Comment s’insère l’aménagement linguistique dans la structure et la culture politiques d’un pays. Étude d’un cas : les politiques linguistiques au Canada

Jean-Claude Corbeil

Résumé

Nous reprenons ici le texte d’un exposé présenté à Barcelone lors d’une rencontre sur le thème Canada-Québec – Espagne-Catalogne. Ce fut l’occasion de décrire la complexité sociolinguistique du Canada, de dénoncer le mythe du « Canada bilingue, from coast to coast », de démontrer qu’il y avait au Canada autant de politiques linguistiques qu’il y avait de partenaires dans la Confédération canadienne. Ce texte est inédit dans sa version intégrale. Les statistiques de la population qui y sont citées sont celles qui étaient disponibles au moment de la rédaction du texte. Elles sont encore aujourd’hui représentatives, même si elles ne sont pas actuelles.

Remarques préliminaires

Le sujet que nous nous apprêtons à vous présenter est vaste et complexe. Il exigerait que nous procédions à l’exposé d’un grand nombre de faits et de détails et que nous tenions compte d’une foule de nuances.

C’est un sujet qui est à la fois relativement stable lorsque l’on considère les éléments dont il est constitué, mais qui est sans cesse en mouvement du point de vue de sa dynamique sociale et politique.

Aujourd’hui, pour les besoins de notre discussion et étant donné le temps dont nous disposons, nous vous en présenterons une vue d’ensemble, avec comme seul objectif de permettre la compréhension du dossier des politiques linguistiques au Canada. Notre intention comporte le danger de tomber dans la caricature et nous comptons sur les interventions de nos collègues du Canada et du Québec pour compléter, nuancer, réorienter la synthèse que nous aurons esquissée.

Dernière remarque : tout au cours de l’exposé, nous ferons usage de la terminologie qui est généralement utilisée pour discuter de ce sujet, tant au Canada qu’au Québec. Ce vocabulaire est une clé de lecture de l’abondante documentation qui traite des divers aspects de notre sujet.

Arrière-plan sociopolitique

Le Canada est une confédération...

… composée de dix provinces, de deux territoires et d’un gouvernement fédéral. Chaque province est dotée d’un gouvernement dit provincial. Le statut des deux territoires est en voie de modification : en ce moment, ils sont toujours sous tutelle du gouvernement fédéral, mais ils s’acheminent peu à peu vers le statut de province à part entière.

La constitution fixe le partage des compétences entre le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux, du moins en principe. En pratique, le partage n’est pas étanche et il existe de nombreux cas où les deux niveaux de gouvernement sont en concurrence, ce que nous appelons des chevauchements. Le gouvernement fédéral a toujours eu tendance à s’introduire dans les champs de compétence provinciale, soit au nom de l’intérêt « national », soit en profitant de son pouvoir financier, par le biais de programmes « nationaux » subventionnés, soit en édictant des normes « nationales ».

L’éducation et la culture sont de la compétence des provinces et elles sont attentives à bloquer toute tentation du fédéral à y intervenir, sans toutefois y parvenir totalement.

La politique linguistique relève de chaque province, lorsqu’il s’agit de l’usage des langues sur leur territoire, et du fédéral, lorsqu’il s’agit des institutions sous son autorité. Il y a donc dix politiques linguistiques, une par province, deux politiques dans les Territoires (le Yukon et les territoires du Nord-Ouest) et une politique fédérale, soit, au total, treize politiques linguistiques.

Le Canada est une mosaïque linguistique et culturelle

La population actuelle du Canada est le résultat de couches successives d’immigration. Dans l’ordre chronologique, on distingue : les premiers arrivants, les Amérindiens et les Inuits, ensuite les Français, puis les Anglais, enfin les vagues d’immigrants de toute langue et de toute provenance, souvent à la suite d’événements malheureux dans les pays d’origine : famine, guerre, crise économique.

Compte tenu du sujet de cet exposé, nous n’aborderons que l’aspect démographique de la question, comme élément de base de la question linguistique au Canada et dans chacune de ses parties.

Pour discuter de cette question, on utilise généralement, au Canada, les notions de francophones, d’anglophones et d’allophones, en prenant comme critère soit la langue maternelle, soit la langue d’usage. Nous prendrons ici comme critère la langue maternelle telle que définie pour les fins du recensement. Notons que nous n’arriverions pas aux mêmes statistiques si nous prenions l’origine ethnique comme critère, ou encore la langue d’usage.

Les premiers arrivants, les Amérindiens et les Inuits :

Les autochtones sont très peu nombreux au Canada (492 000 en 1981). Ils sont dispersés sur l’ensemble du territoire en bandes peu nombreuses en général. La majorité des autochtones ont l’anglais comme langue maternelle ou comme langue d’usage. Une faible minorité d’entre eux ont encore une langue autochtone comme langue maternelle, très peu le français. (Voir Maurais, Jacques, La situation des langues autochtones d’Amérique, in Les langues autochtones du Québec.)

