Dynamique de l’aménagement linguistique au Québec

Jean-Claude Corbeil

Lorsqu’on met en place un plan d’aménagement linguistique, on provoque, dans les faits, la confrontation de deux séries de forces sociales, plus ou moins contraires, plus ou moins convergentes.

La première est constituée de l’ensemble des facteurs qui définissent la situation sociolinguistique des langues en présence. Ces facteurs ne jouent pas toujours en faveur de la même langue, d’où le phénomène de concurrence linguistique dont le résultat global est d’assurer à l’une des langues le statut de langue dominante. Lorsque cette situation devient évidente pour un groupe de locuteurs dont la langue est dominée, lorsqu’en plus, pour des motifs très variables d’un cas à l’autre, elle devient inacceptable, l’intention de modifier la situation prend naissance et des projets d’intervention commencent à se discuter, à se concevoir, jusqu’à se transformer en plan d’aménagement linguistique.

D’où une seconde série de facteurs, qui correspondent aux diverses dispositions du plan d’aménagement linguistique et dont l’objectif est de modifier la direction de la concurrence en faveur de la langue dominée dont on veut favoriser l’usage pour des motifs sociaux connus et soutenus par les locuteurs de cette langue.

Les forces sociales de la première série sont constantes et à long terme. Elles s’exercent pour ainsi dire d’une manière mécanique. Elles continuent à influencer la situation des langues en présence pendant et malgré l’application d’un plan d’aménagement linguistique. Il ne faut jamais perdre de vue cet aspect de la dynamique linguistique objective.

Les forces sociales de la deuxième série sont soumises aux fluctuations des relations entre les groupes linguistiques en présence : les courants de l’opinion publique se modifient, ce qui entraîne la remise en cause de certaines dispositions du plan d’aménagement linguistique, qui peuvent à terme se traduire par des changements plus ou moins radicaux proposés d’abord, apportés ensuite au plan d’aménagement. D’autre part, lorsqu’une législation linguistique existe, elle peut être contestée devant les tribunaux et certains de ses articles peuvent être jugés inacceptables, comme il est arrivé pour la Charte de la langue française, indépendamment de la volonté manifestée démocratiquement. Il faut donc en conclure que les forces sociales d’aménagement linguistique sont relativement fragiles et qu’elles tendent, pour diverses raisons[1], à s’exercer à court terme.

Les deux séries de forces seront parallèles, convergentes ou divergentes, pendant une période de transition relativement longue, car le temps que met une situation à se transformer d’une manière irréversible est considérable. Et il n’y a que deux issus possibles à cette période de transition : ou bien les mesures d’aménagement linguistique en faveur d’une langue se transforment en facteurs donnant une direction nouvelle et stable à la concurrence linguistique, confirmant dans les faits le nouveau statut de cette langue, ou bien les facteurs initiaux se maintiennent, continuant à jouer en faveur d’une autre langue et, à terme, l’aménagement linguistique échouera ou sera remis en cause.

Il n’est pas dans notre intention, ce soir, de faire état de toutes les situations de concurrence linguistique à travers le monde ou au cours de l’histoire. Nous nous en tiendrons à l’analyse du cas du Québec dans le Canada et en Amérique du Nord. De même, pour les besoins de cet exposé, nous nous référerons uniquement au Québec comme exemple de plan d’aménagement linguistique.

Nous vous proposons donc une réflexion en trois points, comme il se doit. D’abord, chercher à comprendre le mécanisme de la concurrence linguistique au Québec, ensuite examiner la stratégie d’aménagement linguistique mise en place par le Québec, enfin essayer de dégager les conditions de succès de cette stratégie.

La concurrence linguistique

Donnons-nous une définition de la concurrence linguistique pour les besoins de cet exposé.

