à considérer Radio-Canada comme la meilleure illustration d’une langue française d’ici de qualité, comme un modèle acceptable pour les francophones et francophiles du Québec et du Canada.

Ce sont ces deux versants du rôle de Radio-Canada à l’égard de la langue française que nous nous proposons d’examiner ici.

Nous tenterons de voir comment Radio-Canada a accompagné cette mutation du regard sur la langue française.

Radio-Canada comme écho des débats à propos de la langue française

Au moment de la mise en ondes de Radio-Canada, le nationalisme de la société canadienne-française est plus culturel que politique. L’objectif collectif est de sauvegarder la religion catholique et la langue française, l’une et l’autre considérées comme l’héritage sacré légué par nos ancêtres. En particulier, il faut lutter contre l’anglicisation des classes populaires, pas assez instruites pour résister à la contamination de la langue anglaise, langue dominante du commerce et langue de travail dans les entreprises et les usines. Le fossé se creuse entre la langue des gens instruits et celles des gens de la campagne et des ouvriers des villes industrialisées. Les premiers ne font rien pour atténuer la pression de la langue anglaise, mais vitupèrent contre les seconds qui en subissent les conséquences[1].

Entre 1950 et 1970, les intellectuels de langue française commencent à regarder d’un autre œil la situation des Canadiens français au Canada et au Québec par rapport à celle des Canadiens anglais. Tout est remis en question.

Le conservatisme des années précédentes, appuyé par l’Église, incarné sur le plan politique par l’Union nationale de Maurice Duplessis dans les années 1950, leur apparaît comme une démission, comme l’acceptation du statu quo découlant des conséquences de la Conquête/Défaite de 1760. Tant que ce conservatisme sévira, l’avenir du Québec sera bloqué, sans issue.

Les contestataires fondent des revues où ils pourront s’exprimer : Cité libre (1950), Liberté (1959), Parti pris (1963). Ils publient des essais, souvent polémiques, pour étoffer leur analyse et leur critique de l’ordre établi. Les journalistes relaient ces mouvements d’idées vers le grand public qui commence, lui aussi, à se convaincre que le statu quo n’est plus acceptable, qu’un autre avenir est possible pour le peuple québécois[2].

Deux commissions d’enquête sont créées, l’une par le gouvernement du Canada, la Commission Laurendeau-Dunton, l’autre par le gouvernement du Québec, la Commission Gendron, qui décriront en détail la situation de la langue française et des francophones face à la concurrence de la langue anglaise et des anglophones dans tous les domaines de la vie sociale, économique et politique. Le brassage d’idées est intense, chaque citoyen peut se faire une opinion de la situation réelle, des consensus se dégagent, des objectifs sociaux se précisent. La société canadienne-française se remet en marche vers un autre destin que celui de la fidélité au passé. En toile de fond de ces travaux et de ces discussions, c’est le statut du français face à l’anglais qu’il s’agit de redéfinir aussi bien au Canada qu’au Québec.

Quatre événements en particulier se produiront durant ces années, qui feront évoluer les idées à propos de la langue française et dont Radio-Canada rendra compte par ses bulletins d’information et ses émissions d’affaires publiques. Ce sont : les États généraux du Canada français (1966-1969), la crise de Saint-Léonard (1963-1969), la définition d’une politique de la langue pour le Québec (à partir de 1969) et la querelle du joual (à partir de 1964). Le personnel des émissions de langue de Radio-Canada évoquera et commentera largement ces événements et les discussions auxquelles ils donneront lieu.

Les États généraux du Canada français

On a longtemps désigné sous le nom de Canada français l’expansion de la population française de la vallée du Saint-Laurent vers l’Ontario et l’Ouest canadien, tout particulièrement au Manitoba, en Saskatchewan et en Alberta.

Les États généraux du Canada français débouchent paradoxalement en 1967 sur la conclusion que le Québec est le seul État qui peut assurer l’avenir et le développement des Canadiens français, dénomination qui fut rapidement supplantée par « les Québécois », les autres Canadiens français devenant les « francophones hors Québec ». Ils sont aujourd’hui représentés par la Fédération des communautés francophones et acadiennes du Canada.