En vertu de la constitution du Canada, le gouvernement fédéral a juridiction sur les autochtones et sur les terres réservées aux Indiens. Le Québec n’est intervenu dans ce dossier qu’à partir de 1960, lors de la mise en valeur des ressources hydroélectriques du Nouveau-Québec et encore, uniquement dans les domaines de sa compétence, comme la justice, l’éducation, la santé, l’habitation, l’administration locale. (Voir Trudel, François, La politique des gouvernements du Canada et du Québec en matière de langues autochtones, in Les langues autochtones du Québec.)

Il y a un problème autochtone actuellement au Canada dont les thèmes essentiels sont les suivants : le statut juridique des réserves et des territoires occupés par eux, le type d’autonomie accordée aux autochtones pour la gestion de leurs affaires, l’application des lois du Canada et des provinces sur les territoires autochtones. La question des langues est très secondaire dans le débat. Nous aborderons la question plus loin.

Les peuples fondateurs, les Français et les Anglais :

La population du Canada est composée de 24,5 % de francophones et de 61,1 % d’anglophones : ces deux groupes constituent donc 85,6 % de la population globale.

Dans huit provinces (Terre-Neuve, Île-du-Prince-Édouard, Nouvelle-Écosse, Ontario, Manitoba, Saskatchewan, Alberta, Colombie-Britannique) et un territoire (le Yukon), la proportion d’anglophones dépasse 75 % de la population, avec des chiffres variant entre 76,1 % (Manitoba) et 98,7 % (Terre-Neuve).

Les francophones ne sont majoritaires qu’au Québec, où ils représentent 83,3 % de la population. Ils constituent une importante minorité au Nouveau-Brunswick, soit 33,3 % de la population. Partout ailleurs, ils sont très nettement minoritaires et ne dépassent jamais 5 % de la population provinciale, soit entre 0,4 % (Terre-Neuve) et 4,8 % en Ontario. En Ontario et dans toutes les provinces de l’Ouest, ils sont nettement moins nombreux que les allophones, ce qui explique sans doute le peu d’enthousiasme de ces populations à l’égard du français.

Les immigrants :

Statistique Canada a retenu 27 différentes langues dans sa nomenclature des langues maternelles introduites au Canada par l’immigration ; les autres langues sont regroupées sous une seule et unique rubrique.

Au Canada, les trois langues d’immigration les plus représentées sont : l’italien, le chinois et l’allemand. Ensuite, viennent : le polonais, l’ukrainien, le portugais, l’espagnol, le néerlandais, le grec et le punjabi.

Au Québec, quatre langues d’immigration dominent : l’italien, l’espagnol, le grec et l’arabe. Viennent ensuite : le chinois, le portugais, l’allemand, le polonais, le vietnamien et l’arménien.

Les politiques linguistiques

Il est évidemment impossible de faire ici un exposé détaillé de l’ensemble des politiques linguistiques au Canada. Nous nous en tiendrons donc à l’essentiel.

Les types de politiques

Cinq politiques linguistiques sont explicites, en ce sens qu’elles sont formulées dans un texte juridique détaillé qui a force de loi. Ce sont : la Loi sur les langues officielles du Canada, la Charte de la langue française (du Québec), la Loi sur les langues officielles du Nouveau-Brunswick, la Loi sur les langues (du Yukon) et la Loi sur les langues officielles (des territoires du Nord-Ouest).

Dans tous les autres cas, les politiques linguistiques sont implicites, en ce sens qu’elles ne sont pas formulées sous forme de loi spécifique. Par contre, des articles d’autres lois ou des règlements adoptés en vertu d’une loi peuvent avoir une incidence sur l’usage des langues, par exemple les lois de l’instruction publique ou le code de la route.

La politique linguistique du Canada

Le Parlement du Canada a défini la politique linguistique fédérale en adoptant la Loi sur les langues officielles du Canada en 1969, dans la foulée des travaux de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, dite Commission Laurendeau-Dunton.

Cette loi déclare le français et l’anglais langues officielles du Canada.

Elle s’applique uniquement aux institutions qui sont directement ou indirectement sous l’autorité du Gouvernement fédéral, soit l’ensemble des ministères et des sociétés d’État, comme Radio Canada ou Air Canada. Il s’agit donc d’une politique de bilinguisme institutionnel.

Cette loi permet l’usage du français et de l’anglais dans les débats parlementaires. Elle rend obligatoire la publication de tous les documents fédéraux dans les deux langues, simultanément ou dans un délai raisonnable. Elle assure à tous les citoyens canadiens l’accès aux services de la fonction publique dans la langue officielle de leur choix, selon des modalités d’application qui tiennent compte du nombre des locuteurs de la langue minoritaire selon les régions. Enfin, elle encourage l’usage du français et de l’anglais comme langue de travail de la fonction publique, ici encore selon des modalités qui tiennent compte de l’endroit où se trouve l’unité administrative sur le territoire du Canada.