Il y a concurrence linguistique quand deux ou plusieurs langues sont en contact sur le même territoire et se partagent les divers domaines de communication. La concurrence a pour effet de donner à chaque langue un statut objectif, désigné de diverses façons selon les points de vue : langue commune, langue particulière à un groupe, langue d’usage général, langue d’un domaine particulier, par exemple langue de la famille, langue de la religion, langue de commerce. La somme des domaines d’utilisation d’une langue lui confère un statut de langue principale, terme neutre, de langue dominante, terme plus marqué puisque son pendant est le terme langue dominée. Ce statut objectif peut confirmer ou contredire un statut officiel du type langue officielle, langue nationale. Enfin, ce contact obligé des langues se traduit par des formes très diverses de bilinguisme, terme ambigu qui renvoie aussi bien au bilinguisme individuel (connaissance des langues par un individu), au bilinguisme institutionnel (statut officiel des langues, par exemple au Canada, en Suisse, dans les pays d’Afrique), au bilinguisme fonctionnel (connaissance des langues requise pour l’exercice d’une tâche ou d’une fonction), pour ne citer que ces exemples de classement. Ceux que cette question intéresse peuvent se reporter aux travaux de Mackey, qui a classé les formes de bilinguisme dans tous les sens. On n’a ici qu’un faible aperçu du problème de terminologie en aménagement linguistique et des problèmes de compréhension qui en découlent, car les mots ne sont jamais innocents.

La concurrence linguistique se développe sous l’influence de certains facteurs qu’il nous faut maintenant identifier. Pour ce faire, nous nous inspirerons des travaux du colloque organisé par l’Université Laval sur le thème Diffusion des langues et Changement social[2], tout particulièrement de l’exposé de Juan Cobarrubias, qui a examiné le mode de diffusion de l’espagnol dans les Amériques[3], et du commentaire que nous avions fait de cet exposé[4]. Nous ne retiendrons cependant que les facteurs qui nous semblent pertinents à la situation du français au Québec.

Dans un premier groupe, nous classons les facteurs qui, à eux seuls, suffisent à donner à une langue un statut privilégié. Nous en voyons quatre : le facteur Langue du pouvoir politique, le facteur Langue du pouvoir économique, le facteur Langue du pouvoir scientifique, enfin le facteur Pouvoir linguistique de la langue. Il se peut que ces facteurs jouent en faveur de la même langue, comme il se peut qu’ils jouent en faveur de langues différentes, donc en tension l’un à l’égard de l’autre dans la vie quotidienne.

Le facteur Langue du pouvoir politique favorise l’usage d’une langue ou d’une variété de la langue dans toutes les situations et dans tous les textes de la vie politique et administrative de chaque citoyen et de l’ensemble du pays.

La structure politique actuelle du Canada, de par l’entêtement historique des Français d’Amérique que nous sommes, assure aux francophones le contrôle d’un large secteur de leur vie politique. C’est là l’assise essentielle de la construction progressive d’un État de langue française au Nord de l’Amérique et le levier fondamental de la politique linguistique québécoise.

L’arrière-plan des négociations constitutionnelles met en danger cet acquis : d’une part, la population du Québec est partagée sur l’idée d’un statut particulier du Québec confirmant sa langue, sa culture et la maîtrise de son avenir, d’autre part, le reste du Canada tient mordicus au principe des dix provinces égales[5]. De plus, la tendance du Gouvernement d’Ottawa à intervenir directement dans des champs de compétence exclusivement provinciale se raffermit constamment et s’affiche maintenant ouvertement. Un même numéro du Devoir[6] nous en donne trois exemples : Jean Charest, candidat à la succession de Brian Mulroney, pose comme principe global de sa politique canadienne la priorité aux enjeux nationaux, donc fédéraux, au détriment des compétences provinciales; un document interne du cabinet fédéral propose une stratégie pour qu’Ottawa joue un rôle de premier plan en éducation; le ministre Beatty entend doter Ottawa de sa propre politique culturelle. Le même Charest a déclaré récemment[7] que, s’il devient chef conservateur et premier ministre du Canada, il se mêlerait activement de la politique linguistique québécoise en se faisant le champion au Québec des droits linguistiques des anglophones, ce qu’Ottawa a d’ailleurs toujours fait, indirectement cependant, en finançant généreusement Alliance-Québec à même nos impôts. Nous ne voyons pas très bien comment le Québec pourra s’en sortir, à moins d’un sursaut de lucidité de la part des Québécois francophones qui, oubliant le mythe des Montagnes Rocheuses, comprendront enfin que leur destin collectif passe par l’indépendance du Québec et par une renégociation fondamentale de la structure du Canada, imposée par nous.

