La langue française au Québec face à ses défis

Jean-Claude Corbeil

Le Québec contemporain est le principal foyer de langue française au coin nord-est de l’Amérique du Nord. Il est, avec l’Acadie, l’ultime héritier de la présence de la France dans le Nouveau Monde, qui, au XVIIe siècle, était partagée entre une implantation sur la façade atlantique, l’Acadie, avec la fondation, en 1605, de Port-Royal, et une autre dans la vallée du Saint-Laurent, le Canada, avec la fondation de Québec en 1608.

La langue française, au Québec comme en Acadie, garde dans son usage de nombreuses traces de la langue apportée en Nouvelle-France par des colons français d’origine sociale très diversifiée : paysans et ouvriers, militaires de tous rangs, haut et bas clergé, personnes de la noblesse qui deviendront les seigneurs de la nouvelle colonie, administrateurs représentants du Roy. La population n’était pas homogène du point de vue linguistique. Les uns étaient originaires de l’Île-de-France et des régions avoisinantes et parlaient le français du Roy (environ 25 %). D’autres parlaient le dialecte de leur région, mais connaissaient suffisamment le français de l’Île-de-France pour en faire usage (environ 30 %). Et finalement, les individus qui composaient le dernier groupe parlaient surtout leurs dialectes d’origine (environ 45 %).

En Nouvelle-France, tous ces gens se sont trouvés mêlés sur un étroit territoire dans une relation d’interdépendance pour leur propre survie. Par la force des choses, les différences linguistiques se sont fondues dans un certain usage du français du Roy, puisque c’était la langue des autorités politiques et religieuses de la colonie. Ces Français déracinés devaient, au jour le jour, nommer les réalités de leur nouvel environnement : faune, flore, climat, mœurs des premiers habitants du continent, les Amérindiens et les Inuits, avec lesquels ils étaient en contact permanent (beaucoup plus que maintenant). Ils l’ont fait soit en puisant dans leur propre lexique, langue du Roy et dialectes des provinces d’origine, soit en empruntant des mots aux langues amérindiennes et à l’inuktitut. Une variété de la langue française propre à la colonie s’est ainsi constituée et greffée sur le tronc commun de la langue.

La Nouvelle-France subsista jusqu’à la défaite des troupes françaises aux mains des Anglais sur les Plaines d’Abraham en 1759, confirmée en 1763 par le traité de Paris par lequel la France cédait à l’Angleterre tous ses territoires d’Amérique. La Nouvelle-France devenait une colonie britannique et le Canada, l’une des anciennes colonies de la Nouvelle-France, devenait « The Province of Quebec ». Cette conquête modifia en profondeur la composition de la population ainsi abandonnée à son sort et eut de sérieuses conséquences sur le français parlé sur ce territoire.

Après le traité de Paris, une partie de la population de la Nouvelle-France quitta le pays, notamment les administrateurs, les officiers et les militaires de la garnison, et, avec eux, tous ceux qui préféraient regagner la France plutôt que de vivre sous tutelle anglaise. Y restèrent environ 10 000 familles, quelques seigneurs, une partie du clergé, les marchands, les artisans et les paysans, soit plus de 65 000 personnes dont le plus grand nombre vivait de l’agriculture. Ces personnes, qu’on appelait les Canadiens[1], étaient trop liées au pays pour accepter d’en partir.

Du jour au lendemain, les relations avec la France furent interdites. Les marchands français se trouvèrent ainsi coupés de leurs créanciers et de leurs fournisseurs, donc ruinés. Les marchands anglais, des treize colonies américaines de l’époque envahirent la nouvelle colonie britannique et prirent le contrôle de l’économie et du commerce, et ce, bien entendu, en faisant l’usage de la langue anglaise. Par la suite, dans la mouvance de l’industrialisation qui prenait alors son essor en Angleterre et aux États-Unis, devenus indépendants depuis 1776, ils créèrent, au milieu du XIXe siècle, les premières entreprises du Canada. L’anglais devenait la langue de travail, imposée à la classe ouvrière naissante et majoritairement francophone.

