Pour une stratégie mondiale du français

Jean-Claude Corbeil

L’intitulé de cette communication paraît très ambitieux, pour ne pas dire présomptueux.

Pourtant, le projet de francophonie est, en soi, mondial. La langue française, comme langue maternelle ou comme langue d’usage, est présente en Europe, en Afrique, en Amérique du Nord et en Asie. Comme langue étrangère ou langue seconde, elle est utilisée et enseignée à travers le monde entier. On constate cependant que la situation de la langue française est très différente d’un pays à l’autre et que son usage se teinte de nuances plus ou moins marquées. On constate également que l’usage de la langue française diminue dans des secteurs clés, notamment l’économie, les nouvelles technologies de l’information et de la communication, la recherche fondamentale et appliquée. On constate enfin que les divers aspects de l’avenir de la langue française sont discutés et traités séparément, par des personnes différentes, selon les préoccupations des divers groupes d’intérêt, qui mettent de l’avant les solutions qui semblent convenir à leur problématique particulière. Ces réunions donnent lieu, le plus souvent, à des constats alarmistes, face auxquels des solutions contradictoires sont proposées, le tout largement répercuté par la presse, ce qui génère dans l’opinion publique l’impression que la langue française est en perte de vitesse et qu’il n’y a rien à faire pour contrer l’érosion du français. On ne peut donc pas faire l’économie d’une réflexion sur les fondements d’une stratégie mondiale commune que devraient adopter les différentes composantes de la francophonie, si on veut conserver à la langue française sa vitalité comme langue de la modernité et son statut de langue internationale dans tous les domaines de l’activité et dans tous les milieux.

D’un tout autre point de vue, on constate que les réunions des chefs d’État et de Gouvernement qui se tiennent régulièrement sont l’occasion d’adopter des programmes d’action formulés à la suite d’une procédure complexe. Le contenu est souvent proposé lors de diverses rencontres de ministres, de hauts fonctionnaires ou d’experts, qui se tiennent un peu partout dans le monde francophone, soit sur le même thème, soit sur des thèmes différents. Par exemple, une conférence des ministres francophones chargés des inforoutes s’est tenue à Montréal au mois de mai. Au terme de ces travaux, les ministres se sont mis d’accord sur un plan d’action pour intensifier la présence de la langue française sur le réseau des réseaux et pour favoriser l’accès à Internet au plus grand nombre de francophones, partout dans le monde. Aujourd’hui, notre rencontre aborde le thème de l’enseignement du et en français. Le programme est extrêmement diversifié et permettra de discuter du sujet sous les différentes facettes qu’il présente en Amérique du Nord : la diversité linguistique et le multilinguisme, l’enseignement du français comme langue seconde au Canada ou dans des pays aussi différents que les États-Unis ou le Mexique, l’enseignement du français comme élément d’une stratégie d’intégration des autochtones et des immigrants, la motivation des élèves à apprendre la langue française, la formation des maîtres, la coopération entre francophones ou francophiles d’Amérique du Nord entre eux et avec la francophonie du Sud, les médias et l’inforoute. Pour trois jours, c’est beaucoup et il ne sera ni facile de faire la synthèse des travaux, ni de formuler des recommandations destinées, en principe, aux instances de la francophonie en vue du prochain sommet d’Hanoï. Mais il faut ajouter que d’autres rencontres sur le même thème se sont tenues ou se tiendront ailleurs dans la francophonie, où on le traite en fonction de la situation du français dans ces régions et sans doute sous des angles qui correspondent aux préoccupations du milieu. Au bout du compte, on peut se demander comment s’effectuera la synthèse finale des conclusions de toutes ces réunions et qui formulera les recommandations à soumettre aux chefs d’État et de Gouvernement pour approbation et mandat d’application confié à l’un ou à l’autre des grands opérateurs.

En ouverture de vos travaux, je vous propose un début d’esquisse des éléments qui pourraient faire partie d’une politique mondiale du français. Mes réflexions tourneront autour de trois axes :

Chaque point sera traité en deux temps : exposé sommaire du sujet et des conséquences qu’on peut en tirer pour la mise au point d’une stratégie mondiale du français et, pour les illustrer, applications que l’on peut en faire dans le domaine de l’enseignement du et en français.