Elle n’a aucun caractère contraignant dans les autres domaines, qui sont de compétence provinciale. Il y a donc une certaine ambiguïté dans le titre même de la loi : il ne s’agit pas d’une loi qui règle l’usage du français et de l’anglais sur l’ensemble du territoire canadien, comme on pourrait le croire, mais seulement dans les activités du gouvernement fédéral. C’est déjà beaucoup, mais ce n’est pas davantage.

Cependant, cette politique exerce une pression morale sur l’ensemble des citoyens canadiens et sur chacun des Gouvernements provinciaux. D’une part, la langue française est de plus en plus utilisée dans la vie politique canadienne et il est devenu difficile, ou embarrassant, de devenir Premier ministre du Canada ou ministre dans le cabinet fédéral, sans savoir le français. D’autre part, la connaissance du français et de l’anglais est devenue un atout important pour qui veut faire carrière dans la fonction publique fédérale ou pour qui veut faire affaire avec le Québec, à cause de la Charte de la langue française. Les parents et les jeunes de toutes les provinces le savent et veulent se préparer en conséquence. Enfin, la politique fédérale favorise le bilinguisme français-anglais, notamment par le soutien financier accordé aux programmes d’enseignement des langues officielles ou aux organismes de défense des minorités de l’une ou l’autre langue officielle, y compris au Québec.

Le Parlement du Canada a adopté une politique de multiculturalisme pour contrebalancer le choix du français et de l’anglais comme langues officielles et atténuer un sentiment d’exclusion dans l’esprit des immigrants, surtout à l’ouest du pays.

Cette pression est suffisamment forte pour qu’une partie de l’opinion publique anglophone soit ouvertement hostile à la politique des langues officielles du Canada, donc hostile à l’usage du français ailleurs qu’au Québec. Lors des dernières élections canadiennes, un parti politique, le Reform Party, a fait élire des députés, surtout dans l’ouest du pays, avec la ferme détermination de miner la politique de bilinguisme du gouvernement fédéral, parce qu’elle est, à leur avis, trop coûteuse et qu’elle menace l’unité du Canada. C’est le vieux rêve d’un pays, une langue, donc l’anglais, avec, comme corollaire implicite, le Québec comme seul territoire d’usage du français, incluant la protection de l’anglais évidemment, pour la minorité anglophone de cette province.

La politique linguistique du Nouveau-Brunswick

Pour traiter ce point, nous nous inspirons des travaux et des conférences du symposium organisé par le Centre de recherche en linguistique appliquée de l’Université de Moncton en 1990 et dont les actes ont paru en 1991 sous le titre Vers un aménagement linguistique de l’Acadie du Nouveau-Brunswick.

Rappelons que la population du Nouveau-Brunwick est composée d’une majorité d’anglophones (65,4 %) et d’une forte minorité francophone, composée surtout des descendants des Acadiens et de Québécois qui s’y sont installés (33,3 %).

Pour atténuer la tension entre les deux communautés linguistiques, le Gouvernement du Nouveau-Brunswick a défini le principe de la politique linguistique de la province dans la Loi sur les langues officielles du Nouveau-Brunswick, adoptée en 1969.

Cette loi déclare le français et l’anglais langues officielles du Nouveau-Brunswick. Elle s’inspire directement de la politique de bilinguisme institutionnel du Gouvernement fédéral. En conséquence, la loi s’applique dans tous les organismes relevant de l’autorité du Gouvernement, les ministères et les sociétés d’État, mais ne touche aucun des autres secteurs de la vie publique.

L’application de la loi s’est révélée décevante, surtout pour les francophones. Le Gouvernement a donc créé un groupe d’étude sur les langues officielles du Nouveau-Brunswick, dont le rapport a été déposé en 1982 sous le titre Vers l’égalité des langues officielles du Nouveau-Brunswick , dit rapport Poirier-Bastarache. Les recommandations du rapport n’ont pas eu de suite concrète et le débat sur l’application de la loi s’est poursuivi. Au point qu’un Comité consultatif sur les langues officielles du Nouveau-Brunswick a été constitué dont le rapport a paru en 1986, dit rapport Guérette-Smith.

