Une langue qui se planifie

Jean-Claude Corbeil

Pendant les quinze années qui séparent la Commission Laurendeau-Dunton (1963) de la Charte de la langue française (1977), une génération de Québécois de diverses disciplines, qui ont entrepris de réfléchir à la situation linguistique, mettent en mots et en lumière les enjeux du destin de la langue française au Québec et les fondements de son évolution, en vue d’en améliorer le statut et la qualité. Cet effort collectif de réflexion constitue l’acte de naissance de l’aménagement linguistique.

Le terme même d’aménagement linguistique a été forgé au Québec au début des années 1970, comme équivalent de ce que la sociolinguistique américaine désignait sous le nom de language planning. Au calque planification linguistique, qui provoquait une réticence certaine à cause de sa connotation dirigiste, on a préféré l’expression aménagement linguistique qu’on peut définir comme un effort à moyen et à long terme pour mieux tirer parti d’une ressource collective, la ou les langues, en fonction des besoins et des intérêts de la nation, selon un plan souple qui oriente l’évolution de la société sans la brusquer mais au contraire en réclamant son adhésion et sa participation[1].

L’aménagement linguistique vise deux grands objectifs. D’une part, l’aménagement du statut de la langue fixe le caractère et les obligations d’usage de la langue dans des domaines précis; au Québec, ce genre d’aménagement est défini par la Charte de la langue française. D’autre part, l’aménagement de la langue elle-même comme système social de communication poursuit un double but : décrire une norme standard de la langue par rapport à laquelle les autres variantes de la langue prennent leur valeur relative, et normaliser des vocabulaires de spécialités permettant de situer les différents termes, plus ou moins équivalents mais tous utilisés, par rapport à un terme recommandé.

L’aménagement du statut de la langue

Distinctions utiles

Au fil du temps, la réflexion a permis de préciser des concepts outils, qui ont encore cours ou dont la discussion se poursuit. Les plus importants ont trait aux distinctions à établir entre bilinguisme individuel et bilinguisme fonctionnel, entre communications individualisées et communications institutionnalisées, et entre intégration et assimilation.

Bilinguisme individuel/fonctionnel

Le terme bilinguisme s’est avéré beaucoup trop polyvalent pour être utilisé en aménagement linguistique. Peu à peu, des distinctions y ont été introduites, comme entre bilinguisme individuel et bilinguisme fonctionnel (on parle aussi de bilinguisme officiel, de bilinguisme institutionnel, voir à cet égard l’expression communications institutionnalisées plus loin). Le bilinguisme individuel est le fait d’une personne qui apprend une autre langue pour des motifs personnels, soit d’ordre culturel (voyager à l’étranger, découvrir une culture ou une littérature), soit d’ordre pratique (obtenir un poste, avoir accès à une documentation). Cette forme de bilinguisme est favorisée, au Québec, par l’école où l’on enseigne le français et l’anglais comme langues secondes, souvent l’espagnol comme troisième langue. Elle est considérée comme un enrichissement personnel et un atout dans une carrière. On se souviendra aussi que l’Énoncé de politique qui a donné naissance à la Charte de la langue française encourageait fortement l’apprentissage d’autres langues que le français[2].

Le bilinguisme fonctionnel découle du fait que certaines fonctions exigent la connaissance d’une autre langue, à des niveaux de compétence variables. Cette notion est d’application difficile en aménagement linguistique, parce que la tentation est toujours grande d’exiger toujours plus de bilinguisme sans que cela soit vraiment exigé par la fonction. La relation entre ces deux types de bilinguisme est évidente. Le système scolaire assure une connaissance de base des langues étrangères les plus demandés, que chaque individu utilisera pour occuper diverses fonctions tout au long de sa carrière, au besoin en améliorant la connaissance qu’il en a selon ses besoins et ses ambitions.

Communications individualisées/institutionnalisées

La distinction entre communications individualisées et communications institutionnalisées permet de faire porter les dispositions d’aménagement linguistique par les secondes et de respecter la liberté des premières. Les communications institutionnalisées sont celles d’une institution qui entre en relation avec ses membres (l’État avec les citoyens, une société avec ses actionnaires, un employeur avec ses travailleurs) ou avec ses clients, ses lecteurs, ses auditeurs, etc. L’institution a l’autorité de définir le type de langue dont elle fera sa norme et les moyens d’obliger ses membres à s’y conformer, puisque sa réputation, la qualité de ses services et même ses profits sont en cause. L’État peut encadrer l’exercice des communications institutionnalisées en ce qui a trait à l’emploi des langues (par exemple, pour éviter de mettre le français et l’anglais sur le même pied) et pour assurer le respect des citoyens. Par contraste, la communication individualisée n’est pas touchée par l’aménagement linguistique, puisqu’elle s’établit entre deux ou plusieurs personnes dans une relation de vie privée et doit demeurer entièrement libre de toute contrainte, sauf la contrainte inhérente au respect de l’interlocuteur.