Le plurilinguisme de la francophonie

À part la France, aucun des membres de la francophonie n’est dans une situation d’unilinguisme; la langue française est toujours en contact avec une ou plusieurs autres langues sur le même territoire national :

Dans les pays de la francophonie du Sud, la politique d’usage exclusif de la langue française dans les principaux domaines de la vie publique et économique a échoué : en reléguant les autres langues aux communications orales et au domaine de la vie privée, cette politique a pris les apparences d’un impérialisme de facto et a nourri le discours de l’identité culturelle, surtout chez les intellectuels, en particulier chez les linguistes. Le discours francophone officiel sur le thème du dialogue des cultures n’a pas réussi à contrebalancer l’exclusion des langues nationales. Dans tous ces pays, l’analphabétisme a progressé et la concentration urbaine de la population est en train de donner naissance à de nouveaux créoles.

La francophonie doit résolument se tourner vers une politique d’aménagement linguistique avec, comme objectif, l’emploi complémentaire des langues nationales et du français, de manière à donner aux langues nationales un statut réel et non strictement symbolique, et une motivation économique et politique qui en fasse des langues publiques à part entière; en contrepartie, la langue française servirait de langue de communication internationale, politique et économique, de langue commune avec tous les pays de la francophonie, de langue d’usage et d’enseignement dans les domaines où les langues nationales ne sont pas encore performantes.

De telles politiques seront difficiles et délicates à mettre en place, pour des raisons de politique interne liées au choix des langues nationales, quoiqu’on exagère souvent cette difficulté, et pour des raisons linguistiques, notamment la mise à niveau des langues nationales. Elles devront s’élaborer sous la responsabilité de chaque gouvernement, selon les caractéristiques et la dynamique de chaque pays. La solidarité francophone doit se manifester par le soutien technique et financier aux gouvernements qui amorceront la mise au point d’une politique d’aménagement linguistique, sur deux plans distincts : sur le plan sociolinguistique, lorsqu’il faut, au tout début du processus, choisir une manière de procéder qui génère le soutien de la population aux éléments de la politique à mettre en place; sur le plan technique, pour les travaux qui touchent à l’actualisation des langues nationales dans les domaines où la politique linguistique entend les utiliser, mise à niveau qui doit légèrement précéder et qui doit accompagner la mise en place de la politique, mais qui ne doit pas servir de prétexte à ne rien entreprendre. Les programmes qui seraient arrêtés pour concrétiser cet axe d’une politique mondiale de la langue française devraient surtout privilégier les actions bilatérales, entre opérateurs de la francophonie et gouvernements nationaux, les programmes communs portant surtout sur la formation technique des spécialistes.

L’enseignement des langues est, de toute évidence, un élément central d’une politique linguistique. L’enseignement du français et en français ne peut pas se faire au détriment de l’enseignement des et en langues nationales. La relation doit être complémentaire et se définir en fonction de chaque situation particulière, comme partie intégrante de l’aménagement linguistique du pays. Beaucoup de réunions d’experts ont débattu des manières de faire cohabiter enseignement des langues nationales et enseignement du français, en proposant le plus souvent que le début de la scolarité se fasse en langue nationale. La Tunisie et le Maroc procèdent ainsi, avec succès dans la mesure où nous ayons pu l’observer. Le français n’a pas reculé dans ces pays : au contraire, les ultranationalistes se plaignent de l’augmentation du bilinguisme au sein de la population. Le Rwanda, avant qu’il n’éclate, avait intégré l’enseignement du et en kinyarwanda à tous les niveaux de l’enseignement primaire, en même temps que le français était introduit comme langue seconde, en contrôlant soigneusement tous les aspects du processus : formation des maîtres, mise au point des terminologies des matières scolaires, rédaction et publication des manuels. À notre connaissance, ce système fonctionnait bien et la connaissance du français avait progressé dans l’ensemble de la population scolaire.