L’Angleterre poursuivit dans sa nouvelle colonie la politique de peuplement qui lui avait si bien réussi dans les colonies américaines. Au départ, elle donna la priorité à des immigrants de langue anglaise et prit soin d’intégrer ces nouveaux arrivants à la minorité de langue anglaise et de réduire ainsi le poids démographique des francophones qui représentaient déjà à l’époque plus de 80 % de la population vivant dans « The Province of Quebec ». Par la suite, au fur et à mesure que le Canada prenait en main son propre destin, la politique d’immigration se diversifia, tout en continuant à privilégier l’immigration de langue anglaise. Au début des années soixante-dix, le Québec négocia sa propre politique d’immigration avec le gouvernement fédéral et obtint de sélectionner une partie des immigrants qui venaient au Canada pour résider au Québec.

Ces événements historiques sont à la source des défis que doit actuellement relever le Québec pour assurer l’avenir de la langue française en terre d’Amérique : le défi de la concurrence de la langue anglaise et celui de la variation de la langue française au Québec par rapport au français de France.

Le défi de la concurrence de la langue anglaise

En conquérant la Nouvelle-France, l’Angleterre y a introduit sa conception de la démocratie fondée sur le parlementarisme et ses institutions politiques, notamment des procédures de résolution des conflits sociaux par la discussion. C’est là l’un des aspects positifs de la Conquête.

Par contre, sur le plan linguistique, les conséquences furent désastreuses. La langue française perdit de son prestige au sein de la population, même chez les francophones, à l’avantage de la langue anglaise, langue du pouvoir politique, langue du commerce et des affaires et langue de gestion et de travail des entreprises. En conséquence, les francophones se sont insidieusement anglicisés. Nous y reviendrons plus longuement au point suivant.

À partir de 1960, la prédominance de la langue anglaise est de plus en plus vigoureusement contestée par les Québécois francophones[2], autant au Québec dans tous les domaines de l’économie que dans les institutions politiques du Canada où l’usage de la langue anglaise était quasi exclusif. La crise linguistique s’accentue rapidement, au point que les partis politiques sont obligés d’en prendre acte. La crise devient politique.

Pour aborder une question aussi délicate que complexe, les gouvernements et les citoyens pouvaient avoir recours à deux procédures de consultation, héritage de la démocratie britannique. Le gouvernement, de sa propre initiative ou à la demande des citoyens pouvait créer une commission royale d’enquête publique à laquelle il confierait le soin de décrire objectivement tous les aspects du problème et recommander des solutions. Ou encore le gouvernement pouvait soumettre à la population, pour discussion, un livre blanc, c’est-à-dire un énoncé de la politique qu’il entendait soumettre à l’Assemblée nationale pour adoption. Ces procédures offrent un avantage double. Elles obligent les citoyens à faire valoir leurs points de vue devant la commission ou encore, dans le cas d’un livre blanc, de les faire valoir auprès du gouvernement. Grâce aux médias, le débat devient public plutôt que de se réduire à des tractations de coulisses, les opinions contradictoires se manifestent et l’opinion publique est mieux informée des diverses solutions proposées par les uns et les autres. De plus, autre avantage, une commission d’enquête a les moyens de confier à des experts le soin d’approfondir l’examen du problème sous ses différents aspects, culturel, linguistique, historique, démographique, économique, psychologique et, bien évidemment, politique. Le débat gagne ainsi en réalisme.

Pour que tous les citoyens prennent conscience de la situation de la langue française face à la langue anglaise au Québec, le gouvernement québécois créa en décembre 1968 la Commission d’enquête sur la situation de la langue française et sur les droits linguistiques. Le mandat de la Commission était « de faire enquête et rapport sur la situation du français comme langue d’usage au Québec et [de] recommander les mesures propres à assurer a) les droits linguistiques de la majorité aussi bien que la protection des droits de la minorité [anglophone], b) le plein épanouissement et la diffusion de la langue française au Québec dans tous les secteurs d’activité, à la fois sur les plans éducatif, culturel, social et économique ».