Ce fut la fin du Canada français traditionnel, l’abandon de la conception d’un destin commun à tous les francophones du Canada, l’affirmation que l’avenir de la langue et de la culture françaises de chaque entité nationale doit être conçu en fonction de sa situation particulière.

L’opinion publique québécoise en conclut que c’était aux Québécois de prendre en mains l’avenir de la langue française en fonction de leurs intérêts, pour eux-mêmes et celui de leurs enfants.

La crise de Saint-Léonard

À partir des années 1950, de nombreuses familles italiennes d’immigration récente s’installent au sud du village de Saint-Léonard, à la limite administrative de la ville de Montréal, autour de la rue Jean-Talon.

Ces immigrants avaient de plus en plus tendance à s’intégrer à la communauté de langue anglaise dont la langue, pensaient-ils, leur offrait et offrirait à leurs enfants un meilleur avenir socioéconomique. Puisque ces familles étaient de religion catholique, les dispositions de la Constitution du Canada les obligeaient à envoyer leurs enfants dans les écoles catholiques, à cette époque toutes de langue française, ce qui ne convenait pas aux parents, mais pas du tout. Ils tenaient mordicus à ce que leurs enfants soient scolarisés en langue anglaise.

La Commission scolaire de Saint-Léonard, de qui relevait l’enseignement primaire, institua en 1963 un régime linguistique particulier à la seule école primaire du quartier à forte concentration italienne, l’école Jérôme-Le Royer : les classes de 1 re, 2e et 3e année seraient ou françaises pour les enfants de langue maternelle française, ou bilingues pour les autres enfants. Les commissaires espéraient qu’un milieu scolaire de langue française franciserait et intégrerait les enfants de langue italienne. Or, il n’en fut absolument rien : les élèves italiens choisissaient massivement l’école secondaire de langue anglaise.

Après quatre années d’essai, la Commission scolaire résolut de mettre fin au bilinguisme de l’école Jérôme-Le Royer et décida qu’à partir de septembre 1968, l’enseignement s’y donnerait entièrement en français, avec enseignement de l’anglais, langue seconde, dès la première année. Les parents italiens non seulement protestèrent mais réclamèrent la création d’une école primaire de langue anglaise avec enseignement du français comme langue seconde. L’affrontement était inévitable. Le débat gagna en intensité.

Le ministre de l’Éducation, Jean-Guy Cardinal, tenta de calmer le jeu, sans succès. Le débat, au contraire, gagna en ampleur et se transforma en une question de politique scolaire pour tout le Québec. Le 22 novembre 1968, le premier ministre du Québec et chef de l’Union nationale, Jean-Jacques Bertrand, prit tout le monde par surprise en déclarant sur les ondes d’une radio de langue anglaise, CFCF, son intention de présenter la semaine suivante un projet de loi confirmant le droit de la minorité de langue anglaise de faire éduquer ses enfants dans la langue de son choix.

La crise de Saint-Léonard eut de profondes répercussions. Les francophones prirent conscience que les immigrants récents préféraient s’intégrer à la communauté anglophone et que la langue française n’avait à leurs yeux ni utilité économique ni prestige. Ils en tirèrent comme conclusion qu’il faudrait faire du français la langue du succès économique pour tous les citoyens québécois, francophones et allophones, et que des dispositions devaient être définies en matière d’immigration.

Dernière conséquence, et non la moindre, la question de la langue passa à l’avant-scène de l’actualité politique et culturelle, non seulement à Radio-Canada mais dans l’ensemble des médias écrits et électroniques. Tous les Québécois, francophones, anglophones et allophones, savaient maintenant que rien n’allait plus et qu’il était plus que jamais nécessaire de régler une fois pour toutes la question de la concurrence entre le français et l’anglais, demeurée pendante depuis la Conquête/Défaite.

Surtout, conséquence imprévisible, la crise de Saint-Léonard déclencha le premier acte de la longue saga de la politique linguistique québécoise.

