Camille Laurin, le paisible provocateur

Jean-Claude Corbeil
Linguiste

Il me faut sans doute, d’entrée de jeu, expliquer pourquoi et comment j’en suis arrivé à collaborer avec le docteur Laurin à ce qui deviendrait la Charte de la langue française.

Au moment de l’élection du Parti Québécois en novembre 1976, j’étais directeur linguistique de l’Office de la langue française[1] depuis septembre 1971. J’avais participé à la mise en application de la loi 63, honni pour avoir accorder aux parents, à tous les parents, francophones, anglophones et allophones, le libre choix de la langue d’enseignement pour leurs enfants, mais loi qui ouvrait toute larges les portes de la langue de travail, donc du commerce et des affaires. C’est sur ces dossiers que l’Office s’était concentré entre 1970 et 1974. L’Office expérimente alors les stratégies les plus efficaces pour intervenir dans les domaines les plus susceptibles d’avoir une influence sur le statut et le prestige du français, notamment du point de vue socioéconomique, soit : la langue de travail, l’affichage, les raisons sociales et la publicité, le commerce et les affaires, l’administration publique. L’essentiel de ces travaux avait servi de base à la conception et à la rédaction de la Loi sur la langue officielle (dite loi 22), alors en vigueur depuis le 31 juillet 1974.

Cette loi avait mécontenté tous les Québécois. Les francophones, parce qu’à leurs yeux, elle faisait une place trop grande à la langue anglaise, sauf que le bilinguisme était dissimulé derrière la déclaration du français, langue officielle du Québec, et parce que les dispositions relatives à la langue de travail leur apparaissaient trop timides pour modifier en profondeur la situation du français et des francophones dans les entreprises du Québec. Les anglophones et les allophones, de leur côté, ne digéraient pas qu’un gouvernement libéral ait pris position en faveur d’une seule langue officielle, le français, sans même aucune allusion au statut de la langue anglaise. D’autre part, ils n’acceptaient absolument pas que l’accès à l’école de langue anglaise ne soit plus laissé à la seule décision des parents, mais qu’il soit restreint par l’obligation faite aux enfants de connaître la langue anglaise.

Pendant sa campagne électorale, le Parti Québécois s’était engagé à revoir en profondeur cette loi 22. Il me fallait trouver le moyen de participer à cette refonte. Mais comment me faire connaître du Dr Laurin au lendemain de sa nomination comme ministre d’État au développement culturel, fin novembre 1976. C’est un ami commun, le Dr Jacques Boulay, hématologue et partisan très engagé du Parti Québécois, qui servit d’intermédiaire.

Le projet du ministre Laurin

Le 15 décembre 1976, le Conseil des ministres précisait le mandat du ministre Laurin en ces termes :

Préparer une révision en profondeur de l’ensemble de la Loi sur la langue officielle de façon à donner au français la place qui lui revient dans la société québécoise, notamment en ce qui concerne la langue officielle, l’administration publique, la langue de travail et la francophonisation des entreprises, le commerce et l’affichage. En ce qui concerne la langue d’enseignement, le ministre d’État au développement culturel devra prévoir notamment l’inscription de tous les nouveaux immigrants à l’école française, l’abolition des tests linguistiques et l’élaboration de mesures à prendre pour s’assurer que les écoles anglaises ne soient accessibles qu’aux Québécois de langue maternelle anglaise[2].

Le mandat ainsi défini était dans la droite ligne du programme électoral du Parti Québécois.

Peu après, Guy Rocher, qui avait accepté entre-temps d’agir comme sous-ministre du tout nouveau ministère du Développement culturel, me proposa de participer à la rédaction d’un livre blanc qui présenterait dans ses grandes lignes La politique québécoise de la langue française. Fernand Dumont, sous-ministre adjoint, et Henri Laberge, chef de cabinet du ministre Laurin, y travailleraient également. Par la suite, la même petite équipe se mit à examiner une à une les dispositions de la loi 22 et à concevoir les modifications à leur apporter, au besoin. Dans l’un et l’autre cas, je jouais le rôle de linguiste conseil en prenant appui sur les travaux de la commission Laurendeau-Dunton et Gendron, que j’avais suivis de près, et sur ceux que l’Office de la langue française avait menés et dont les collaborateurs du Dr Cloutier s’étaient inspirés pour rédiger la loi 22 [3] .