Pour ma part, je suis convaincu que l’introduction ou le maintien de la démocratie dans tous les pays dépend du niveau d’instruction de la population, parce qu’elle exige fondamentalement que chaque citoyen puisse s’informer, donc avoir connaissance de la langue du pouvoir, et qu’il puisse analyser d’une manière critique ce qui se publie ou se dit, donc avoir acquis le sens de l’analyse et de la synthèse pour se faire une opinion.

Motivation de la langue française

L’espace de la langue française sur le plan national et international face à l’anglais dépend de son usage comme langue des grandes organisations internationales, comme langue de l’activité économique et culturelle, comme langue de la science et de la technologie, comme langue des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Une stratégie mondiale du français doit inclure des modes d’action dans chacun de ces domaines et en assurer la cohérence.

D’un sommet à l’autre, les chefs d’Etat et de Gouvernement ont été saisis des problèmes qui compromettent l’usage du français dans les grandes organisations internationales. Un comité de suivi a été créé, qui a décrit en détail la situation dans les diverses organisations internationales et mis de l’avant un certain nombre d’actions. Depuis lors, nous ne savons pas si ces actions ont été suivies d’effets, ni si la situation décrite a évolué dans le sens d’un plus grand respect du statut du français comme langue officielle et langue de travail de ces organisations (à l’exception des mesures prises lors des jeux olympiques d’Atlanta), ni si la tendance des diplomates francophones à utiliser l’anglais par commodité s’est atténuée.

D’autre part, la politique linguistique de l’Union européenne se réduit au strict plurilinguisme des textes officiels, selon une pratique très onéreuse et de plus en plus acrobatique de la traduction, et demeure dramatiquement imprécise dans toutes les autres situations où la libre concurrence des langues impose le plus souvent l’usage de l’anglais.

Ce volet de la stratégie mondiale du français est de la plus haute importance pour conserver au français son caractère de langue internationale et éviter que le français ne devienne, dans les faits, que la langue nationale d’un pays européen, dont le caractère international ne reposerait plus alors que sur le fait qu’elle est également parlée dans d’autres pays de par les hasards de l’Histoire. La fragilité de la position de la langue française dans chaque pays de la francophonie s’accentuerait du fait même.

Les sommets francophones sont l’aspect politique de la francophonie et la mise en place des programmes ainsi arrêtés prend appui sur chacun des gouvernements des pays membres et s’accomplit avec le soutien des organismes dont s’est dotée la francophonie pour mettre en place sa stratégie. Cependant, pour être pleinement efficace, le volet politique doit être soutenu par le comportement de l’entreprise privée francophone : une économie en langue française est un volet essentiel d’une stratégie mondiale du français.

L’entreprise privée, et tout particulièrement l’entreprise privée française qui constitue la masse critique de l’activité économique en langue française sur le plan international, devrait se préoccuper de l’usage du français dans ses communications internes, tenir compte des caractéristiques et préoccupations des pays francophones où elles ont des activités ou des clients, développer une stratégie de communication commerciale très largement plurilingue, c’est-à-dire qui n’ait pas pour postulat qu’en dehors de la France et des pays francophones, tout doive se faire en anglais, au détriment non seulement de la langue française, mais aussi au mépris des langues nationales de chaque pays. Un tout petit exemple pour concrétiser ce point : une très belle revue française a confié la gérance de ses abonnements nord-américains à une société américaine. Logique, me direz-vous; mais voilà le hic : les Québécois sont en Amérique du Nord, avec, comme conséquence, que les abonnés québécois reçoivent en langue anglaise leur avis de renouvellement : il est tout de même ridicule de devoir utiliser l’anglais pour s’abonner à une revue française. Il s’agit, de la part de cette entreprise, d’une maladresse, comme on nous l’a confirmé par la suite, mais de taille et très symbolique : oublier que les Québécois sont des nord-américains et qu’ils tiennent à demeurer de langue française. Autre maladresse qui agace énormément les Québécois et qui discrédite l’action qu’ils mènent pour bloquer la contamination du français par la langue anglaise de nos puissants voisins : la prolifération inutile des anglicismes dans les journaux et revues de France, notamment dans le secteur de la mode et des produits de beauté, parce que l’anglais fait chic, moderne, branché, in, selon le terme qui désigne le nec plus ultra de la modernité.