Intégration/assimilation

Enfin, le Québec étant une terre d’immigration dont les citoyens sont de cultures et de langues diverses, il a été nécessaire de définir la relation entre la majorité et les minorités, par rapport à la langue d’abord et par rapport à l’insertion des membres des autres communautés dans la société québécoise globale. Sur le plan linguistique a émergé peu à peu une conception de la langue française à la fois langue officielle et langue commune du Québec, la notion de langue commune renvoyant à une manière de concevoir la langue française comme langue d’intercommunication entre tous les citoyens du Québec, puisqu’elle est la langue de la majorité, la langue de participation aux institutions de la société et la langue de promotion sociale et économique. L’insertion sociale s’est imposée presque immédiatement, à l’évidence pour ainsi dire, comme un processus d’intégration plutôt que d’assimilation. L’intégration elle-même comporte des niveaux : intégration de fonctionnement (connaître et savoir utiliser les institutions de la société), intégration de participation (devenir un citoyen actif au sein de la société) et intégration d’aspiration (faire sien l’avenir de la société). L’assimilation, au contraire, est une décision personnelle ou le résultat d’un processus à long terme; elle ne saurait être, au Québec, l’objectif d’une politique gouvernementale.

Principes et interventions

L’aménagement linguistique a été et est toujours le lieu d’un double effort intellectuel : un effort de réflexion sur les principes et les objectifs de l’aménagement linguistique et un effort d’opérationnalisation de ces principes et objectifs sous la forme de mesures concrètes, réalistes et légitimes dans notre type de société.

Des idées-forces

Ainsi se sont dégagées six idées-forces, qui servent, pour ainsi dire, de principes fondamentaux à l’aménagement linguistique du Québec et dont se sont inspirés les grands axes de la législation linguistique.

Les six principes fondamentaux de l’aménagement linguistique au Québec
1. Le bilinguisme officiel ne doit pas être le projet collectif de la société québécoise, car une langue plus faible (le français) mise à égalité avec une langue plus forte (l’anglais) finit par lui céder le pas.
D’où la disposition fondamentale de la Charte de la langue française : le français est la langue officielle du Québec.
2. Ce sont les institutions, et non les individus isolés, qui déterminent une situation linguistique donnée et qui peuvent, en conséquence, la modifier. La responsabilité incombe à chaque institution de veiller au statut et à la qualité de la langue dans ses communications internes et externes.
L’Administration publique québécoise est donc soumise à une politique gouvernementale d’emploi de la langue française, alors que la législation linguistique encadre l’usage du français et des autres langues dans les entreprises, les commerces et les services.
3. L’affichage public et la publicité commerciale se présentent aux yeux des citoyens comme le reflet visible du statut et de la qualité de la langue en usage dans un pays. Le message qu’ils envoient aux citoyens est d’une extrême importance à cet égard.
D’où les dispositions de la Charte de la langue française en matière d’affichage en français.
4. La protection du consommateur exige qu’on emploie et respecte sa langue dans les inscriptions et les documents qui accompagnent la commercialisation des biens de consommation courante et les offres de service.
D’où l’obligation imposée par la législation linguistique concernant la présence du français dans la présentation des produits.
5. Dans une société démocratique comme le Québec, les minorités culturelles ont le droit de vivre et de s’épanouir par le maintien de leurs langues et par leurs activités culturelles.
En conséquence, la loi autorise l’usage de toutes les langues pour ces activités culturelles (médias, associations, commerces de spécialités, institutions religieuses, etc.).
6. Les communications avec l’extérieur du Québec nécessitent souvent l’emploi d’autres langues que le français, le plus souvent l’anglais dans le contexte nord-américain.
La législation linguistique précise, en conséquence, les modalités d’usage d’une autre langue que le français pour ce genre de communications.

Des interventions stratégiques

L’application de ces principes doit être clairement balisée afin de maintenir l’équilibre social recherché. Les principales interventions en cette matière viennent généralement de l’État, qui, tout en restant attaché aux principes, doit aussi être à l’écoute des citoyens. Au Québec, l’aménagement linguistique est constitué d’un ensemble de mesures. La Loi linguistique (Charte de la langue française) en est la pièce maîtresse : elle a mis fin à la libre concurrence des langues au Québec qui désavantageait la majorité francophone. Au fil des ans, le gouvernement a complété cette loi en confiant des mandats à d’autres ministères, principalement en matière d’enseignement du français et en matière d’immigration et de formation linguistique des immigrants non francophones. La politique linguistique du Québec est donc définie à la fois par la Charte de la langue française et par d’autres dispositions, nombreuses d’ailleurs, qui touchent à la langue, directement ou indirectement.