Le Dr Laurin dirigeait et suivait de très près ces travaux. Car il avait une idée très précise de ce qu’il voulait faire. De sa pratique psychiatrique, il avait tiré la conviction que la défaite des Plaines d’Abraham, la Conquête de la Nouvelle-France par l’Angleterre et la prise de contrôle politique et économique du pays par les Anglais avaient eu de profondes répercussions sur le subconscient de ceux qu’on appelait alors les Canadiens, devenus par la suite les Canadiens français, puis les Québécois. Il y voyait la source d’attitudes qu’il avait souvent observées chez ses patients, résignation à son sort, perte de confiance en soi, ambition castrée, dévalorisation de soi-même, de sa langue et de sa culture, surévaluation de la langue anglaise et du dynamisme anglo-américain. Il en concluait « qu’une psychothérapie collective s’imposait[4] » . En conséquence, la réorientation politique du texte de la loi 22 devait constituer un traitement de choc linguistique, la première pierre de la création d’un État québécois fort, maître de son destin, un premier pas vers l’indépendance. Il fallait donc que le nouveau texte provoque une modification radicale de la situation de la langue française et des Québécois au point que le Québec soit aussi français que l’Ontario et le reste du Canada sont de langue anglaise, et que cette loi fournisse aux Québécois le moyen de reprendre la pleine maîtrise de leur économie au lieu d’en être uniquement les clients, les serviteurs et la main d’œuvre des tâches subalternes.

Une thérapie linguistique de choc

C’est dans cet esprit que le Dr Laurin a inspiré ce qui allait devenir la Charte de la langue française. Les nouvelles dispositions qui ont eu le plus fort impact symbolique sur l’ensemble de la population et qui ont soulevé les plus vifs débats sont les suivantes : proclamation de droits linguistiques fondamentaux, fin du bilinguisme des lois et règlements, emploi généralisé du français par l’Administration, école française pour tous sauf pour les Anglophones québécois, raisons sociales et affichage public uniquement en langue française, obligation imposée aux entreprises de plus de 50 employés d’utiliser le français comme langue de travail et d’adopter un programme de francisation, obligation faites aux entreprises commerciales de servir en français leurs clients francophones, calendrier d’application précis édicté par la loi pour chacune de ces mesures, création d’une commission de surveillance pour veiller à l’application de la loi, répondre aux plaintes des citoyens et, le cas échéant, recommander au Procureur général de poursuivre les contrevenants, à l’égard desquels la loi prévoyait des peines et amendes en cas d’infraction.

Le choc psychologique et social fut, en effet, énorme, la discussion des différentes mesures, très vive et très longue. D’abord, au sein du conseil des ministres après que le Dr Laurin leur eut communiqué la toute première version du texte de la Charte de la langue française, du 16 février 1977 jusqu’à la présentation du projet de loi no 1 à l’Assemblée nationale le 27 avril. Le premier avril précédent, le livre blanc présentant à la population du Québec La politique québécoise de la langue française avait été rendu public et diffusé dans tous les foyers du Québec. À partir de ce moment, le débat eut lieu partout, entre les citoyens, dans les médias, à l’Assemblée nationale. Le Dr Laurin était de tous les débats et se dépensait corps et âme à la défense de son projet de loi. En toutes circonstances et devant tous les publics, il le faisait avec calme, sérénité et une patience infinie. Il se montrait d’une très grande disponibilité : il écoutait attentivement chaque commentaire, chaque objection, en réponse, il exposait ses arguments, n’hésitant pas à se montrer didactique au besoin, toujours sur le même ton imperturbable, sans passion apparente, respectueusement presque. Devant ses collègues du conseil des ministres ou de l’Assemblée nationale, il n’hésitait pas à admettre qu’il y réfléchirait, s’informerait et reviendrait avec une réponse, engagement qu’il tenait toujours, sans se défiler. Tout au long de ce débat de tous les jours, il s’est montré tenace, accommodant sur les questions de détail, mais inflexible sur les principes. Car il ne perdait jamais de vue son grand objectif, bouleverser en profondeur et en faveur de la langue française le rapport avec la langue anglaise par l’application de mesures réalistes, efficaces, mises en vigueur par des organismes les plus indépendants possible de l’appareil politique partisan.

La première mouture de la Charte de la langue française fut adoptée le 26 août 1977, il y a plus de trente ans. La chose faite, le Dr Laurin passa immédiatement au dossier suivant, la conception et l’élaboration d’une Politique québécoise de développement culturel. Ce fut la fin de notre collaboration, qui ne dura qu’une très courte période d’à peine huit mois mais intense.