D’une manière générale se dégage au fil des jours l’impression que l’action politique n’arrive pas à influencer le comportement de l’entreprise privée, sauf au Québec à cause de la Charte de la langue française. On observe même une tendance à se résigner à l’hégémonie de la langue anglaise dans le domaine économique et à soutenir que la langue française est surtout une langue de culture, comme si cela pouvait être une consolation. Réfléchir ainsi, c’est nier le rapport évident entre économie et culture, c’est ne pas voir que la vitalité de la culture est en relation étroite avec la vitalité économique. Les Québécois se sont fait servir ce type de rationalisation, au moment où on leur disait que la vocation de la langue française était de défendre les valeurs spirituelles et culturelles, l’anglais prévalant dans les affaires matérielles, les affaires d’argent, triviales et à la limite de la moralité. Nous n’y avons rien gagné : nous nous sommes appauvris collectivement, nous sommes devenus des colonisés de l’intérieur et nos fameuses valeurs spirituelles se sont écroulées. La question reste donc entière et le débat, s’il a lieu, sera aussi vif et complexe que celui qui se poursuit quant à la place du français dans les communications scientifiques : comment assurer la place de la langue française dans l’économie mondiale, non pas seulement dans le cadre des accords internationaux du type Gatt, mais surtout par son usage comme langue de travail et langue des affaires par chaque entreprise francophone.

On ne compte plus les réunions, colloques, congrès, ateliers où s’est discuté le recul de la langue française dans les publications scientifiques. Aucun plan d’action n’en est sorti. Pourtant, de toutes ces réunions, se dégagent deux opinions sur lesquelles les scientifiques eux-mêmes sont d’accord : que les textes hautement techniques, publiés dans des revues fréquentées par les seuls spécialistes de la même discipline, soient publiés en anglais, avec ou sans résumé en français, n’est pas dramatique et permet à la science française de se diffuser; par contre, la vulgarisation des connaissances nouvelles auprès d’un public non-spécialisé et l’enseignement des sciences à l’université et au secondaire doit se faire en français. La difficulté de concilier ces deux opinions vient du fait qu’elles impliquent que les hyper-spécialistes doivent assumer la fonction de passerelle terminologique entre une science qui se fait en anglais et la même qu’on veut enseigner en français, c’est-à-dire que ces spécialistes se trouvent devant l’obligation de développer la terminologie néologique de leur discipline en français pour pouvoir la vulgariser et l’enseigner en français. Si ce type de passerelle n’existe pas, la terminologie des spécialités deviendra de plus en plus anglicisée. Cette fonction de passerelle terminologique est plus difficile à assumer dans les pays où l’enseignement universitaire des sciences est récent, surtout lorsque de jeunes scientifiques sont envoyés étudier en langue anglaise, dans des universités américaines ou canadiennes, en profitant des accords de coopération bilatérale. La stratégie mondiale du français devrait comprendre un volet de concertation panfrancophone pour la normalisation terminologique des sciences et technologies de pointe. L’expérience québécoise des vingt dernières années montre que ce n’est pas là chose facile à réaliser, ce qui n’enlève rien à l’urgence de la chose.

La mode d’aujourd’hui braque l’attention sur les nouvelles technologies de l’information et de la communication, avec raison d’ailleurs puisque leur usage se généralise dans le grand public, ce qui met en relief la suprématie de l’anglais en informatique, la faible présence de la langue française sur le réseau des réseaux et, surtout, ce qui modifie les modes d’accès à l’information. Les instances francophones sont maintenant alertées et ce thème sera très présent lors du sommet d’Hanoï.

La stratégie ici comporte plusieurs volets et elle doit être globale.