De toutes les institutions relevant de l’État, l’école est sans doute celle qui est appelée à jouer le rôle le plus important dans l’aménagement linguistique du Québec. L’école a pour mission d’assurer la connaissance de la forme standard du français aux enfants dont c’est la langue maternelle, ce qui implique le passage d’un registre familier à un registre plus soutenu, non seulement en langue écrite, mais aussi en langue parlée. Ce passage n’a pas encore donné, à ce jour, les résultats escomptés.

L’école doit aussi enseigner le français, langue seconde, aux anglophones et l’anglais aux francophones. Dans l’un et l’autre cas, les parents voudraient que leurs enfants soient parfaitement bilingues à la sortie de l’école, ce qui est nettement au-delà des capacités de tout système d’enseignement, ici ou ailleurs, d’autant qu’il est très difficile de définir pour tous ce qu’on entend par « être bilingue ».

Enfin, l’école a également pour rôle de favoriser l’intégration des allophones à la langue de la majorité, le français, pour leur donner accès à la vie collective et au monde du travail, et faciliter leur promotion économique et sociale. En définitive, l’école joue un rôle de premier plan dans la diffusion du français comme langue commune du Québec.

L’aménagement de la langue elle-même

Au-delà du statut et de la place qu’occupe la langue dans l’usage public qu’on en fait, il convient aussi de s’intéresser à la langue en elle-même et à son développement. À ce sujet, on peut aborder trois thèmes : les attitudes face au français québécois (en lui-même et par rapport au français de France), les travaux de description des usages du français au Québec et la mise à niveau des vocabulaires de spécialités indispensables à la francisation des entreprises.

Les attitudes

Rappelons brièvement l’évolution de ces attitudes[3]. Au début des années 1960, les Québécois sont partagés sur la perception qu’ils ont de leur langue. Les uns disent qu’ils parlent très mal le français. Les autres soutiennent qu’ils parlent français à leur manière et que, si défauts il y a, ils proviennent soit de la faible scolarité moyenne de la population (ce que la création du ministère de l’Éducation peut corriger), soit de la domination de la langue anglaise (ce qu’une politique linguistique pourrait modifier). À cette époque, deux discours sur la langue s’opposent : le discours du joual-mépris (référence aux Insolences du frère Untel ou au lousy French de Trudeau) et le discours du joual-fierté, illustré par le courant littéraire en langue populaire urbaine (du Cassé de Jacques Renaud aux Belles-Sœurs de Michel Tremblay).

Puis, peu à peu, une perception plus réaliste de la langue se diffuse. On prend conscience que les usages de la langue française sont très variés, au Québec évidemment, mais aussi en France où tous les Français ne parlent pas comme dans les livres. Les registres de langue sont légitimes, et l’idéal n’est pas de les faire disparaître au profit d’un seul, mais plutôt de savoir quand et comment passer de l’un à l’autre selon les circonstances. Cette évolution aboutit finalement à soutenir qu’il existe une norme du français correct propre au Québec, pas très éloignée de la norme française (puisque l’intercommunication est possible), mais suffisamment marquée pour ne pas se confondre avec elle. En cela, la communauté linguistique québécoise est semblable à toutes les autres où l’on parle français différemment, en Belgique, en Suisse, en Afrique, dans les Antilles, et même en France.

Face à la langue anglaise, les attitudes sont nettement plus mouvantes. Un grand nombre de Québécois demeurent convaincus qu’il faut connaître l’anglais pour réussir, et ils l’affirment souvent comme un absolu, alors que cette nécessité varie beaucoup selon les types de secteurs et d’emplois, et selon la carrière de chacun. Toutes les fonctions de travail n’exigent pas nécessairement l’anglais. Mais la prolifération actuelle des postes pour lesquels on a tendance à exiger la connaissance de l’anglais contribue à maintenir la perception que l’anglais est une langue indispensable. De plus, le fait que l’anglais soit devenu « la » langue internationale, et que le français accuse un certain recul sur la scène mondiale, n’aide pas à valoriser le français pour qu’il s’impose réellement au Québec. D’une génération à l’autre, cette attitude d’insécurité face à l’anglais —liée de près au marché du travail— revient hanter les jeunes et aussi leurs parents.