Pour mener à bien ce mandat, la Commission se dota d’un groupe de recherche multidisciplinaire chargé de décrire l’origine et les divers aspects de la concurrence entre le français et l’anglais. Ce groupe procéda à une analyse détaillée de la situation et produisit 28 études spécialisées qui servent aujourd’hui de référence pour évaluer le chemin parcouru depuis cette époque. De plus, la Commission organisa des audiences publiques à travers le Québec et donna ainsi aux citoyens, aux organismes sociaux et aux groupes de pression l’occasion de soumettre un mémoire présentant leurs points de vue. Les principales recommandations de la Commission furent de faire du français la langue commune du Québec, de déclarer le français langue officielle, d’imposer le français comme langue des communications internes des entreprises, d’assurer l’emploi du français dans le commerce et les affaires, de même que dans tous les services publics.

Entre 1969 et 1977, les trois différents partis politiques qui formèrent successivement le gouvernement du Québec, soit le parti de l’Union nationale, le Parti libéral et le Parti québécois, donnèrent suite à ces recommandations en proposant et en faisant adopter par l’Assemblée nationale, trois lois d’ordre linguistique : la première en 1969 (loi dite 63, Loi pour promouvoir la langue française au Québec), la deuxième en 1974 (dite loi 22, Loi sur la langue officielle), la dernière en 1977 (dite Loi 101, la Charte de la langue française). La proposition de cette Charte avait été précédée du dépôt d’un livre blanc intitulé La politique québécoise de la langue française, qui en annonçait les intentions et les principales dispositions et qui suscita un vif débat dans l’opinion publique[3]. Entre 1983 et 2002, cette Charte fut amendée à plusieurs reprises, et ce, surtout pour tenir compte des arrêts rendus par la Cour suprême du Canada à la suite de la contestation de certaines dispositions de la loi.

En somme, après toutes ces discussions, procès et débats parlementaires, le statut de la langue française au Québec s’est profondément amélioré. Le français a acquis une réelle motivation socioéconomique en devenant la principale langue de travail et la langue des services publics de tous ordres, ce qui encouragea les anglophones et les immigrants à apprendre le français. Le français est maintenant la langue publique commune de la majorité des citoyens. Enfin, les affrontements linguistiques ont cessé, personne ne conteste plus la prédominance du français au Québec ni la nécessité de la Charte. La cohabitation des nombreuses langues d’immigration est nettement plus harmonieuse. Le Québec connaît maintenant une certaine forme de paix linguistique qu’il entend maintenir. Cependant, la situation à Montréal demeure préoccupante. En effet, la division territoriale historique entre francophones à l’Est et anglophones à l’Ouest se maintient encore aujourd’hui. Sans compter que les immigrants se concentrent à Montréal alors que les francophones ont tendance à se déplacer vers la banlieue et que les mesures de francisation des immigrants sont peu efficaces. D’année en année, la proportion des francophones à Montréal diminue régulièrement.

Le défi de la variation du français

La variation du français au Québec est d’abord d’origine sociale. Comme il arrive dans toutes les langues, la manière d’utiliser le français varie selon l’origine sociale et le niveau d’instruction du locuteur, surtout à l’oral. Cette variation est beaucoup plus marquée au Québec qu’en France, ce qui surprend les visiteurs francophones ou francophiles. Ce sont surtout la prononciation et le lexique qui sont affectés. La variation est également géographique, en ce sens que l’usage du Québec est différent de celui de la France hexagonale et des autres pays membres de la francophonie.

Les raisons de cette variation sont multiples

Certains traits du français de la Nouvelle-France subsistent dans l’usage actuel, notamment dans la prononciation de certains mots dont ceux du groupe [wa] en [wé] ou en [wè] selon le bon usage du xvif siècle, comme dans moé (moi), soér (soir), avoèr (avoir). Ces traits subsistent surtout dans le lexique avec, par exemple, des mots comme abrier (couvrir), bûcher (du bois), garrocher (lancer), tuque (bonnet de laine), achalandage (clientèle), creux (profond).

De nombreux mots amérindiens et inuits d’usage courant servent à désigner des peuples (Attikameks), des lieux (Québec, Hochelaga, Natashquan), des réalités et coutumes de ces cultures (igloo, anorak, kayak, mocassin, squaw) ou encore à nommer des plantes (atoca, pimbina) et des animaux (maskinongé, carcajou, ouaouaron).