Une situation devenue plus complexe

Depuis lors, bien des choses ont changé et la situation de la langue française a continué à évoluer.

Certaines dispositions de la Charte de la langue française ont été très tôt contestées devant les tribunaux jusqu’en Cour suprême du Canada, ironie du statut du Québec comme province. Les arrêts de la Cour suprême ont obligé les gouvernements québécois successifs à modifier le texte de la loi à plusieurs reprises. Récemment, la Cour suprême s’est prononcée une fois de plus, cette fois pour déclarer inconstitutionnelle la loi 104 de 2002, qui modifiait la Charte de la langue française. Cette loi corrigeait une faille de la loi 101 qui permettait aux parents allophones qui en avaient les moyens d’acheter le droit pour leurs enfants de fréquenter l’école de langue anglaise en les inscrivant d’abord dans une école privée de langue anglaise non subventionnée, ce qui constituerait alors pour ces enfants « la majeure partie de l’enseignement primaire reçu au Québec » et les rendrait admissibles, eux et leurs frères et sœurs, à l’école publique de langue anglaise conformément au troisième l’alinéa de l’article 73.

D’autre part, la notion même de politique linguistique s’est élargie pour inclure l’immigration et l’enseignement du français, langue maternelle et langue d’intégration des enfants d’immigrants récents.

Le gouvernement du Québec a négocié avec le gouvernement fédéral et obtenu une plus grande participation à la définition et à l’application de la politique d’immigration. Le nombre annuel d’immigrants a considérablement augmenté, y compris la proportion des immigrants ayant une connaissance de la langue française. À leur arrivée, les immigrants ont tendance à se concentrer massivement dans la région de Montréal alors que les jeunes ménages québécois ont eu et ont encore tendance à s’installer dans les banlieues nord et sud de Montréal. L’intégration culturelle et linguistique des immigrants à la communauté francophone connaît de sérieux ratés, la langue anglaise du continent exerce sur eux un très grand attrait, le caractère français de la grande région de Montréal s’en trouve sans cesse compromis, menacé même, d’autant plus qu’actuellement, les immigrants sont laissé libres d’apprendre le français[5] .

Au ministère de l’Éducation, on a tendance depuis des années à considérer le français comme une matière au programme parmi bien d’autres, sans avoir conscience du fait que cet enseignement est un élément essentiel de la politique linguistique, puisque l’avenir de la langue française au Québec dépend étroitement de la qualité et de l’efficacité de son enseignement. De la même manière, le ministère de l’Éducation considère l’enseignement de l’histoire comme une simple matière, sans concevoir que cet enseignement est au fondement même de l’identité collective québécoise, tant pour les francophones que pour les anglophones, et qu’il est essentiel à l’intégration culturelle des allophones en voie de devenir citoyen québécois.

La politique linguistique québécoise est donc devenue nettement plus complexe qu’elle ne l’était en 1977, même si la Charte de la langue française en demeure toujours le fondement législatif essentiel.

Un succès mitigé

La question qu’on peut toutefois se poser n’en demeure pas moins pertinente : quels ont été les effets du traitement de choc que le Dr Laurin voulait faire subir à la population québécoise en concevant la Charte de la langue française? Nous examinerons la question sous les deux angles les plus significatifs, d’abord sous l’angle du sort qu’ont connu les mesures qu’il y avait introduites et qui avaient été jugées radicales à l’époque, puis sous celui de l’effet global de la Charte de la langue française sur la société québécoise et sur la perception de l’importance de la langue française chez les Québécois francophones par rapport à la langue anglaise. Nous sommes parfaitement conscient que nous entrons ici dans le domaine de l’appréciation subjective des faits. Il n’y a pas d’autre moyen cependant de faire avancer la discussion.

Voyons d’abord ce que sont devenues les mesures introduites par le Dr Laurin dans la Charte de la langue française de 1977[6] .

Les droits linguistiques fondamentaux énoncés au chapitre II de la loi ont conservé toute leur valeur symbolique, mais n’ont connu aucune application juridique réelle, sauf à servir à l’interprétation d’une disposition particulière. En effet, les juges des diverses instances juridiques furent unanimes à considérer que ces énoncés étaient strictement déclaratoires, du fait qu’ils sont de portée trop générale pour qu’un citoyen puisse s’appuyer uniquement sur l’un d’eux pour entamer une poursuite.

