Une politique de normalisation linguistique peut-elle être efficace?
Jean-Claude Corbeil
Linguiste
L’aménagement linguistique au Québec et la normalisation linguistique en Catalogne poursuivent un même double but : assurer la survie d’une langue et en faire la langue commune de la vie collective. Des dispositions juridiques ont été adoptées dans les deux pays à cet effet et des plans d’action mis en place pour les réaliser.
Ces politiques linguistiques peuvent-elle être efficaces? En fait, il y a deux manières de répondre à la question. Première réponse : le succès dépend de la manière dont elles ont été conçues et des moyens que l’on prend pour les mettre en place. Deuxième réponse : la possibilité de modifier la situation de départ varie selon les domaines d’usage de la langue, du moins si on en juge d’après l’expérience québécoise.
Ces politiques réussissent et réussiront dans l’avenir si elles conservent les qualités suivantes, qui découlent de leur nature :
- Elles visent à assurer l’avenir d’une langue et son épanouissement en la dotant d’un statut qui en fasse une langue dominante et en définissant les domaines et circonstances où son usage est obligatoire.
Elles doivent donc être réalistes et s’appuyer sur une connaissance exacte et détaillée de la concurrence entre les langues en présence, le français et l’anglais au Québec, le catalan et l’espagnol en Catalogne. Sur ce point, on ne peut pas espérer atteindre une situation d’unilinguisme à la manière des pays où la langue dominante est la langue nationale, comme dans la plupart des pays européens, l’Allemagne ou la France par exemple. Mais il est possible de mettre en place une forme de bilinguisme qui ne compromette pas le statut du français ou du catalan, tout en autorisant l’usage de l’autre langue, l’anglais ou l’espagnol, dans des circonstances précises déterminées.
Ce réalisme est tout particulièrement de mise en ce qui concerne l’usage de la langue dans les domaines de l’économie où il faut tenir compte de la distinction entre communications internes et communications externes. Trois objectifs sont ici importants, qu’il faut concilier : la nécessité stratégique de faire du catalan ou du français des langues utiles et même indispensables pour gagner correctement sa vie (motivation économique de la langue); le droit des clients à être servis dans leur langue (forme de bilinguisme dans la langue des services et dans la commercialisation des produits); l’obligation de tenir compte des contraintes linguistiques du commerce intérieur d’Espagne (en espagnol), et du commerce international, où l’anglais domine comme lingua franca.
- Une politique linguistique touche toutes les composantes de la société, dans le respect de la démocratie.
Elle doit en conséquence être consensuel, soutenue par la majorité de la population et par une opinion publique vigilante. L’expression d’une opinion publique en faveur de la normalisation linguistique est très importante, c’est le seul contrepoids aux compromis que pourraient être tentés de faire les responsables politiques pour répondre aux pressions qu’ils subissent de la part de la minorité interne et de la part du reste du pays.
- La politique linguistique met à contribution plusieurs ministères, les administrations municipales, les médias, les associations, au Québec les entreprises paragouvernementales et privées, les associations professionnelles, en somme tous ceux qui ont une forme de responsabilité dans l’usage public de la langue officielle.
Elle doit donc être cohérente, c’est-à-dire que les décisions des divers intervenants dans le dossier linguistique ne doivent pas être contradictoires, mais confirmer tous l’affirmation et la prééminence de la langue officielle.
- Enfin, il faut beaucoup de temps pour changer en profondeur une situation linguistique de départ, au moins de vingt à trente ans. Le temps de réalisation d’une politique linguistique est donc très long, plus long que le mandat d’un gouvernement, plus long que la patience de ses responsables.
La volonté politique doit être persévérante, de même que les efforts de tous ceux qui travaillent à la mise en place de la politique linguistique. Il faut donc que les gouvernements successifs maintiennent le même objectif d’affirmer la langue officielle. Il faut aussi que les responsables administratifs ne cédent pas à l’impatience (vouloir aller trop vite), au découragement (le mythe de Sisyphe), à la tentation de considérer leur tâche comme un simple travail de fonctionnaire (le scepticisme de qui a tout vu). Il faut enfin transmettre le dossier aux générations qui suivent, en même temps que la volonté, la détermination de maintenir le cap, c’est-à-dire recréer l’opinion publique d’une génération à l’autre, puisqu’elle a toujours tendance à s’effriter avec le temps. C’est probablement la chose la plus difficile, surtout parce que les raisons initiales de la politique linguistique finissent par ne pas être connues ou comprises des jeunes qui n’ont pas vécu la période où leur langue maternelle était bafouée, interdite, dominée.
Ce sont là conditions générales qui garantissent l’efficacité d’un plan de normalisation linguistique. Essayons d’être plus concret en partant de l’expérience québécoise. Il est aujourd’hui possible d’évaluer le succès de la Charte de la langue française, domaine par domaine. Sans entrer dans le détail, on peut proposer le classement suivant :
- Domaines où l’application de la Charte a donné de bons résultats, c’est-à-dire où la situation s’est transformée en faveur du français : l’administration publique, tout le domaine de l’enseignement, y compris l’enseignement universitaire, la langue des services (services professionnels et service dans les entreprises commerciales), l’étiquetage des produits de consommation, la langue de travail (avec la nuance qui suit).
- Domaines où les progrès plafonnent, c’est-à-dire où l’usage du français semble heurter une limite difficile à franchir : la langue de travail, d’une part, à cause des nouvelles technologies de communication, qui augmentent le nombre des personnes au sein de l’entreprise qui doivent communiquer avec l’extérieur du Québec dans une autre langue, et à cause de l’intensification de l’usage de l’informatique dans des applications spécialisées; la langue des affaires, d’autre part, pour les mêmes motifs en raison surtout de la mondialisation des marchés.
- Domaines exclus de la législation linguistique, qui demeurent des objectifs sociaux à long terme, mais où les progrès du français sont lents : l’usage personnel de la langue, l’usage du français comme langue de convergence dans les communications individuelles lorsque des locuteurs de langues différentes se rencontrent, transferts linguistiques en faveur du français chez les immigrants récents.
Chose certaine, la situation linguistique du Québec s’est profondément modifiée grâce à la Charte de la langue française, ce qui démontre bien qu’il est possible de modifier une situation en faveur d’une langue.
Référence bibliographique
Corbeil, Jean-Claude, « Une politique de normalisation linguistique peut-elle être efficace? ». Inédit. Texte paru en catalan : « Pot se eficaç una politica de normalitzacio lingüistica? », Revista del Centre de Lectura de Reus, Reus, mars 1996, p. 9. [article]