Ces nouvelles technologies reposent sur l’informatique et le téléphone ou le câble. L’aspect informatique est le plus problématique : il faut s’assurer du développement d’une informatique en langue française : le déficit ici est énorme et la négligence pour ainsi dire scandaleuse, comme quiconque peut s’en rendre compte en prenant connaissance de la configuration informatique requise pour utiliser un cédérom diffusé en langue française. Surtout, il faut s’assurer de la présence d’experts francophones dans les réunions où s’élaborent les normes techniques des nouveaux produits informatiques pour qu’au moins soient prises en compte les spécificités de la langue française : cette action devrait s’appuyer sur une concertation internationale avec tous les pays dont les langues sont déformées par les systèmes informatiques actuels. L’infrastructure des communications, téléphone ou câble, freine l’accès des francophones à Internet et au courrier électronique dans beaucoup de pays : la fiabilité des lignes téléphoniques est souvent douteuse et les hauts tarifs des communications imposés par les compagnies de téléphone ou de câble rendent excessifs les coûts d’utilisation des nouvelles technologies.

D’un autre point de vue, on constate que le prix des produits informatiques en français est nettement plus élevé que celui des mêmes produits ou de produits comparables en langue anglaise, d’une part, et que, d’autre part, le même produit en français peut se vendre moins cher au Québec qu’en France, avec de curieuses conséquences, par exemple le marché gris qui entraîne souvent la disparition du produit des tablettes des marchands au Québec, ce qui oblige à l’importer de France à gros prix. Le marché des produits informatiques en langue française n’est pas international, mais national et fortement protégé en France.

Les nouvelles technologies de l’information et de la communication ont surtout modifié en profondeur la pratique et l’accès à l’information.

L’information est de plus en plus abondante, elle nous arrive en grande quantité par des sources de plus en plus nombreuses : journaux, revues, postes de radio AM et FM, cinéma, canaux de télévision accessibles par câble ou par antenne parabolique, sites Internet sur tous les sujets, à la portée de quiconque dispose d’un ordinateur et d’une ligne téléphonique.

L’information est de plus en plus universelle, à la fois de par son origine et de par ses modes de diffusion, très souvent en temps réel. Pour l’information, il n’y a plus de frontières : plus moyen de ne pas savoir ce qui se passe sur la planète, mais aussi plus moyen de le cacher aux citoyens. Le spectacle de la diversité culturelle et des modes de vie, la prise de conscience de la richesse des uns et de la pauvreté des autres, l’actualité politique de tous les pays, les cataclysmes naturels et les guerres locales, tout est livré à la curiosité des citoyens du monde et entraîne des réactions disparates : solidarité, désir de mieux connaître, ouverture d’esprit, mais aussi envie, désir d’accéder à un autre mode de vie, rejet, consolidation des préjugés, etc.

L’information est plus primaire, en ce sens qu’elle privilégie le plus souvent la relation des faits bruts ou l’expression d’opinions individuelles ou de points de vue de groupes inspirés par les intérêts qui sont les leurs et qu’ils défendent, ou par l’idéologie qui les anime.

L’information est de plus en plus fragmentée, en ce sens que chaque personne va d’une source à une autre dans une même journée et une même soirée : le zapping des Français ou le pitonnage des Québécois s’étend à toutes les sources d’information. Les moyens de communication dont nous disposons et la manière dont l’information se pratique et se diffuse permettent la formation d’une très grande variété de groupes et sous-groupes au sein de la société, tout au long d’une gamme de centres d’intérêt qui va de la pratique de l’équitation aux idéologies d’extrême-droite. Tout s’exprime aujourd’hui et la solidarité entre les membres d’un groupe s’intensifie parce que chaque membre potentiel échappe plus facilement à l’isolement et aux contraintes de l’espace : la solidarité est virtuellement universelle et non plus uniquement locale ou nationale.

Dans une telle situation, l’exercice de la démocratie devient de plus en plus difficile en même temps que la démocratie est plus réelle et plus nuancée. La démocratie repose en définitive sur ce qu’on appelle l’opinion publique, manière de désigner la somme des opinions individuelles. Or, pour chaque citoyen aux prises avec la masse de l’information, il est aujourd’hui difficile d’apprécier la fiabilité d’une source d’information, d’analyser les renseignements divers qui lui arrivent, d’en faire une synthèse sous la forme d’une opinion personnelle réfléchie, qui ne soit pas la vague impression que lui a laissée le mitraillage de l’information, le souvenir confus des bribes d’information recueillies au hasard des sources. D’autre part, la démocratie exige la constitution de consensus sociaux indispensables à la définition d’un projet de société, alors que la pratique actuelle de l’information place au premier plan les intérêts de l’individu, des groupes, sous-groupes et groupuscules, au nom de la liberté de parole et selon une conception de la société qui met de l’avant les droits individuels.