La règle selon laquelle les projets de lois sont rédigés, présentés et adoptés uniquement en français et que seul le texte français des lois et règlements est officiel fut immédiatement contestée devant les tribunaux en invoquant l’article 133 de la Loi constitutionnelle du Canada de 1867 qui stipule que « les lois du parlement du Canada et de la législature du Québec devront être imprimées et publiées dans ces deux langues (le français et l’anglais) ». La Cour suprême déclara inconstitutionnelle la disposition de la Charte et le gouvernement Lévesque n’eut d’autre choix que de la modifier. L’une des deux mesures les plus symboliques de la Charte de Camille Laurin disparaissait et le statut quo ante était rétabli. Pas tout à fait cependant, puisque le Québec n’est jamais revenu aux textes de lois et règlements bilingues sur deux colonnes comme précédemment. Les deux versions, officielles l’une et l’autre, sont maintenant présentées en deux textes distincts.

La seconde mesure de la Charte de 1977, encore plus hautement symbolique que la précédente parce qu’elle était observable partout au Québec, à la devanture de tous les établissements commerciaux, était la règle selon laquelle « l’affichage public et la publicité commerciale se font uniquement dans la langue officielle », c’est-à-dire en français. Cette mesure a eu un profond effet psychologique sur toute la population du Québec, bien qu’elle ait été contestée devant les tribunaux durant des années et peut-être justement parce qu’elle était contestée devant les tribunaux. D’une part, l’arrêt de la Cour suprême de 1988 stipula que cette disposition violait le droit à la liberté de parole et à l’égalité des citoyens garantis l’un et l’autre par la Charte canadienne des droits et libertés. Par contre, la Cour était d’avis que le législateur québécois serait en droit d’exiger « la nette prédominance du français » pour sauvegarder l’image publique du caractère français du Québec. Bien des Québécois ont estimé à l’époque et estiment encore aujourd’hui que l’extension du droit à la liberté de parole au discours commercial était fort discutable et que la règle de la nette prédominance serait difficile et ridicule à appliquer parce qu’elle exige une évaluation subjective de chaque affiche et le recours à la mesure de la taille et de l’espace de chaque langue, pratique qui, de fait, fut tournée en ridicule par la presse anglophone.

Par contre, l’affichage public à l’extérieur des établissements et la publicité destinée au public uniquement en langue française se sont effectués de 1977 à 1993, soit durant 16 ans, le Québec s’étant prévalu de la clause dérogatoire de cinq ans à la suite de l’arrêt de 1988. La mesure a donc eu largement le temps de produire des effets réels et durables. Tout le paysage commercial a été profondément et durablement modifié. Les Québécois se sont habitués à l‘affichage en français, tant la chose leur a semblé aller de soi. Le retour à l’affichage bilingue leur a semblé anormal, les a choqués et frustrés de ce qu’ils considéraient maintenant comme un droit. Bien des commerçants ont préféré conserver les affiches en langue française, soit parce que ça allait de soi dans leur environnement, soit qu’ils ne voulaient pas devoir payer à nouveau pour en changer selon la règle de la nette prédominance. Les Québécois acceptent encore et toujours très mal les raisons sociales anglaises et ils acceptent encore plus mal que des conventions commerciales internationales les leur imposent.

L’emploi du français comme langue de l’Administration s’est généralisé dans tous les ministères et services du Québec au point que la connaissance du français, surtout écrit, agit aujourd’hui comme un obstacle au recrutement des nouveaux fonctionnaires. Cependant, l’emploi de la langue anglaise par la même Administration n’a cessé de gagner en importance, à partir du principe que les citoyens québécois de langue anglaise avaient le droit d’être servis et de recevoir les formulaires et documents dans leur langue. Sauf que ce qui était admissible pour les citoyens de langue maternelle anglaise devient discutable quand il s’agit d’immigrants récents qui préfèrent la langue anglaise à la langue française. De plus, ce qui était au départ prévu pour la correspondance avec les personnes physiques s’est généralisé par la suite dans les systèmes téléphoniques automatisés et dans les sites des ministères et organismes au point que l’Administration québécoise projette davantage l’image du bilinguisme systématique français/anglais que du français langue officielle du Québec, puisque ces systèmes offrent aux citoyens, de plus en plus souvent, le choix entre l’une ou l’autre langue. Cette dérive a certainement des conséquences sur la langue de travail des fonctionnaires.