Le facteur Langue du pouvoir économique donne à une langue ou à une variété de la langue une motivation économique réelle, qui oriente les choix linguistiques de chaque locuteur à la recherche de son bien-être. Cette motivation découle de l’usage de la langue dans la gestion des entreprises, dans la publicité, les modes d’emploi, les contrats d’adhésion, les conventions collectives, l’étiquetage des produits, les garanties, etc.

Ce facteur joue de plus en plus en faveur du français au Québec et il est le plus puissant pour confirmer, dans l’esprit de tous les nouveaux arrivants, que le français est la langue principale au Québec et la langue essentielle de la réussite personnelle.

Certains changements récents nous amènent à penser que nous avons fait des progrès sur ce point. Les dispositions de la Charte de la langue française dans ce domaine sont efficaces. La part des Québécois dans l’économie a augmenté. La direction des entreprises est de plus en plus assumée par des gestionnaires de langue française ou qui connaissent le français, même quand il s’agit d’entreprises étrangères. Les investissements au Québec se diversifient, même si les capitaux américains demeurent prédominants. Par contre, nous ne savons pas encore comment, à long terme, l’application du traité de libre-échange influencera la Charte de la langue française. L’avis du Conseil de la langue française sur cette question[8] demeure d’actualité.

Le facteur Langue du pouvoir scientifique favorise l’usage d’une langue comme langue d’accès à l’information scientifique et détermine le choix de la langue de diffusion des travaux de chaque chercheur au sein de sa communauté scientifique internationale.

Ce facteur joue nettement, actuellement, en faveur de l’anglais, au Québec, partout dans le monde, même en France. Si cette prédominance se limite au cercle restreint des scientifiques de toute discipline, il n’y a là rien de trop alarmant, puisqu’on peut penser que ces savants sont capables de maîtriser les langues et les terminologies. Mais si cette prédominance atteint les milieux de l’enseignement et de la recherche, si elle se manifeste dans les applications industrielles des découvertes, il faut alors la regarder d’un autre œil et réagir. Heureusement, ce débat est ouvert en ce qui concerne la langue française, grâce d’ailleurs à la vigilance des scientifiques québécois. Il n’est cependant pas évident que nous puissions compter sur la même attitude de la part de leurs collègues français[9].

Le facteur Pouvoir linguistique de la langue renvoie à la capacité d’une langue d’exprimer tous les aspects du réel de par son niveau de développement, notamment lexical et terminologique.

Nos progrès sont remarquables sur ce point. D’abord, nous avions, au départ, l’avantage de faire usage d’une langue au même niveau de développement que la langue anglaise. Pour apprécier cet avantage à son juste mérite, il n’y a qu’à penser aux problèmes que pose l’usage de la langue arabe pour exprimer la modernité, ou encore aux problèmes que doivent résoudre les Africains pour faire usage de leurs langues dans la gestion de leurs pays. Nous avons également récupéré très rapidement les terminologies françaises requises pour l’application des programmes de francisation. Du moins sur papier, car il n’est pas encore certain que ces terminologies se soient transformées en vocabulaire d’emploi spontané chez les utilisateurs. On peut également se demander si nous sommes encore capables de faire face aux conséquences terminologiques de l’innovation. Nous reviendrons sur ce point par la suite.

Voilà pour les quatre facteurs principaux.

Trois autres facteurs peuvent jouer dans des circonstances particulières ou d’une manière annexe : la religion, la vie militaire et l’enseignement.

Dans le passé, la religion a joué un rôle important au Québec en faveur de la conservation de la langue française, à cause du lien social étroit entre catholicisme et langue française, d’une part, face à protestantisme et langue anglaise, d’autre part. Ce facteur est négligeable dans le Québec contemporain.