La seule réponse à l’éclatement de l’information est de remettre à l’honneur l’idéal de la tête bien faite, c’est-à-dire le fait de pouvoir transformer l’information en connaissance. Chaque citoyen, et surtout chaque enfant, citoyen branché de demain, doit devenir capable de procéder à l’analyse et à la synthèse d’éléments divers, ce qui suppose le sens critique et un cadre de référence; et, en même temps, chaque citoyen doit disposer des moyens d’exprimer son opinion avec nuance et clarté, par la maîtrise de la langue standard, écrite et parlée.

Les nouvelles technologies se caractérisent de plus en plus par l’interactivité, qui fait appel au sens de l’initiative, à la créativité et, ici aussi, au sens critique et à la maîtrise de la langue standard.

La pédagogie se partage aujourd’hui entre le tableau noir et l’écran, entre le professeur en classe et le matériel disponible sur ordinateur, par Internet ou cédéroms. L’intégration des multiples sources d’information dans la procédure d’apprentissage et de formation des enfants va révolutionner l’enseignement et l’éducation et exiger un tout nouveau type de professeurs.

Enfin, la francophonie trouve dans Internet la possibilité d’annuler la distance et de communiquer en temps réel.

La variation linguistique

Toutes les langues varient, comme on le constate, en ne citant comme exemples que les langues qui nous sont plus familières, l’anglais (britannique, américain, canadien, australien), l’espagnol (castillan, mexicain, colombien, américain, etc.), le portugais (celui du portugal et celui du Brésil). Un collègue allemand, linguiste et humoriste, prétendait qu’un locuteur allemand sans accent est soit un étranger, soit un espion!

Pour beaucoup de francophones, et pour beaucoup de Français, l’idée que la norme de la langue française puisse varier est inacceptable et apparaît comme un crime de lèse-majesté : pour eux, il n’y a qu’une langue française et c’est la leur, celle de la bonne société de Paris. En fait, au sein de la francophonie, la variation linguistique se vit difficilement. Il arrive même qu’elle serve d’argument pour défendre les intérêts français dans des secteurs à forte dominante langagière, l’exemple le plus évident étant la querelle France-Québec à propos du doublage des films américains.

La définition de la langue française demeure ambiguë. Dans les faits, la notion de langue française recouvre trois réalités qui se recoupent tout en étant distinctes :

Les normes du français sont maintenant plurielles : il faut en prendre acte et agir en conséquence en intégrant dans la stratégie mondiale du français une conception variationniste de la langue dont les éléments essentiels pourraient s’énoncer de la manière suivante.

Il nous faut d’abord maintenir l’intercommunication entre tous les locuteurs du français, sans pour cela nier l’existence des normes nationales, c’est-à-dire sans poursuivre le mythe du même français pour tous.

Pour y arriver, il faut aménager la variation linguistique dans chaque pays francophone en définissant clairement la norme du bon usage dans chaque cas particulier, au lieu de laisser la variation linguistique se propager sauvagement, sans être encadrée. C’est l’occasion de définir et d’expliciter la relation entre la norme française et la norme particulière d’un pays.

Enfin, il nous faut définir une politique commune de l’emprunt, emprunts à l’anglais surtout, mais aussi emprunts aux langues locales.

Ces questions touchent de très près à l’enseignement du et en français sur deux points principaux.

Dans chaque pays, l’enseignement du et en français doit s’insérer dans l’aménagement linguistique du pays et se faire en fonction de la norme légitime nationale et des difficultés particulières que pose l’usage du français dans ce pays.

La pédagogie du français doit prendre en compte les visages différents de la langue française, qui sont aujourd’hui facilement accessibles par la littérature, le cinéma, la télévision. Prendre conscience de la variation linguistique, c’est revenir au réel et, en même temps, prendre conscience que les autres aussi ont des usages particuliers et qu’il faut donc se donner les moyens d’utiliser une langue commune quand les circonstances l’exigent.