La règle générale selon laquelle tous les enfants doivent, au Québec, fréquenter l’école française, sauf les enfants dont le père ou la mère a reçu au Québec l’enseignement primaire en anglais, vaut toujours aujourd’hui, avec succès, malgré une légère modification, la substitution de la clause Canada à la clause Québec concoctée par le gouvernement Trudeau au moment du Rapatriement de la Constitution canadienne. L’effet le plus spectaculaire de cette mesure est le renversement complet de la tendance des parents immigrants à inscrire leurs enfants à l’école anglaise et l’arrivée en nombre des enfants immigrants dans les classes des écoles françaises. Dans la grande région montréalaise, en particulier, l’effet conjugué de la concentration des immigrants récents et de l’exode des francophones vers les banlieues a modifié du tout au tout la composition de la population scolaire et multiplié le nombre d’écoles et de classes dont la majorité des élèves sont d’une autre langue que le français. Elles sont ainsi devenues de véritables magmas de langues et de cultures que l’école cherche à unifier par la connaissance et l’emploi de la langue française, parlée et écrite, comme langue commune. Personne, sauf le personnel de ces écoles, ne semble percevoir et prendre en compte l’énormité et la difficulté pédagogique de la tâche.

Les dispositions relatives à la langue de travail des entreprises, à la commercialisation en français des produits de consommation courante et au service en français de la clientèle francophone n’ont jamais été contestées. Par contre, leur mise en application n’est pas toujours facile.

Un mot sur une disposition de la Charte qui n’a cessé d’être contestée, celle qui créait la Commission de surveillance, la fameuse « police de la langue » vilipendée par la presse anglophone. Créé en 1977, l’organisme lui-même fut aboli une première fois en 1993 par le second gouvernement libéral de Robert Bourassa (ministre Claude Ryan), rétabli en 1997 par le gouvernement du Parti Québécois de Lucien Bouchard (ministre Louise Beaudoin), supprimé à nouveau en 2002 par le gouvernement du Parti Québécois de Bernard Landry (ministre Diane Lemieux). À chaque abolition, la fonction et les pouvoirs de la Commission étaient transférés à l’Office de la langue française, ce qui ne changeait rien au contrôle de l’application de la loi, tout en lui enlevant une trop grande visibilité et en évitant les conflits d’interprétation et de stratégie d’application entre deux organismes de la Charte.

Mais un changement profond

Plus globalement, au-delà et grâce à ces dispositions sectorielles plus ou moins modifiées au fil du temps, la Charte de la langue française de Camille Laurin est certainement le texte de loi qui a le plus profondément modifié la société québécoise, notamment les relations entre les Québécois et leurs concitoyens anglophones et allophones.

La Charte de la langue française déclare le français, langue officielle du Québec, mais, à la différence de la loi 22, la Charte confirme ce statut par des dispositions qui imposent l’emploi du français comme langue normale et habituelle de l’Administration, du commerce et des affaires, de même que comme langue de travail dans tous les établissements de plus de 50 employés. En principe, chacun devrait pouvoir faire carrière en langue française, à tous les niveaux hiérarchiques et dans toutes les fonctions, et non plus seulement dans les tâches d’exécution comme auparavant. Ces dispositions ont largement contribué à augmenter la présence des francophones dans la monde des affaires et à la direction des entreprises, donc à améliorer substantiellement leur niveau de revenu. Cet idéal, utopique pour certains, a pénétré profondément l’esprit des Québécois et demeure encore aujourd’hui l’objectif à atteindre, personnellement et collectivement.

Les Québécois anglophones ont très vite compris qu’ils perdaient leur statut de minorité dominante, avant-garde au Québec de la majorité anglophone du reste du Canada. Ils se sont mis à l’étude et à l’emploi de la langue française, enfants d’abord, adultes ensuite. Aujourd’hui, ils sont collectivement davantage bilingues que les francophones. La bonne vieille frontière entre francophones et anglophones tend à disparaître dans toutes les villes, quoique le West Island subsiste et résiste toujours à Montréal comme une sorte de dernier bastion du passé.