La vie militaire n’a aucune influence sur le sort de la langue française au Québec. Mais il favorise l’usage de l’anglais dans les forces armées canadiennes.

Le facteur enseignement est plus problématique. Du moins, il n’est pas certain que notre système d’enseignement confirme les objectifs de la Charte de la langue française. Dans le cas des élèves de langue française maternelle, on a de bonnes raisons de mettre en doute la capacité du système à transmettre une connaissance du français, surtout écrit, à un niveau de qualité convenable, chez le plus grand nombre d’élèves. Et nous ne pouvons accepter l’argument des effets de la démocratisation sur le système : ce n’est pas parce qu’on reçoit un plus grand nombre d’élèves de milieux socio-économiques divers qu’il faut accepter la médiocrité. Le système s’est tout simplement mal adapté ou l’explication du phénomène est ailleurs, par exemple dans la syndicalisation de la fonction d’enseignant. Dans le cas des élèves anglophones ou allophones, on peut sérieusement mettre en doute que le système a pour objectif leur intégration à la société québécoise. D’une part, l’enseignement du français comme langue, dans les écoles du système anglo-protestant, est coupé de ses liens avec la culture québécoise, très souvent considérée péjorativement par rapport à la culture française jugée supérieure. D’autre part, les institutions privées d’enseignement pour les ethnies jouissent d’un statut particulier et ne favorisent pas l’insertion des immigrants à la communauté francophone, d’après un rapport récent de la Commission consultative sur l’enseignement privé[10]. Le ministère de l’Éducation ne semble pas surveiller de très près le contenu des programmes de ces écoles, même s’il les subventionne. C’est même une sorte de tabou administratif. Enfin, pour les uns et les autres, on peut se demander si la formation professionnelle dispensée coïncide avec les dispositions de la Charte de la langue française.

Il nous reste à examiner deux autres facteurs, que je dirais conjoncturels, parce qu’ils ont pour rôle de favoriser l’action ou d’intensifier l’influence des facteurs précédents. Ce sont l’urbanisation et la démographie.

L’urbanisation brise l’homogénéité linguistique des groupes de locuteurs, favorise les contacts linguistiques, rend plus aigüe la rivalité des langues pour acquérir le statut de langue commune d’intercommunication entre les citoyens au sein de la Cité. Ceci est très évident dans les capitales africaines d’aujourd’hui. De ce point de vue, on constate que la concentration des immigrants dans la région de Montréal compromet la capacité du milieu francophone à intégrer les immigrants, d’autant plus que l’anglais, langue du continent, les attire beaucoup plus que le français, langue d’une minorité. Ce caractère très particulier de la région de Montréal pourrait provoquer une scission de l’opinion publique chez les francophones sur les objectifs linguistiques du Québec, les Montréalais ayant une sensibilité particulière à l’égard du multilinguisme et du multiculturalisme, le reste de la province abandonnant Montréal à ses problèmes et à ses préoccupations de cohabitation harmonieuse des groupes culturels.

La démographie, c’est-à-dire le poids statistique relatif des locuteurs de chaque langue, sans être un facteur déterminant, joue cependant un rôle complexe dans la concurrence linguistique.

La démographie définit les notions de majorité et de minorité, qui, à leur tour, entraîne des attitudes et des comportements chez les locuteurs. Les francophones du Québec ont ceci de particulier qu’ils sont à la fois majoritaires au Québec et minoritaires au Canada et en Amérique du Nord. Ils ont davantage conscience d’être minoritaires et ils éprouvent une certaine gêne à se comporter comme majoritaires au Québec. Dire que les Québécois jouent de ce double statut pour réclamer à la fois les privilèges d’une minorité et d’une majorité pour tirer leur épingle du jeu en toutes circonstances m’apparaît une caricature de leur situation réelle. Ils sont, objectivement, des minoritaires et des majoritaires. Comme minoritaires, ils doivent prendre les mesures propres à assurer leur avenir collectif global, et non seulement celui de leur langue et de leur culture, sur le seul territoire qu’ils contrôlent, mesures qu’ils doivent ensuite, en tant que majoritaires cette fois, poser comme cadre de vie pour l’ensemble de la population du Québec, sans distinction d’origine. Ce n’est certes pas une opération facile, mais nous sommes condamnés à la réussir.

