Préface de Cabré, Teresa, La terminologie : théorie, méthode et applications, Ottawa, Les Presses de l’Université d’Ottawa, 1998

Jean-Claude Corbeil

Sans que nous le sachions ou le réalisions vraiment, la pratique de la terminologie est au milieu de notre vie quotidienne, insérée profondément dans l’usage de la langue, confondue avec les autres éléments du lexique.

Bien sûr, au sens strict, le terme technique n’a pas le même comportement dans le lexique qu’un mot de la langue commune. Pour le linguiste et le terminologue, c’est chose évidente et connue, mais pour l’usager, c’est blanc bonnet et bonnet blanc : il s’agit dans l’un ou l’autre cas des mots dont il a besoin pour comprendre et se faire comprendre et qu’il utilise sans faire de différence entre terme et mot. Il vit la terminologie au jour le jour, au fil de la communication, tolérant à l’égard de ce qu’il entend ou lit, cherchant là où il les trouve les mots dont il a besoin, ouvert à l’emprunt, soucieux d’exactitude s’il en a le loisir, prêt à inventer un mot s’il n’en trouve pas ou à se contenter du terme le plus approchant si rien d’autre ne lui vient à l’esprit. Pour le commun des mortels, le mot terminologie évoque, le plus souvent, l’idée d’un lexique spécialisé où, peut-être, il trouvera le mot qu’il cherche, où, au pire, il lui sera démontré qu’une partie de son vocabulaire professionnel est erronée et qu’il doit en changer pour d’autres mots présentés comme plus précis ou plus largement admis à travers la vaste assemblée de ses collègues.

Avant d’être un lexique ou un objet d’étude, la terminologie est une pratique, la partie la plus vivante du lexique d’une langue, parce qu’elle se confond à la fois avec l’apprentissage et la créativité des sciences et des techniques; apprentissage lorsqu’il s’agit d’absorber leur passé coulé dans une tradition terminologique, et créativité lorsque leur dynamisme les amène à créer des notions nouvelles et donc des termes nouveaux.

Il est bon, au seuil d’un manuel de terminologie, de revoir les liens qui existent entre elle et la vie quotidienne, entre elle et cette deuxième renaissance qui marque la fin de ce siècle et le début du prochain millénaire.

L’information s’est glissée au cœur de l’avenir, comme matière première stratégique. Elle est servie par une technologie informatique qui en favorise le stockage, le traitement et la diffusion au moyen de logiciels de plus en plus diversifiés et performants qui fonctionnent tous grâce à des interfaces en langue naturelle. La terminologie est partout présente dans cet univers. Dans le vocabulaire des interfaces. Dans les systèmes de classement de l’information, qui utilisent le plus souvent un corpus de mots clés pour indexer les documents. Dans les systèmes de repérage de l’information, soit à partir des termes des textes, soit à partir des mots clés d’indexation. Dans les systèmes experts, où la réponse aux questions formulées par l’utilisateur exige un traitement préalable des informations spécialisées engrangées dans le système pour faciliter le passage entre les termes de la question et ceux des textes qui y répondent le mieux. Tous ceux et celles qui façonnent ces nouveaux accès à l’information sont des créateurs et des consommateurs de terminologie.

La terminologie est aussi très présente dans ce vaste complexe qui va de la fabrication des produits à leur utilisation par le consommateur, en passant par l’étape de la commercialisation et de la publicité. Quelques exemples peuvent faire comprendre l’importance des termes dans cet univers. Le fonctionnement des entreprises exige une grande rigueur de la terminologie de gestion et de fabrication, gage d’une communication efficace et sécuritaire. Les appellations des produits se fixent peu à peu tout au long du processus de fabrication et de mise en vente, soit à cause du vocabulaire des normes techniques, ou au moment de la conception d’un produit nouveau. Lors de la rédaction des modes d’emploi se crée un compromis entre le vocabulaire technique du producteur, dont l’usage est souvent nécessaire, et les termes connus du futur utilisateur, compromis dont l’objectif est la compréhension du texte, le bon emploi du produit et la satisfaction du client. La terminologie se diffuse dans le grand public par la publicité et par les inscriptions sur les emballages, d’où une relation étroite entre exactitude des termes, protection des consommateurs et connaissance populaire des termes exacts.

D’un tout autre point de vue, la terminologie est partie prenante de la concurrence entre les langues. On tire argument de la plus ou moins grande capacité terminologique d’une langue pour légitimer l’usage d’une autre langue, par exemple l’anglais par rapport au français ou le français par rapport aux langues africaines, en occultant le fait que toute langue est capable d’actualiser ses terminologies. De ce fait, la terminologie devient une composante importante de tout programme d’aménagement linguistique, comme le démontre nettement l’expérience québécoise et catalane. Ou encore la politique française qui fonde sur la terminologie sa résistance à l’envahissement de l’anglais. Le terminologue se trouve alors au confluent de plusieurs courants : servir d’arbitre dans ce débat politique, soutenir l’usage de sa langue maternelle et œuvrer à son développement, participer à l’actualisation des langues qui en ont besoin par transfert de connaissances et formation du personnel national requis. La quiétude universitaire risque alors de s’estomper dans l’action politique, nationale ou internationale.

On le voit, la terminologie est aussi tout autre chose que la confection de lexiques.

Pourtant, justement parce que la terminologie est un élément de première nécessité dans la modernité d’une langue, il faut que des spécialistes soient formés, dans un double mouvement : formation technique de pointe et conscience sociale et professionnelle aiguë face aux lieux et motifs d’utilisation de leurs connaissances.

Notre collègue M. Teresa Cabré a réuni sous forme de manuel, avec grande clarté, tous les éléments qui constituent la terminologie comme activité professionnelle et comme méthode de travail, dans ses relations avec les autres disciplines connexes. Elle brosse ainsi un tableau complet de l’état de nos connaissances en ce domaine.

Nos collègues Monique C. Cormier et John Humbley en ont assuré l’adaptation en langue française. Tâche considérable puisqu’il ne s’agissait pas de simplement traduire. Il fallait aussi intégrer dans l’ouvrage l’expérience des pays francophones en la matière et modifier totalement les exemples qui viennent à l’appui des énoncés théoriques. Nous leur savons gré de l’avoir fait avec grande compétence, parfaite connaissance de l’état des lieux en francophonie et respect à l’égard de l’ouvrage initial.

Voilà donc un bon outil de formation universitaire des futurs terminologues et une bonne source d’information et de recyclage pour tous ceux que le hasard de la carrière ou l’intérêt pour la langue transforme en terminologues occasionnels.

Référence bibliographique

Corbeil, Jean-Claude, « Préface », La terminologie, théorie, méthode et applications, adaptation à la langue française de l’ouvrage de Maria Teresa Cabré par Monique Cormier et John Humbley, Ottawa, Les presses de l’Université d’Ottawa, 1998, p. 15-17. [préface]