La définition d’une politique de la langue

Ce thème occupera le devant de la scène durant une dizaine d’années, entre 1969 et 1977. Trois textes de loi seront successivement présentés et votés par trois gouvernements : la Loi pour promouvoir la langue française (bill 63) du gouvernement de l’Union nationale, la Loi sur la langue officielle (loi 22) du gouvernement libéral et la Charte de la langue française (loi 101) du gouvernement du Parti Québécois. Cette dernière sera modifiée à six reprises entre 1988 et 2002 aussi bien par le Parti libéral que par le Parti Québécois, soit à la suite des arrêts de la Cour suprême du Canada, soit pour améliorer certaines de ses dispositions.

Chaque étape de cette saga suscitait un vif intérêt public et médiatique, que Radio-Canada, comme tous les médias, suivait attentivement.

La querelle du joual

À partir des années 1960, la critique de la langue parlée et écrite au Québec cessa d’être le fait de quelques amateurs de beau langage. Elle devint soudain un sujet d’actualité lorsque André Laurendeau, dans un bloc-notes du Devoir, taxa de joual la langue parlée des élèves des écoles et qu’un frère enseignant confirma ce jugement par une série de lettres au journal, par la suite réunies sous le titre Les Insolences du frère Untel, livre qui connut un très grand succès de librairie.

Premier volet de la querelle du joual : l’École s’acquitte mal de son rôle de lieu d’apprentissage d’une langue de qualité. Cette accusation est toujours d’actualité et s’est amplifiée depuis l’adoption du nouveau Programme de formation de l’école québécoise.

La querelle prit une tout autre allure lorsqu’un groupe d’écrivains choisirent d’écrire en langue populaire. Non pour valoriser le joual, mais pour dénoncer l’état de dégradation de la langue française au Québec causée par la négligence et l’ignorance de ses usagers, contaminés de surcroît par la domination de la langue anglaise au travail et en économie. Pour eux et pour beaucoup d’autres intellectuels et citoyens, la question de la langue n’était pas uniquement une question linguistique, mais davantage d’ordre économique et politique.

À partir de là, journalistes, commentateurs, linguistes et professeurs n’ont cessé d’examiner la question sous tous ses angles, de nuancer les jugements, d’exprimer les arguments les plus contradictoires en faveur ou non d’une « langue québécoise », manière d’intégrer dans le « français universel » les variantes de l’usage québécois, légitimes ou non. Deux essais de l’époque illustrent bien les positions en présence : Place à l’homme d’Henri Bélanger et Le joual de Troie de Jean Marcel[3].

Avec la création du ministère de l’Éducation (1964), et l’adoption de la Charte de la langue française (1977), les positions extrêmes se sont atténuées. Par contre, la critique de l’enseignement du français est plus intense que jamais.

L’influence de Radio-Canada comme écho de l’actualité linguistique

La Société Radio-Canada, radio et télévision, tout au long de ces années, fit largement écho à tous ces événements. Ainsi, peu à peu, tous les citoyens se sont initiés à la question linguistique, se sont fait une opinion, ont réagi, protesté, fait pression sur les gouvernements successifs pour corriger la situation. La langue devint l’affaire de tous, le symbole du redressement de la situation des Canadiens français devenus entretemps des Québécois.

Radio-Canada s’acquitte toujours aujourd’hui de ce devoir d’informer ses auditeurs et téléspectateurs des débats à propos de la langue française. Ces débats sont provoqués au Québec soit par la mise en application de la Charte de la langue française (communément appelée loi 101), soit par la politique d’immigration (sélection et intégration linguistique des immigrants) ou par l’enseignement du français, langue maternelle et seconde et de l’anglais, langue seconde. Ailleurs au Canada, ils tournent le plus souvent autour du statut des communautés francophones et de leurs institutions, de l’assimilation galopante des francophones et des moyens d’y résister.