En démocratie, la démographie a une incidence politique évidente : autant de personnes, autant de votes. Comté par comté, les candidats et les candidates sont très sensibles à la composition de l’électorat et aux réclamations de chaque groupe. Nous reviendrons sur ce point plus tard.

Voilà donc neuf facteurs qui nous semblent jouer un rôle dans la concurrence des langues au Québec.

Ces facteurs sont sans cesse en action. Ils vivent chacun de leur propre logique, séparément, mécaniquement. Ils déterminent des attitudes chez les locuteurs de chaque groupe, dont les plus importantes sont le sentiment de sécurité ou d’insécurité linguistique, le sentiment d’appartenance à une communauté linguistique et culturelle, la manière d’apprécier les membres des autres communautés linguistiques, la fierté ou la honte de sa langue et de sa culture, l’adhésion à une langue et au groupe qui la parle.

L’hypothèse fondamentale de l’aménagement linguistique est qu’il faut infléchir l’action de ces facteurs en faveur de la langue que l’on souhaite promouvoir. Mais il ne faut jamais perdre de vue que l’intervention volontariste ne supprime pas d’un coup de baguette magique le jeu des facteurs de concurrence que nous venons de décrire.

La stratégie d’aménagement linguistique au Québec

La stratégie d’aménagement linguistique au Québec est globale et ne se réduit pas aux seules dispositions de la Charte de la langue française, qui en est certainement la pièce maîtresse la plus apparente, mais qui n’en est que la face législative. Il nous apparaît donc très opportun de revoir les éléments de cette stratégie, surtout parce qu’il est facile de perdre de vue l’ensemble des dispositions et l’importance de chacune dans le plan d’ensemble.

Première observation : les dispositions de l’aménagement linguistique du Québec se partagent entre divers ministères et organismes. À la limite, on pourrait soutenir que tous les ministères y sont partie prenante. Nous nous en tiendrons cependant à ceux qui ont un lien direct avec les facteurs dont nous avons parlé précédemment.

L’évolution démographique du Québec dépend, en bonne partie, de l’immigration, qui relève du ministère des Communautés culturelles et de l’Immigration. Ce ministère est responsable de deux volets importants de la stratégie d’aménagement linguistique, soit la définition et l’application de la politique d’immigration au Québec et la politique d’intégration des immigrants récents à la société québécoise via les programmes des centres d’orientation et de formation des immigrants, les COFI.

Le ministère de l’Industrie et du Commerce est responsable de la politique de développement économique du Québec, qui est l’un des moyens d’orienter le facteur Langue du pouvoir économique en faveur de la langue française par le biais de l’accroissement de la participation des entreprises québécoises à l’activité économique nationale et internationale. Le ministère est également notre seul moyen d’encourager et de soutenir la recherche et développement au sein des entreprises québécoises pour qu’elles demeurent actives dans les domaines de l’innovation.

Le ministère de l’Éducation et le ministère de l’Enseignement supérieur et des Sciences ont des rôles de premier plan à jouer dans l’aménagement linguistique du Québec. Relèvent de l’un ou de l’autre ou des deux à la fois les éléments suivants : l’enseignement du français, langue maternelle, l’enseignement du français, langue seconde, qui devrait également comprendre une initiation à la culture québécoise, l’apprentissage de la terminologie et de la stylistique de toutes les disciplines enseignées à l’école, la formation professionnelle à tous les niveaux, y compris ia formation linguistique requise pour l’exercice du métier ou de la profession en français, la politique des manuels d’enseignement, la politique de soutien à la recherche fondamentale et appliquée. Le ministère de l’Éducation est également responsable de l’application du volet de la Charte de la langue française relatif à l’accès à l’école de langue anglaise.