Tous ces événements ont eu des effets, positifs et négatifs, sur l’évolution du dossier de la politique linguistique. La loi, même déficiente dans son application, a au moins contribué à faire officialiser la dualité linguistique de la province et a conféré à la langue française une légitimité et une visibilité qui la sortait de la quasi-clandestinité où elle était tenue jusqu’alors (Foucher, Pierre, Droits linguistiques en Acadie : de la dynamique des droits à celle des autonomies, in Vers un aménagement...). Les deux groupes d’étude ont obligé les différents intervenants à préciser leurs opinions et a permis un début d’analyse de la situation sociolinguistique du Nouveau-Brunswick, travaux qui auraient dû précéder la formulation de la Loi sur les langues officielles (Philipponneau, Catherine, Politique et aménagement linguistique du Nouveau-Brunswick : pour de nouvelles stratégies d’intervention, in Vers un aménagement...). Par contre, tous ces détours ont servi de paravent derrière lequel le gouvernement a masqué son inaction et son incapacité à préciser la portée réelle de la loi, au-delà du principe des deux langues officielles (Foucher, Pierre, o.c.).

En 1988, le gouvernement donne une nouvelle direction à la politique linguistique en adoptant la Loi reconnaissant l’égalité des communautés linguistiques officielles. La Loi sur les langues officielles affirmait le bilinguisme de l’État et laissait à chaque citoyen le choix de la langue. La nouvelle approche introduit un relais entre l’État et le citoyen, la communauté linguistique, avec, comme effet, prévisible mais peut-être pas prévu, de pousser les individus à se solidariser pour affirmer et défendre les droits et intérêts de leur communauté. La dualité sera plus vive, parce qu’elle est maintenant juridiquement fondée.

Il semble bien, cependant, que la politique linguistique se développe maintenant à partir du principe de l’égalité des communautés linguistiques. Une série de mesures ont été adoptées, qui précisent la portée de la Loi sur les langues officielles (Clavette, Gérard H., Le gouvernement du Nouveau-Brunswick : ses politiques, ses programmes et ses travaux, in Vers un aménagement...) : usage des deux langues officielles comme langues de service dans la fonction publique, les hôpitaux et les sociétés d’État et encouragement aux fonctionnaires à travailler dans la langue de leur choix; obligation pour les ministères et autres organismes d’État à formuler leur plan d’application de cette mesure; programme de formation linguistique accélérée des fonctionnaires; création d’un Comité permanent du Cabinet sur les langues officielles.

Le Nouveau-Brunswick en est là. La question linguistique n’est pas réglée pour autant. D’une part, les francophones ne sont pas entièrement satisfaits des mesures prises pour faire appliquer la politique de l’égalité des langues, surtout qu’elles ne touchent que le fonctionnement de l’État et laissent de côté de larges pans de la vie quotidienne, notamment toute l’activité économique privée. D’autre part, une partie de l’opinion publique anglophone est hostile à cette politique et en demande l’abolition pure et simple. La création de zones linguistiques hante les esprits des uns et des autres et apparaît de plus en plus comme une solution réaliste, mais difficile dans son application.

La politique linguistique du Québec

Un important travail d’analyse de la situation sociolinguistique du Québec a précédé et éclairé la conception et la définition de la politique linguistique du Québec. D’une part, une Commission d’enquête sur la situation de la langue française et sur les droits linguistiques au Québec (dite commission Gendron) a été créée en 1968 et a remis un volumineux rapport en 1972. D’autre part, l’Office de la langue française a mené des travaux pour définir des stratégies d’intervention dans certains domaines clés de l’aménagement linguistique, par exemple la francisation des entreprises, l’affichage public, la publicité, la terminologie.

Dès le départ, le Québec s’est davantage orienté vers la définition d’un plan d’aménagement linguistique que vers la seule préparation d’un texte de loi. La politique linguistique n’est que l’un des éléments d’une stratégie globale, mais d’une grande importance puisqu’elle définit le cadre juridique de l’usage du français et des autres langues sur le territoire québécois. Mais d’autres aspects ont une influence directe sur la question linguistique, la politique d’immigration, la politique de développement économique et l’enseignement du français et en français.

L’exposé porte ici sur la politique linguistique actuelle du Québec, dans le cadre juridique défini par la Charte de la langue française adoptée en 1977 et modifiée à plusieurs reprises. Nous laissons de côté les lois précédentes, la Loi pour promouvoir la langue française au Québec de 1969 et la Loi sur la langue officielle de 1974.