De plus, et c’est sans doute là la cause la plus importante du point de vue historique, le français du Québec a été profondément anglicisé à partir de la Conquête. Cette anglicisation a touché aussi bien la syntaxe que le vocabulaire de la langue commune (le lexique) et des langues de spécialité (les terminologies). Ce fut une profonde contamination, dont on a grand peine à sortir aujourd’hui, et qui se renouvelle de génération en génération. Il n’est pas toujours facile de faire le partage entre les mots anglais nécessaires (les emprunts), qui désignent souvent des institutions, par exemple coroner, whip, common law, et les mots anglais inutiles (les anglicismes) qui doublent les mots français correspondants, par exemple laptop (ordinateur portable ou portable), software (logiciel), bumper (pare-chocs), balance (solde), breuvage (boisson), prendre pour acquis (to take for granted, au lieu de « tenir pour acquis »), garder la ligne (to keep the line, au lieu de « rester en ligne, ne pas quitter »).

Une autre des raisons majeures de la variation du français au Québec est liée au fait que les Québécois sont de grands inventeurs de mots, spontanément ou délibérément, soit pour nommer des réalités nouvelles, soit en lieu et place de mots anglais, souvent en provenance des États-Unis voisins. D’après l’enquête menée par Marie-Éva de Villers[4], cette raison est la source la plus importante des différences observées entre le vocabulaire du journal Le Monde et celui du journal Le Devoir, celle qui est plus productive d’écarts que chacune des sources précédentes. Il peut s’agir de formes nouvelles qui sont créées en utilisant les procédés de formation des mots conformes à la morphologie de la grammaire française. Ainsi, « magasin » donne magasiner, magasinage pour « shopping » en anglais, « clavier (d’ordinateur) » donne clavardage pour « chat » en anglais, « pourvoir » donne pourvoirie pour désigner un établissement de service à des voyageurs amateurs de nature « courrier électronique » donne courriel pour « mail » ou « e-mail », motoneige et motomarine servent à désigner un moyen de déplacement sur la neige ou sur l’eau qui se conduit comme une moto, brigadier désigne une personne qui assure la sécurité des écoliers sur le chemin de l’école, CÉGEP (collège d’enseignement général et professionnel) donne cégépien, tout comme PQ (Parti québécois) donne péquiste. Il peut également s’agir de sens nouveaux attribués à un mot du lexique français, par exemple, dépanneur (épicerie de proximité), décrocher (quitter prématurément l’école) d’où décrocheur, babillard (adjectif en français, substantif au Québec pour désigner un tableau d’affichage), canot (embarcation légère, canoë), d’où canoter, canotage, aviron et avironner (pagaie et pagayer). Plusieurs de ces néologismes québécois passent totalement inaperçus tant ils sont de facture française, comme c’est le cas, autres exemples, pour terminologue, déneigeur, bilinguiser et bilinguisation, francophoniser et francophonisation.

Dès le milieu du XIXe siècle, les Canadiens français les plus instruits prirent conscience et s’inquiétèrent du fait que l’usage du français au Québec s’éloignait de plus en plus du « bon » français[5]. Leur première réaction fut de colliger et de dénoncer les écarts, surtout les anglicismes. Une kyrielle d’articles et de lexiques se mirent à paraître sur le thème « Dites ... ne dites pas ». Ils lancèrent des campagnes de « bon parler français » qui faisaient appel à la fierté nationale, par exemple sous le slogan « Bien parler, c’est se respecter ». En réaction, d’autres mirent de l’avant l’idée que tout n’était pas condamnable, que bien des mots venaient du vieux fond français apporté en Nouvelle-France par nos ancêtres, que ces mots s’étaient perpétués de génération en génération par la tradition orale et que certains étaient toujours d’usage dans les provinces de France, même s’ils ne figuraient pas dans les dictionnaires publiés à Paris. Ils entreprirent la recherche des sources dialectales françaises des mots québécois et publièrent les résultats de cette enquête sous le titre Glossaire du parler français au Canada[6].