La langue de Radio-Canada

Dès la mise en ondes de Radio-Canada, la question de la langue s’est posée. Car il ne peut y avoir ni radio ni télévision sans recours à la langue comme principal moyen de communication avec les auditeurs ou les téléspectateurs, langue parlée à l’évidence, mais aussi langue écrite, à la radio, à la télévision, depuis peu dans Internet. Sont ainsi directement responsables de la qualité de la langue à Radio-Canada le personnel d’antenne et les rédacteurs de textes lus en ondes, souvent par le truchement du télésouffleur à la télévision, ou publiés sur le site Internet. La question de la langue est d’autant plus importante et délicate que le réseau dessert l’ensemble des auditeurs francophones ou francophiles d’un bout à l’autre du Canada, soit à partir de Montréal, soit de l’une ou de l’autre des stations régionales. La langue de Radio-Canada se doit, de ce fait, d’être à la fois une langue parlée et écrite de qualité et une langue représentative de la langue du « Canada français », acceptable pour un ensemble d’auditeurs relativement disparates du point de vue linguistique. Rappelons que tout au début de Radio-Canada, en 1936, les contacts entre francophones d’un bout à l’autre du pays étaient rares et peu soutenus. Radio-Canada fut dès le départ un vecteur de relation entre des citoyens de langue française qui se connaissaient peu et qui avaient peu l’occasion de « s’entendre », au sens strict du terme. C’est un aspect de la vocation de Radio-Canada qui tient toujours.

La direction de la section française de Radio-Canada se fit donc un devoir de mettre en ondes, d’utiliser dans sa gestion et ses relations publiques une variante du français proche de la langue écrite en syntaxe et vocabulaire et dont la prononciation était conforme à la phonétique du français, un français débarrassé des anglicismes et du relâchement de la prononciation populaire, bref le français des « Canadiens français » instruits illustré par les journalistes et les écrivains. Le personnel des débuts partagea entièrement cet objectif, qui reflétait l’identité linguistique du « Canada français » sous son meilleur visage.

Au jour le jour, la qualité du contenu et de la langue des émissions fut assumée par une sorte de triumvirat qui y veillait par délégation de la direction : un technicien, responsable de la qualité du son et de l’image à l’arrivée de la télévision; un « annonceur »[4], responsable de la qualité de la langue employée pour la transmission du contenu de l’émission, seul ou avec la participation d’invités; un réalisateur, ultime responsable de l’émission, langue, contenu, personnel, son et image. Cette cellule de travail en équipe a toujours cours à Radio-Canada.

Le style de langue en ondes variait et varie encore selon le type d’émissions, mais toujours entre les frontières du concept de langue de qualité. C’est la définition même de la norme en langue, une zone d’acceptabilité sociale entre les limites du populaire/vulgaire et la limite de la langue recherchée/affectée, souvent hypercorrigée.

En particulier, l’utilisation de la langue populaire à l’antenne posa problème. On en vint rapidement à distinguer, d’une part, la langue propre à Radio-Canada, langue de l’information, des émissions culturelles et d’affaires publiques, langue de présentation des émissions, langue des reportages et, d’autre part, la langue des productions dramatiques et de variétés où le respect de la vérité artistique et de la vraisemblance des personnages mis en scène imposait une certaine ouverture envers la langue populaire.

De ce point de vue, Radio-Canada a illustré aux oreilles de ses auditeurs toute la gamme de variation d’un français de qualité, prononciation, syntaxe, vocabulaire : français soutenu dans les émissions d’information, français plus vif, plus spontané dans les reportages, les descriptions de rencontres sportives, français des émissions jeunesse d’une grande importance pour le développement du langage chez les enfants. Car il y eut, dans les premières années de la télévision, une prolifique période de créativité d’émissions destinées aux enfants, le plus souvent produites avec peu de moyens mais beaucoup d’imagination, d’amour et de plaisir, diffusées en fin d’après-midi. Citons : Pépinot et Capucine (1952-1954), Bobino (1957-1985), La Boîte à surprises (1956-1968) et ses nombreux personnages tout droit sortis de la commedia dell’arte italienne (Fanfreluche, Grujot et Délicat, Madame Bec-Sec, Sol et Gobelet, origine de ce fameux personnage de Sol, alias Marc Favreau).