Le principe fondamental de la Charte de la langue française est la déclaration du français comme langue officielle unique du Québec. Ce principe, brutal en apparence, est complété par des principes annexes qui viennent en nuancer l’application, domaine par domaine, mais sans jamais l’affaiblir. Le Québec prône le bilinguisme fonctionnel qui permet l’usage de l’anglais, comme langue de communication internationale et langue scientifique dans tous les cas où son emploi découle des exigences de la fonction, soit pour assurer des services à la minorité anglophone, soit pour communiquer avec des partenaires ou des pays étrangers, soit pour consulter la documentation technique et scientifique rédigée en cette langue. L’usage d’une ou de plusieurs autres langues en plus du français est possible dans tous les domaines où il faut se préoccuper de la protection du consommateur, comme l’étiquetage des produits de consommation courante, les modes d’emploi, les contrats d’adhésion, etc. L’usage d’une autre langue que le français est autorisé dans les activités culturelles d’une autre communauté linguistique, comme les journaux et revues, la radio, la télévision, les activités religieuses. Enfin, la Charte favorise l’épanouissement des minorités culturelles en autorisant l’usage de leurs langues dans les activités commerciales spécifiques, par exemple les restaurants ou les commerces d’alimentation et en intégrant l’enseignement des langues d’origine dans la structure scolaire chaque fois que le nombre d’enfants le permet. Notons enfin que la communauté anglophone dispose d’un système d’enseignement complet, de la maternelle à l’université, subventionné par l’ensemble des contribuables québécois. Enfin, la législation porte uniquement sur les communications institutionnalisées et n’interfère en rien dans les communications personnelles, qui demeurent du libre choix des interlocuteurs.

La loi touche tous les domaines susceptibles d’influencer le statut socio-économique du français : l’administration de la justice, l’administration publique, les organismes parapublics, l’organisation du monde du travail (conventions collectives, discrimination linguistique), le monde du commerce et des affaires (publicité, affichage public, raisons sociales, étiquetage des produits, modes d’emploi, catalogues, contrats d’adhésion), l’enseignement public et privé, les entreprises privées de plus de cinquante employés (connaissance du français par les cadres, usage du français comme langue de travail et langue normale de communication avec la clientèle francophone, utilisation de la terminologie technique française, politique d’embauche et de formation appropriée).

La Charte de la langue française a modifié profondément les rapports du français et de l’anglais au Québec en faveur du français et a instauré une réelle paix sociale et linguistique au sein de la population sur la base de règles connues de tous et, en général, acceptées. Ses effets sont très perceptibles. L’usage du français est maintenant généralisé dans les entreprises privées et a provoqué une nette francisation du personnel de la haute direction. L’usage du français est devenu normal dans le monde des affaires ou des services et les communications avec la clientèle francophone se font tout naturellement en français dans une très large proportion. L’intégration des enfants des familles d’immigrants à la communauté francophone s’intensifie par l’obligation où ils sont de fréquenter l’école de langue française et ce phénomène influence également les attitudes de leurs parents. Ce qui ne veut pas dire que la sécurité linguistique des francophones est maintenant assurée. Ils subissent toujours très vivement la concurrence de l’anglais, soit comme langue du reste du Canada et des États-Unis, soit comme langue internationale du commerce et des affaires. Cette concurrence se manifeste surtout dans les domaines de pointe, en recherche scientifique, en recherche et développement, dans tous les secteurs d’application de l’informatique. Avec, comme conséquence, que le pouvoir d’attraction de l’anglais est toujours très puissant, surtout auprès des immigrants récents et également auprès des francophones qui sont fascinés par la généralisation de l’anglais à travers le monde.

Les attitudes des différents secteurs de la population québécoise à l’égard du français et de la Charte de la langue française sont maintenant claires et relativement stables d’un sondage à l’autre. Les francophones sont très attachés à la Charte et sont toujours d’avis qu’il faut demeurer vigilant lorsqu’il s’agit de l’avenir de la langue française, dont la Charte est la meilleure garantie; la motivation à cet égard n’a pas fléchi, même chez les jeunes. Les anglophones ont fini par accepter leur nouvelle situation et se montrent, en général, satisfaits de leur sort. Ils sont plus ouverts à la communauté francophone et ils sont devenus nettement plus bilingues qu’il y a quelques années. Cependant, une minorité activiste cherche constamment à amoindrir la portée de la législation linguistique, domaine par domaine, souvent en ameutant l’opinion publique internationale, par divers moyens, par exemple le recours direct à l’ONU. Cette minorité ne sera satisfaite qu’avec le retour à la situation antérieure de libre concurrence des langues, ce que les francophones ne veulent absolument pas. Il y a donc toujours un certain danger de voir la guerre linguistique reprendre. Les allophones sont réalistes et cherchent à maintenir contact avec les deux communautés linguistiques, avec le français pour l’harmonie de la vie quotidienne et avec l’anglais comme langue nécessaire à leur carrière et langue du continent.

La politique du Yukon

Le Yukon n’est pas encore une province à part entière. Il est administré par un commissaire, représentant le gouvernement d’Ottawa, assisté par une assemblée législative.

La Loi sur les langues (du Yukon) a été votée le 18 mai 1988. Elle s’inspire du principe de bilinguisme institutionnel de la législation fédérale. Elle déclare le français et l’anglais langues officielles du Yukon. Elle reconnaît l’importance des langues autochtones et souhaite en favoriser l’usage et le développement. Le texte ne cite, cependant, aucune langue en particulier ni aucune mesure particulière en leur faveur.