Mais la réaction la plus spectaculaire, la plus scandaleuse même, vint d’un groupe d’écrivains qui, vers 1960, choisirent d’écrire dans la langue populaire québécoise, dans la langue de ceux qui disaient joual à la place de cheval. Leur intention était d’illustrer la profonde aliénation du peuple québécois, sous-scolarisé, contraint de travailler en langue anglaise et méprisé par ceux des leurs qui avaient eu la chance d’aller à l’école et à l’université. En montrant le vrai visage de la langue populaire du Québec, ils espéraient provoquer des réactions, politiques au premier chef, mais aussi le désir chez les francophones d’une revitalisation de leur langue. La présentation au théâtre, en 1968, de la pièce de Michel Tremblay, Les belles-sœurs, fut le point fort de la querelle qui s’amorça alors, la querelle du joual, qui partage encore aujourd’hui les Québécois entre tenants de la langue populaire et partisans d’une normalisation du français québécois.

Les questions actuelles

Le débat sur chacun des défis précédents s’est resserré et transformé. Le défi de la variation du français se cristallise maintenant autour de deux questions fondamentales : la variation est-elle légitime et quelle est la norme du français standard au Québec?

Le nombre des partisans d’un alignement pur et simple du français du Québec sur la norme française hexagonale, officielle et parisienne, diminue constamment et ils ont de moins en moins d’arguments pour soutenir leur position. Par contre, la plupart des linguistes, au Québec et ailleurs dans les autres pays francophones, y compris en France, répondent oui à la première question. Pour eux, la variation du français à travers le monde est non seulement légitime, mais elle est nécessaire et inévitable, puisque les francophones du monde n’ont ni le même environnement, ni la même histoire, ni le même imaginaire, en somme, la même culture. Toutes ces différences s’expriment dans les particularités de leurs langues respectives, qui sont autant de visages, de variétés de la langue française qu’ils ont tous en partage. D’ailleurs, autre argument de taille, toutes les langues du monde varient, ce qui est particulièrement vrai des langues européennes dont l’anglais, l’espagnol, le portugais et le français, qui se sont diffusées sur les cinq continents. Dès 1967[7], des linguistes québécois soutinrent publiquement que le français du Québec ne pouvait pas être rigoureusement identique à celui de France pour les motifs évoqués plus haut et que cette variation devait être contenue à l’essentiel et au nécessaire. Dans la francophonie naissante, les Québécois devinrent les champions de la variation du français.

La question de la norme est nettement plus complexe

On appelle norme l’idée que se font collectivement les locuteurs de la manière dont il convient de parler et d’écrire la langue. C’est, en somme, le modèle qui guide le comportement linguistique de chaque locuteur et le critère d’après lequel chacun juge de l’acceptabilité sociale d’une prononciation, d’une tournure de phrase ou d’un mot et évalue la langue d’un interlocuteur.

Le problème au Québec vient de ce que deux normes sociales se sont forgées au fil du temps, l’une chez les locuteurs instruits, très influencée par la langue écrite et la fréquentation des ouvrages de référence, l’autre chez les locuteurs moins scolarisés chez qui l’emploi de la langue est quasi uniquement oral. Ce partage de la population entre langue soutenue et langue populaire sur la base de la scolarité recoupe d’autres critères, notamment l’âge, le lieu de résidence et le revenu.

Ces deux normes cohabitent en relative harmonie. En fait, dans la vie quotidienne, le locuteur québécois s’inspire de l’une et de l’autre. Depuis la querelle du joual, chacune est illustrée par des textes littéraires. Le clivage n’est pas absolu. Par contre, la cohabitation a des limites. Il y a des moments où il faut choisir. On ne peut pas enseigner n’importe quelle langue, on ne peut pas parler de n’importe quelle manière à la radio ou à la télévision, les textes de l’Administration doivent être de bonne tenue, de même que les journaux, la publicité, les textes juridiques, etc. Dans les faits, il y a une norme qui est plus officielle que l’autre.

En principe, les Québécois acceptent l’idée d’une norme officielle commune, l’existence d’une langue standard. En pratique, ils ont beaucoup de mal à se mettre d’accord sur la description de cette norme, car, alors, il faut juger et exclure, ce qu’ils répugnent à faire.

Dernier point, le français continue à subir la concurrence de la langue anglaise, mais la source de la pression n’est plus la même.