Des annonceurs ont contribué plus que d’autres à définir ces styles de langue et à les transmettre à leurs nouveaux collègues. Citons quelques exemples dont certains auditeurs se souviennent encore : Miville Couture, annonceur en chef au début des années 1950 et inoubliable animateur de Chez Miville; René Lecavalier, journaliste, animateur à la radio et à la télévision, tout particulièrement d’émissions sportives à qui on doit la mise au point d’un vocabulaire du hockey et dont le style et la rigueur inspirèrent ses successeurs; René Lévesque, correspondant de guerre, mais surtout journaliste vulgarisateur d’excellence à Point de mire; et aussi les pionnières des voix féminines de la radio et de la télévision, Michelle Tisseyre, Andréanne Lafond, Judith Jasmin, Aline Desjardins.

Avec l’arrivée de la télévision, le personnel d’antenne a pour ainsi doublé celui de la radio, avec des passages fréquents du personnel d’un média à l’autre. La direction de Radio-Canada a alors jugé que le tutorat des aînés et l’entraide ne suffiraient pas à garder et à transmettre la norme linguistique qu’elle s’était donnée à partir de 1936. Elle créa à cet effet, le 12 septembre 1960, un comité de linguistique sous la présidence de Philippe Desjardins avec le mandat suivant : améliorer la langue à l’antenne et celle de la gestion interne, servir d’organisme consultatif en matière de langue, mener les recherches linguistiques et terminologiques nécessaires. « Les décisions du Comité écartaient toute intervention coercitive et faisaient appel à la plus large collaboration des intéressés : cadres, journalistes, rédacteurs. Cette orientation consultative initiale s’est imposée au cours des années avec les avantages et les inconvénients qu’elle comporte[5]. » La Direction de la section française de Radio-Canada maintient encore aujourd’hui la même politique d’intervention par incitation.

Ce comité, soutenu par un service de linguistique, fut très actif entre 1960 et 1990[6]. Les travaux sont d’abord et avant tout destinés au personnel de Radio-Canada, personnel administratif et personnel d’antenne, radio et télévision. Les membres du comité et leurs collaborateurs du service observent la langue réellement employée en ondes ou dans les textes administratifs, notent et commentent les déficiences, proposent les correctifs adéquats, enfin diffusent l’information à l’intérieur de l’entreprise. Celle-ci est mise à la disposition du public en retour d’un droit d’abonnement minime.

En trente ans, le comité a publié plus de 7 000 fiches linguistiques, dix-huit volumes d’un bulletin d’information sous le titre C’est-à-dire à partir de mars 1960 et une feuille hebdomadaire, Que dire?, à partir de 1973, pour commenter semaine après semaine les erreurs relevées : mots imprécis, phrases mal construites, prononciations discutables et liaisons malvenues, anglicismes (exemples supporter pour soutenir, dépendant pour personne à charge, être sous l’impression pour avoir l’impression). Ces publications furent vites connues du grand public, notamment des traducteurs, des enseignants, des journalistes. Elles obtinrent également une reconnaissance panfrancophone en 1963 lorsque l’Office du vocabulaire français décerna au Comité de linguistique la coupe Émile-de-Girardin pour sa contribution exceptionnelle à l’amélioration de la qualité du français en radiotélévision.

Ainsi, pendant ces années fastes du comité de linguistique, Radio-Canada joua explicitement auprès des francophones québécois et canadiens la fonction de référence linguistique et confirma son rôle de guide du bon usage de la langue française.