Les domaines visés par la loi sont : les travaux de l’Assemblée législative où une langue autochtone peut également être utilisée, les publications qui en découlent, les textes des lois et règlements, l’administration de la justice et les communications des citoyens avec la fonction publique.

Une entente a été conclue entre le gouvernement fédéral et le Yukon (avril 1993) pour la promotion et le financement de l’usage du français sur ce territoire.

La politique des Territoires du Nord-Ouest

Les territoires du Nord-Ouest sont dans la même situation statutaire que le Yukon.

La Loi sur les langues officielles (des territoires du Nord-Ouest) a été votée le 28 juin 1984. Elle s’inspire également du principe de bilinguisme institutionnel de la législation fédérale et vise sensiblement les mêmes domaines d’application. Elle déclare le français, l’anglais, et cinq langues autochtones, langues officielles des territoires. Les langues autochtones sont : le cri, le flanc-de-chien, le guiwch’in, l’inuktitut et l’esclave.

Tout comme pour le Yukon, une entente a été conclue entre le gouvernement fédéral et les territoires du Nord-Ouest (août 1991) pour le financement de la mise en application de la politique linguistique. Cependant, elle porte non seulement sur la promotion du français, mais sur « la préservation, le développement et l’épanouissement des langues autochtones » retenues comme officielles sur les territoires.

Le cas particulier des langues amérindiennes et de l’inuktitut

Pour traiter ce point, nous nous en tiendrons à la situation de ces langues au Québec, d’abord parce que c’est la situation la mieux décrite au Canada, et ensuite parce qu’elle est symptomatique de la situation des langues autochtones dans toutes les autres régions du pays. Nous renvoyons tous ceux que la question intéresse à un ouvrage fondamental publié en 1992 sous le titre Les langues autochtones du Québec (Québec, Les publications du Québec, 455 pages). Tous les renseignements qui suivent proviennent de l’un ou de l’autre des articles réunis dans ce collectif.

Pour comprendre comment se présente la question des langues autochtones dans un état moderne comme le Québec, il faut avoir à l’esprit les composantes essentielles, soit démographiques, soit sociolinguistiques.

Aspect démographique

Selon le recensement de 1986, le Québec comptait 80 945 personnes entièrement ou partiellement autochtones, partagées entre 49 325 personnes ayant déclaré une origine autochtone unique et 31 620 personnes déclarant une composante autochtone dans leur ascendance (Dorais, Louis-Jacques, Les langues autochtones d’hier à aujourd’hui, in o.c.). La population autochtone représente donc au maximun 1 % de la population globale du Québec, ou 0,7 % si on exclut les métis.

Du point de vue linguistique, cette population se partage entre trois familles linguistiques distinctes et dix langues (neuf si on ne compte pas le huron qui n’a plus de locuteurs). Les effectifs de ces langues sont très variables (Voir Collis, Ronan, Le statut des langues autochtones et leurs domaines d’utilisation au Québec, in o.c.), allant de quelques centaines de locuteurs (micmac, naskapi) à plusieurs milliers (8 500 pour le cri, 7 445 pour le montagnais, 5 500 pour l’inuktitut).

De plus, la population autochtone est dispersée sur de vastes territoires, partagée entre 54 agglomérations dont le statut est variable : 30 réserves indiennes, 22 villages nordiques et 2 villages amérindiens non reconnus comme tels (Dorais, o.c.). Les faibles effectifs de chaque agglomération, l’éloignement géographique des locuteurs d’une même communauté, rendent ces langues très vulnérables, restreignent les possibilités d’aménagement linguistique et favorisent la division des langues en dialectes de plus en plus éloignés les uns des autres, ce qui rend très difficile l’émergence de langues standards, écrites et parlées, et la modernisation terminologique des langues pour usage dans des domaines non traditionnels (Drapeau, Lynn, Corbeil, Jean-Claude, Les langues autochtones dans la perspective de l’aménagement linguistique, in o.c.).

Aspect sociolinguistique

Sous la poussée de la culture occidentale et postindustrielle du Québec et du reste du continent, les cultures autochtones se perdent ou se folklorisent, selon les plus pessimistes, ou sont en pleine mutation, selon les optimistes. Par exemple, les Inuits ne vivent plus dans des igloos mais dans des maisons en dur, avec l’électricité, le chauffage, les électroménagers, la télévision et le téléphone. Ils ne se déplacent plus avec des traîneaux à chiens mais en motoneige. Chose certaine, on ne peut pas maintenir les modes de vie traditionnelle par la coercition, ni empêcher les jeunes de vouloir vivre comme les autres jeunes du Québec, avec les mêmes chances de qualité de vie et de carrière personnelle. En général, les parents sont d’accord. Les divergences d’opinion sur la scolarisation des jeunes en langue autochtone, par exemple, découlent souvent de la difficulté de concilier conservation de la langue et de la culture et adaptation au monde moderne ambiant. Cette remise en cause de la culture traditionnelle n’est pas particulière aux autochtones du Québec, mais s’observe aujourd’hui dans la quasi-totalité des pays africains et même au Japon.