Par contre, la Charte de la langue française n’a pas réussi à modifier en profondeur l’attitude des francophones à l’égard de la langue anglaise, qui demeure contradictoire. D’une part, grâce à la Charte, les francophones se sentent en totale sécurité linguistique, puisqu’elle leur garantit partout au Québec le droit d’employer leur langue en toutes circonstances et d’être servis en français. D’autre part cependant, l’intensification de la mondialisation des échanges économiques, le recours à la langue anglaise comme langue mondiale de communication qui crée l’illusion que l’anglais suffit partout, la généralisation d’Internet comme moyen de communication, toute cette transformation technologique récente a entraîné une augmentation considérable de l’usage de la langue anglaise au Québec. Non pas cette fois qu’elle soit la langue de gestion des entreprises, mais du fait qu’elle soit devenue la langue des relations avec l’extérieur, avec les clients, les fournisseurs, les banques de données, etc., même si les communications intérieures continuent de se faire en français conformément à la loi. La langue anglaise est également la langue la plus fréquente des sites Internet et domine largement les domaines du cinéma et de la chanson populaire, tous styles confondus. Les Québécois sont parfaitement conscients de l’importance accrue de la langue anglaise. Les entreprises du Québec se sentent en droit d’en exiger la connaissance comme condition d’embauche ou de promotion. De nouveau, par ce détour non prévisible à l’époque où Camille Laurin concevait la Charte, la langue anglaise a retrouvé son statut de langue indispensable, la plus nécessaire et utile à maîtriser pour bien réussir sa vie. La langue française redevient, non pas la langue des porteurs d’eau comme naguère, mais au mieux la langue de l’intimité territoriale collective sous le titre de langue commune du Québec.

Une loi toujours explosive

La contestation de la Charte de la langue française a pour ainsi dire cessé, du moins elle n’est plus l’objectif avoué d’une certaine minorité anglophone extrémiste. Elle est aujourd’hui le fait de citoyens individuels, conseillés par quelques avocats, toujours les mêmes, qui s’en sont fait une spécialité. La très grande majorité des citoyens québécois reconnaissent aujourd’hui que la Charte de la langue française était nécessaire et qu’elle a instauré au Québec une forme de paix linguistique après les tourmentes de la crise de Saint-Léonard et des années d’application des lois 63 et 22, dont le souvenir se perd au fur et à mesure que le temps passe et que les générations se succèdent.

Il ne faut pas cependant se faire d’illusion, cette acceptation en est une de lassitude pour les uns et de dépit pour les autres, un fragile compromis en somme.

La Charte de la langue française conserve encore toute sa charge symbolique explosive. La modifier, même pour une question de détail, risque de déclencher une nouvelle crise linguistique. Tout gouvernement au pouvoir au Québec le sait très bien et calcule le risque politique qu’il courra s’il s’y aventure. On comprend alors pourquoi le gouvernement libéral de Jean Charest ait choisi de revenir à une politique surtout incitative, qui avait été celle du premier gouvernement Bourassa et qui avait lamentablement échoué, au point de forcer ce gouvernement à proposer et à faire adopter la loi 22. Ce ne sont pas tant les arrêts de la Cour suprême qui ont affaibli la Charte de la langue française que la démission du gouvernement et des citoyens à la faire respecter et appliquer. Les francophones sont abandonnés à eux-mêmes face aux pressions économiques et démographiques qui continuent plus que jamais à jouer en faveur de la langue anglaise.

Avec la conséquence que beaucoup de citoyens ont la conviction que la langue française recule devant la langue anglaise, surtout à Montréal, que la politique d’intégration linguistique des immigrants est manifestement en panne et que l’enseignement du français est un échec, dénoncé depuis des années sans que le ministère de l’Éducation ne réussisse à corriger la situation.

Qui donnera le coup de barre qui s’impose? Qui osera être le Camille Laurin de l’époque qui s’amorce, qui dira haut et fort que rien ne va plus et qui proposera une Charte de la langue française qui réponde à la situation d’aujourd’hui et de demain? Mais attention, futur héros, c’est un rôle dangereux. Le souvenir de Camille Laurin demeure encore sulfureux dans la mémoire collective, au point qu’il a fallu attendre 32 ans pour qu’un gouvernement ose lui rendre hommage en donnant son nom à un édifice public. Et encore, est-ce le siège social montréalais de l’Office de la langue française. Sans doute, plus tard, y aura-t-il une petite plaque de cuivre à la devanture de ce vieil édifice pour rappeler la mémoire de celui qui a le plus profondément modifié, par son action, la situation de la langue française au Québec et les attitudes des citoyens à son endroit.

Notes

Référence bibliographique

Corbeil, Jean-Claude, « Camille Laurin, le paisible provocateur », L’œuvre de Camille Laurin : la politique publique comme instrument de l’innovation sociale, Presses de l’Université Laval, 2010 [2009], p. 87-99. [article]