En guise de conclusion

Ces quelques notes permettent d’entrevoir ce que pourrait être une stratégie mondiale du français.

Une stratégie mondiale du français doit découler et prendre appui sur les caractéristiques de la situation de la langue française dans chaque pays de la francophonie. Ce qui veut dire deux choses : favoriser, dans chaque pays, l’adoption d’une politique d’aménagement linguistique dont l’objectif premier est la mise en place de rapports harmonieux et complémentaires entre langues nationales et langue française; en second lieu, accepter l’existence et l’affirmation de normes nationales de la langue française selon une conception de la langue française qui les intègre plutôt que de les combattre. Ainsi se consoliderait l’identité culturelle de chaque pays, fondement de la solidarité de la francophonie.

Une stratégie mondiale du français doit conserver à la langue française son statut de langue officielle des organisations internationales et rendre effectif son statut de langue de travail. Sur ce point précis, ce qui se passera en Europe est d’une importance capitale, selon que l’Europe s’orientera vers le plurilinguisme ou vers l’unilinguisme de la langue anglaise comme seule langue commune des membres de l’Union.

Une stratégie mondiale du français doit comporter une alliance avec les entreprises francophones pour maintenir la présence de la langue française dans l’activité économique internationale et son usage comme langue de travail interne.

Une stratégie mondiale du français doit proposer un compromis entre communications scientifiques de pointe en anglais et diffusion des connaissances nouvelles en français en soutenant le rôle de passerelle terminologique que doivent assumer les scientifiques dans leurs spécialités respectives.

Dégager une stratégie mondiale du français dans le domaine des nouvelles technologie de communication est plus complexe. À la base, favoriser la pratique de l’informatique en français, dans sa terminologie et grâce à la définition de normes internationales qui tiennent compte des caractéristiques du français et des langues autres que l’anglais. Sur le plan économique, réduire les tarifs du branchement téléphonique, augmenter la fiabilité et la vitesse des lignes, rendre accessibles les produits informatiques en langue française en pratiquant des prix concurrentiels par rapport aux mêmes produits en langue anglaise. En ce qui concerne l’information telle qu’elle est accessible aujourd’hui dans l’éclatement des sources, une stratégie mondiale du français doit rendre chaque citoyen et chaque enfant capable de se former une opinion et capable de l’exprimer, avec autonomie et sens critique.

Dans cette stratégie, l’enseignement du et en français joue un rôle clé, à la fois à l’égard des enfants et des adultes. Là se forge la représentation de nous-mêmes et des autres comme locuteurs du français. Là se standardise l’usage du français comme langue de sa communauté et, aussi, langue partagée avec d’autres. Là se transmettent en français les connaissances, des plus simples aux plus sophistiquées, ce qui exige que les vocabulaires techniques en langue française soient vivants et modernes. L’enseignement du français comme langue étrangère ou langue seconde repose non seulement sur le prestige de la culture française, mais également sur son usage comme langue internationale et surtout sur son utilité, aujourd’hui et demain, comme langue économique, langue scientifique, langue d’accès à des produits culturels et à des sites d’information de haute qualité.

Ces propositions peuvent sembler aller de soi, mais mon expérience de la coopération francophone m’amène à penser que, si la situation où se trouve la langue française dans le monde et dans les différents pays où elle est présente est relativement bien connue, on n’en tire pas toujours les bonnes conclusions lors de la définition des actions et programmes nationaux, bilatéraux ou multilatéraux. L’explicitation de la stratégie mondiale de la langue française servirait ainsi de cadre de référence pour préciser et choisir les programmes à mettre en place dans chaque secteur et elle servirait également de repère pour en évaluer les résultats en fonction des objectifs visés.

Enfin, une telle stratégie servirait non seulement la langue française, mais, plus fondamentalement, la démocratie dans tous les pays de la francophonie.

Référence bibliographique

Corbeil, Jean-Claude, « Pour une stratégie mondiale du français », conférence d’ouverture des Assises de l’enseignement du et en français, une stratégie du multilinguisme, Magog, 18-20 juin 1997. Inédit. Extraits parus dans Terminogramme, mars 1998. [article]