La très grande majorité des autochtones sont bilingues et on voit disparaître aujourd’hui la dernière génération des unilingues en langue autochtone. Un état de diglossie généralisée s’installe et joue en faveur soit de l’anglais, soit du français. Les langues vernaculaires sont surtout utilisées en langue parlée, dans la vie privée, dans les activités communautaires, très peu en langue écrite, tout récemment et timidement dans l’enseignement primaire (Voir Collis, o.c.).

Il en découle un phénomène de transfert linguistique vers le français ou l’anglais, dont l’intensité varie énormément d’une langue à l’autre : le huron, par exemple, a perdu tous ses locuteurs, l’abénaki n’en a plus que quelques-uns, mais l’attikamek, le cri, le naskapi, le montagnais, l’inuktitut se maintiennent beaucoup mieux (Collis, o.c.). Bien évidemment, l’isolement de ces populations a joué en faveur du maintien de la langue, mais les moyens modernes de communication sont en train de briser ce type de protection. Toutes les langues autochtones sont aujourd’hui vulnérables.

La situation linguistique des nations autochtones est donc complexe et si variable d’une nation à l’autre qu’il apparaît impossible de mettre sur pied une politique qui les satisfasse toutes. On peut ramener ces situations à trois cas. D’abord, les communautés qui ont perdu leur langue, comme les Hurons ou les Abénakis. Ensuite, celles où la langue est menacée d’extinction, mais où une proportion importante de la population la parle encore sans la transmettre toutefois aux enfants, comme chez les Mohawks ou les Micmacs. Enfin, les communautés où la langue est encore transmise normalement au sein de la famille, chez les Inuits, les Cris, les Attikameks, par exemple. Dans chaque cas, les objectifs et les stratégies d’aménagement linguistique varient en conséquence.

Plan d’action possible en faveur des langues autochtones

Sur la base de cette typologie, il nous semble (voir Drapeau-Corbeil, o.c.) que les différentes stratégies devraient se définir autour des cinq points suivants :

  1. Renforcer l’utilisation de la langue ancestrale dans la vie privée, au sein de la famille et de la communauté pour en assurer la transmission aux enfants.
  2. Consolider l’utilisation de la langue ancestrale dans tous les domaines de l’activité publique communautaire : services religieux, médias locaux, affichage public, etc.
  3. Perfectionner la compétence linguistique en langue autochtone par son enseignement et son utilisation à l’école pour favoriser la connaissance et la diffusion d’une langue standard écrite.
  4. Créer un espace moderne d’utilisation de la langue autochtone, dans des secteurs hautement symboliques, comme l’administration publique ou les entreprises locales.
  5. Accorder un statut juridique aux langues autochtones, considérées comme langues du Québec et non pas seulement comme langues de territoires restreints, comme les réserves.

Réflexions en guise de conclusion

Comme on le voit, les politiques linguistiques au Canada, implicites ou explicites, sont nombreuses et variées. On peut cependant les ramener à deux types principaux : les politiques de bilinguisme institutionnel, celle du Canada, du Nouveau-Brunswick, du Yukon et des territoires du Nord-Ouest, et l’aménagement linguistique global sur la base du principe d’une langue officielle unique, nuancé par une pratique du bilinguisme fonctionnel, dont le Québec est le seul témoignage.

Après expérience, on constate que l’efficacité des politiques linguistiques de l’un et de l’autre type est très différente. La politique de bilinguisme institutionnel ne touche, en définitive, que très peu de personnes : en premier lieu, les fonctionnaires et le personnel des organismes parapublics, en second lieu les citoyens, et encore uniquement lorsqu’ils font appel aux services de l’État ou lorsqu’ils ont affaire à l’administration de la justice. Mais, malgré sa valeur symbolique, ce type de politique n’affecte pas la vie quotidienne de la grande majorité de la population, ne modifie pas réellement le statut socio-économique des langues en présence et ne change rien au sort des minorités, notamment des minorités francophones hors Québec, qui continuent de subir la pression de la langue dominante. L’aménagement linguistique global au Québec atteint tous les citoyens, dans un grand nombre de domaines d’usage des langues, définit les zones d’utilisation obligatoire de la langue officielle et, par ricochet, les zones d’usage des langues des minorités, intervient directement dans la concurrence linguistique en fonction d’objectifs sociaux préalablement dégagés et faisant l’objet d’un consensus social réel. Par contre, et à cause justement de sa globalité et de son efficacité, ce type de politique est plus litigieux, les deux points les plus sensibles étant l’école et l’affichage public.