La description des usages québécois

La manière de décrire les usages de la langue française au Québec a évolué considérablement à partir de la fin des années 1950. L’enseignement de la linguistique a pris racine à l’Université de Montréal et à l’Université Laval de Québec. Une nouvelle génération de spécialistes se sont formés à une étude plus rigoureuse des faits de langue. Les travaux d’analyse ont porté aussi bien sur la réalité sociale de la langue (sociolinguistique) que sur les différents aspects de la langue elle-même : phonétique et phonologie, morphologie et syntaxe, lexique et terminologie, registres de langue au Québec, comparaison avec les usages français et ceux des autres locuteurs du français, au Canada et dans d’autres pays de la francophonie, contact et concurrence avec la langue anglaise. La description du français du Québec est devenue plus objective et, en conséquence, plus sûre.

L’analyse du lexique demeure privilégiée, mais les méthodes de travail se modifient. Pour observer le lexique écrit et parlé en usage chez les locuteurs québécois, dans sa complexité et son étendue, les chercheurs constituent de grands corpus de textes, aujourd’hui informatisés, qu’ils soumettent à une analyse statistique et lexicologique. Les objectifs de l’analyse sont différents d’une équipe à l’autre : connaître les usages propres au Québec (dictionnaires différentiels par rapport à la France), décrire le lexique global du français du Québec (dictionnaires descriptifs), fournir des solutions aux difficultés que pose l’emploi du français aux usagers québécois (dictionnaires de difficultés). Des ouvrages de chaque type paraissent, accueillis plus ou moins bien par le public. La notion même de dictionnaire est examinée lors de plusieurs rencontres où les opinions les plus contrastées se confrontent. Les travaux se poursuivent toujours et le dictionnaire du français contemporain du Québec n’existe toujours pas, malgré le besoin qu’en a la société.

Les vocabulaires de spécialité

La terminologie, c’est-à-dire la mise au point des vocabulaires de spécialité, s’est beaucoup développée à partir du moment où le gouvernement a décidé de faire du français la langue du travail. Dès le départ, en 1961, l’Office de la langue française a mis au point une méthode de travail pour assurer la qualité et la fiabilité des ouvrages de terminologie et a entrepris de la diffuser dans les universités et dans les entreprises. Depuis lors, cette méthode s’est répandue au Québec et dans le monde, dans tous les milieux de la terminologie, et elle s’est beaucoup améliorée. D’autre part, la production terminologique a été considérable au Québec ces vingt dernières années, grâce à l’initiative de l’Office de la langue française et des terminologues des grandes entreprises.

Enfin, on a pourvu au soutien du bon usage du français au Québec. L’Office de la langue française a mis à la disposition du public un service de consultation, rapidement très achalandé. Les grandes entreprises se sont dotées de services linguistiques (traduction, rédaction, terminologie) pour réaliser leur propre francisation et pour diffuser un français de qualité. Il est regrettable cependant que la plupart d’entre elles aient récemment supprimé ces services par souci d’économie. Les ministères ont mis sur pied des directions des communications dont le rôle est d’assurer la qualité et la lisibilité des textes de l’Administration. Les langagiers (traducteurs, rédacteurs, terminologues, interprètes) se sont organisés, ont formé un ordre professionnel et se sont donné les moyens de vérifier et de garantir la compétence de leurs membres.

L’aménagement linguistique, comme nouvelle discipline de la sociolinguistique ou dans ses applications au Québec ou ailleurs, a suscité et suscite toujours un très grand intérêt.

Le Conseil de la langue française, par ses dossiers, ses avis et ses recherches, apporte une contribution de tout premier plan à la compréhension de la question de la langue au Québec, indispensable à la pratique de l’aménagement linguistique de l’État[4]. De son côté, l’Office de la langue française est aussi activement présent dans l’aménagement linguistique en soutenant la qualité de la langue et en offrant au grand public et aux entreprises de nombreux lexiques spécialisés et des guides sur le bon usage de la langue.

Plusieurs colloques consacrés à l’aménagement linguistique ont été organisés au cours de ce dernier quart de siècle, soit plus spécialement orientés vers le cas du Québec, soit destinés à regrouper des spécialistes de ces questions dont les travaux dans d’autres pays pouvaient permettre un approfondissement de la théorie et de la pratique de l’aménagement linguistique.

On peut dire qu’aucun autre projet d’aménagement linguistique n’a été aussi suivi et aussi scruté que celui du Québec.

Notes

Référence bibliographique

Corbeil, Jean-Claude, « Une langue qui se planifie », Le Français au Québec, 400 d’histoire et de vie, Québec, Les Éditions du Québec et Fides, 2000, p. 306-313. [article]