À l’époque de la conception et de la rédaction de la Loi 22, en 1974, et quelques années plus tard, en 1977, de la Charte de la langue française, la source de pression était pour ainsi dire interne : elle découlait du fait que la langue anglaise avait acquis une motivation socioéconomique telle qu’elle était jugée par les francophones et les allophones plus essentielle que le français. Nous avons évoqué précédemment les causes de cette prédominance.

Depuis lors, l’application de la Charte de la langue française a substantiellement amélioré le statut économique de la langue française. La concurrence interne s’en est trouvé atténuée, mais pas au point de disparaître. En effet, autrefois, les communications d’une entreprise avec l’extérieur du Québec, avec des fournisseurs, des clients ou des actionnaires, étaient pour ainsi dire confiées à un groupe d’employés dont c’était la fonction spécifique et dont il était légitime d’exiger la connaissance de la langue anglaise. Maintenant, la généralisation d’Internet a totalement modifié la situation : aujourd’hui, n’importe quel employé d’une entreprise cherche sur le web les renseignements dont il a besoin et les trouve dans des sites le plus souvent de langue anglaise. Ainsi, la connaissance de l’anglais, à des niveaux de compétence très variables, est devenu utile à un plus grand nombre d’employés, avec la conséquence que les entreprises s’estiment en droit d’exiger la connaissance de la langue anglaise comme condition sine qua non d’embauche. Le Québec risque de revenir ainsi au point de départ, à l’époque où la langue la plus indispensable était l’anglais et non pas le français.

La pression vient maintenant de l’extérieur. Les sources principales en sont facilement identifiables. La communauté de langue française est très minoritaire sur le continent nord-américain et dans l’ensemble des trois Amériques. Mais surtout, la langue anglaise jouit du statut de langue commune universelle de la mondialisation des échanges économiques et exerce une forte pression sur la langue française et sur toutes les langues du monde. Dans cet univers commercial, les industries culturelles américaines font preuve d’une si grande vitalité que leurs produits envahissent tous les marchés nationaux, notamment du cinéma, de la musique populaire, des jeux électroniques, au point de compromettre la vitalité et la diffusion des œuvres des créateurs locaux. Ce phénomène s’observe dans presque tous les pays. Pour pallier ce danger d’uniformisation culturelle universelle, le Québec, dès 1999, a pris l’initiative avec la France de proposer l’adoption par l’UNESCO d’une convention pour protéger l’identité linguistique et culturelle de tous les pays. Les pays membres de la Francophonie ont entériné cette initiative lors du Sommet de Beyrouth, en 2002. Le Québec n’étant pas un pays souverain, c’est le Canada qui par la suite s’est fait, avec la France, l’un des principaux promoteurs de ce projet devant l’UNESCO. Le 20 octobre 2005, l’Assemblée générale de cet organisme a adopté, par cent quarante huit voix pour, vingt et une contre et quatre abstentions, la Convention pour la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles. La Convention a été, à ce jour, ratifiée par soixante quinze États et par la Communauté européenne. Elle reconnaît aux États le droit de mener des politiques culturelles et de prendre les mesures propres à protéger et à promouvoir leur identité culturelle. Elle donne valeur juridique au principe que les biens et les services culturels ne sont pas de simples marchandises, soumises comme toutes les autres aux règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Par contre, pour arriver à faire voter la convention, ses promoteurs ont dû mettre l’accent sur la protection culturelle et mettre en veilleuse la protection des langues nationales ou régionales, question plus embarrassante pour bien des pays membres de l’UNESCO.

On le voit, la langue française est bien vivante au Québec. Ses locuteurs font preuve d’une créativité et d’une combativité qui ne se sont jamais démenties depuis la Conquête anglaise.

Les Québécois francophones sont condamnés à vivre dangereusement. Ils sont aussi condamnés à l’excellence, seule stratégie de distinction possible. Et ils savent que, pour survivre, il leur faut s’appuyer sur tous les autres francophones et francophiles et sur tous ceux qui ont à cœur la diversité linguistique du monde.

Bibliographie

Notes

Référence bibliographique

Corbeil, Jean-Claude, « La langue française au Québec face à ses défis », Robert Laliberté (dir.), À la rencontre d’un Québec qui bouge : introduction générale au Québec, Paris, Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, 2009, p. 107-120. [article]