Durant ces années, Radio-Canada mit en ondes des émissions consacrées à la langue française, par exemple La langue bien pendue, le plus souvent animée par le linguiste Jean-Marie Laurence, successivement conseiller linguistique et chef du service des annonceurs à Radio-Canada. Autre exemple, Langage de mon pays, animée par Henri Bergeron et Raymond Laplante, tous deux annonceurs-conseils à Radio-Canada. Le signataire de ces lignes y jouait à la fois le rôle de linguiste, de recherchiste et d’intervieweur au besoin. Langage de mon pays a été diffusée de 1968 à 1971 tous les après-midi dans un bloc d’émissions variées. D’un jour à l’autre, il fallait donc traiter de la langue française sous des angles différents et avec des invités pas toujours linguistes mais tous soucieux de la langue, par exemple Gilles Vigneault et Gaston Miron ou un quincaillier de Sainte-Adèle qui se faisait un point d’honneur de vendre ses articles avec le terme français correct en feignant de ne pas en avoir si on les lui demandait avec le mot anglais. On donnait vie aux mots et à la langue à travers ceux et celles qui en avaient besoin ou qui en faisaient profession. Bien sûr qu’on y parlait aussi de nos problèmes de langue.

Aujourd’hui, maintenir la qualité de la langue

Cette réputation de modèle du bon usage de la langue française, Radio-Canada tient à la conserver. Cependant, les compressions budgétaires des années 1990 imposées par le Parti progressiste-conservateur du premier ministre Brian Mulroney forcèrent la direction à modifier le dispositif que nous venons d’évoquer.

Dans l’immédiat, il fut scindé en deux mandats distincts. Le service de linguistique devint surtout un service de traduction de textes administratifs au service du siège social. La fonction du comité de linguistique fut confiée à des conseillers linguistiques, le plus connu étant Guy Bertrand, celui que d’aucuns appellent amicalement « l’ayatollah de la langue », ce qui en dit long tout de même sur la manière dont on accueille ses remarques correctives. Enfin, la publication de C’est-à-dire et de Que dire? fut progressivement abandonnée et on mit fin à la diffusion de ces bulletins au public contre abonnement, devenue trop coûteuse. Radio-Canada cessa du fait même d’être une source de référence consultable et son influence linguistique baissa rapidement. Somme toute, la direction revint à sa responsabilité première d’assurer la qualité de la langue en ondes, dans Internet et dans les documents administratifs, objectif qu’elle confirma noir sur blanc et en détail par une directive administrative adoptée aux environs de 2003 sous le titre La qualité du français à Radio-Canada, Principes directeurs[7] : « Nous espérons que ces principes directeurs vous accompagneront dans vos tâches et deviendront rapidement l’un de vos outils de travail les plus consultés[8]. » La directive ne comporte aucune indication quant à son mode de mise en application.

Aujourd’hui comme hier, la préoccupation de faire usage d’une langue de qualité demeure vive pour tout le personnel d’antenne, tradition et réputation obligent. Malgré l’exemple et le tutorat des aînés, un resserrement de la discipline linguistique s’impose cependant, dont la direction devra trouver la stratégie. Surtout dans les émissions à libre conversation au cours desquelles animateurs et invités s’expriment le plus souvent en langue familière. Des erreurs de langue s’y glissent parfois dans la spontanéité des échanges, avec une régularité cependant dont les auditeurs se plaignent de plus en plus. C’est comme si le ton familier endormait la vigilance aux dépens des exigences de la langue professionnelle. C’est le problème de l’heure à Radio-Canada.

L’influence de la langue de Radio-Canada

Si j’avais un jugement d’ensemble à porter sur l’influence de Radio-Canada sur la langue des Québécois et des francophones hors Québec depuis la mise en ondes de la radio en 1936 et de la télévision en 1952, je dirais que Radio-Canada a favorisé la diffusion et la connaissance, au moins passive, au mieux active, d’une langue française d’ici de qualité. Radio-Canada a également provoqué une plus grande uniformisation du français au Québec et dans le reste du Canada tout en le rapprochant de la langue des autres pays de la francophonie, bien que chacun d’entre eux, tout comme le Québec, marque de ses particularités l’usage qui y est fait de la langue française.

Notes

Référence bibliographique

Corbeil, Jean-Claude, « Radio-Canada et le raffermissement linguistique », Denis Monière et Florian Sauvageau (dir.), La télévision de Radio-Canada et l’évolution de la conscience politique au Québec, actes de colloque, Québec, Presses de l’Université Laval, p. 27-37. [article]