Quelle qu’elle soit, une politique linguistique ne peut satisfaire tout le monde sur tous les points. Il y aura toujours des mécontents et toujours des discussions, des affrontements, des procès. C’est le prix de la démocratie. Comme nous l’avons vu, la politique de bilinguisme du Canada et du Nouveau-Brunswick est contestée, par les uns parce qu’elle est une dépense inutile, par les autres parce qu’elle est impuissante à modifier substantiellement leur situation. Et la politique du Québec est attaquée au nom de la liberté de choix des individus.

À mon avis, les discussions ne s’arrêteront pas pour une raison toute simple et de première importance : les principes qui sont à la base même de la conception des politiques linguistiques sont eux-mêmes contestés et contestables, selon l’optique de chacun.

D’une part, deux conceptions du droit s’affrontent : le droit de la personne et le droit des collectivités. Le droit de la personne se préoccupe des droits fondamentaux de l’individu : depuis la Déclaration internationale des droits de l’homme, inspirée de la Déclaration française de 1789, c’est le type de droit le plus à la mode dans le monde occidental. Le droit des collectivités se préoccupe de protéger et de sauvegarder l’existence des communautés, notamment des minorités, avec, en arrière-plan, toutes les ambiguïtés du nationalisme. Les occasions de conflits entre ces deux conceptions du droit sont nombreuses, chacun tirant argument de l’une ou de l’autre pour faire valoir son point de vue. Et c’est d’autant plus facile que personne n’a une idée claire ou qu’aucun consensus ne s’est dégagé sur les limites réciproques de l’une par rapport à l’autre, aucune ne pouvant être absolue ni prioritaire en soi. On peut donc discuter encore longtemps.

D’autre part, dans le concret des choses, les politiques linguistiques s’inspirent, en général, de l’un ou l’autre des trois principes suivants, souvent d’ailleurs d’une combinaison de l’un et de l’autre selon les domaines : le principe de la personnalité, le principe de la territorialité et le principe de la nationalité. Le principe de la personnalité essaie de sauvegarder les droits linguistiques de chaque citoyen, dans l’esprit des droits de la personne. Mais, dans l’absolu, ce n’est pas réalisable et force est, dans la pratique, de restreindre la portée de ce principe à un certain nombre de langues (choisies selon quels critères?) et à certains domaines de la vie collective (pourquoi celui-là et pas tel autre?). Le meilleur exemple d’application de ce principe est la politique linguistique du Canada. Le principe de la territorialité définit des règles de comportement linguistique sur un territoire donné, en fonction de sa composition sociolinguistique et d’objectifs identifiés, que l’on souhaite les plus démocratiques possibles. Il découle d’une conception des droits de la collectivité. Mais son application peut difficilement être absolue et on est amené à tenir compte des droits individuels, ne serait-ce que par respect pour la liberté des communications entre personnes ou pour protéger également les consommateurs. Les exemples d’application de ce principe sont nombreux : le Québec, la Catalogne, la Suisse, la Belgique, pour ne citer que quelques cas. Enfin, le principe de la nationalité est souvent invoqué pour sauvegarder le droit de certaines communautés à utiliser leurs langues, sans cependant réclamer un territoire spécifique, mais plutôt dans une forme de cohabitation tacite, admise par tous. La politique linguistique de l’ex-Yougoslavie était de ce type. Beaucoup d’États africains s’en inspirent, du moins dans l’énoncé de leurs politiques linguistiques, en distinguant entre langue officielle et langues nationales. Les Amérindiens s’en réclament pour obtenir l’usage de leurs langues dans leurs communautés et dans leurs affaires.

On comprend très bien, alors, pourquoi les politiques linguistiques sont toujours difficiles à concevoir et à appliquer, et pourquoi la plupart des gouvernements hésitent à s’y engager, alors que c’est si simple de laisser les lois du marché régler la question, sauf pour ceux qui en font les frais. Et on revient ainsi au point de départ : il faut une politique linguistique dans les cas de bilinguisme ou de multilinguisme, mais laquelle?

Référence bibliographique

Corbeil, Jean-Claude, « Comment s’insère l’aménagement linguistique dans la structure et la culture politiques d’un pays. Étude d’un cas : les politiques linguistiques au Canada », DiversCité Langues, en ligne [http://www.teluq.uquebec.ca/diverscite/SecArtic/Arts/96/06ajc0/06ajc0_txt.htm], vol. 1, juin 1996. — Version retouchée reprise de L’Embarras des langues : origine, conception et évolution de la politique linguistique québécoise, préface de Louise Beaudoin, Montréal, Québec Amérique, 2007, 548 p. [article]