Enfin, il y a les organismes créés spécifiquement pour la mise en œuvre de la Charte de la langue française, soit : l’Office de la langue française, le Conseil de la langue française, la Commission de protection de la langue française et la Commission de toponymie. Chacun y joue un rôle très précis : l’Office de la langue française est un organisme d’aide à l’application de la Charte, la Commission de protection en surveille l’application et intervient en cas de non-respect de l’une ou de l’autre des dispositions, le Conseil suit au jour le jour l’évolution de la situation linguistique du Québec pour voir si les objectifs de la Charte sont atteints ou se maintiennent lorsqu’ils ont été atteints, la Commission de toponymie a été rattachée aux organismes de la Charte alors qu’elle relevait autrefois du ministère des Énergies, Mines et Ressources, à cause du caractère nettement linguistique de ses travaux.

Deuxième observation : le facteur langue du pouvoir scientifique échappe à toute stratégie linguistique ou, du moins, il est difficilement contrôlable.

L’aspect linguistique du développement des connaissances est peu important pour les chercheurs, qui s’accommodent fort bien de toutes les situations. D’une manière plus spécifique, l’information scientifique circule dans la langue du producteur de l’information, les banques de données et de citations appartiennent à ceux qui ont les moyens de les mettre en place et fonctionnent dans leurs langues, l’innovation se fait dans la langue du créateur de la nouveauté, la production des ouvrages de référence et des manuels est liée au bassin des scientifiques intéressés et à la taille de la clientèle étudiante visée. Il devient extrêmement difficile et délicat d’intégrer de tels éléments dans une politique linguistique. Les moyens d’intervention relèvent des scientifiques eux-mêmes et de leur manière d’intégrer des préoccupations linguistiques et terminologiques dans leur pratique et leur enseignement.

Troisième observation : les grands principes qui ont guidé la préparation et la rédaction de la Charte de la langue française sont, à toutes fins utiles, maintenant oubliés et on n’en tient compte pour ainsi dire jamais quand on discute de la Charte. C’est l’aspect le plus frustrant de la transformation d’une stratégie globale en texte juridique, qui provoque une fragmentation de l’ensemble en articles et en paragraphes qui se discutent chacun pour soi, dans l’ignorance du reste. Il est donc certainement nécessaire aujourd’hui de rappeler ces principes[11].

Nous n’en ferons pas ici le bilan. Revenant à l’idée que cette stratégie est à long terme, nous préférons terminer cet exposé en examinant les conditions qui lui permettront de se réaliser pleinement et d’une manière irréversible.

Conditions de succès de l’aménagement linguistique

Le contraste entre la persistance des forces de concurrence linguistique et la relative précarité des dispositions d’aménagement linguistique nous préoccupe depuis toujours. C’est ce qui nous a amené à observer continuellement l’application des quelques politiques linguistiques que nous connaissons, notamment la Charte de la langue française, la Loi sur les langues officielles du Canada et la loi catalane, pour essayer de voir à quelles conditions elles se maintiennent, demeurent efficaces et conformes à leurs objectifs initiaux. Cette réflexion se poursuit encore. Ce que nous dirons maintenant représente les conclusions auxquelles nous sommes arrivé dans le cas du Québec.

La condition fondamentale, dont découlent toutes les autres, est de demeurer conscient des forces de concurrence linguistique et de n’apporter aucune modification substantielle aux dispositions du plan d’aménagement linguistique tant et aussi longtemps qu’elles ne se sont pas, ou ne se seront pas, transformées en force de concurrence en faveur du français. Au besoin, si ces dispositions ne permettent pas d’atteindre les objectifs fixés ou si les décisions des tribunaux altèrent ou annulent une disposition importante, il faut même renforcer le plan initial, comme il est arrivé lors de la reformulation de la loi 22 par le gouvernement Lévesque.

La réalisation de cette condition suppose que le consensus social au sein de la majorité se maintient à l’égard des objectifs et à l’égard des dispositions du plan d’aménagement linguistique.

Le temps du changement linguistique étant long, ce consensus doit se transmettre d’une génération à l’autre pendant la période de transition avec la même clairvoyance à l’égard des objectifs et la même détermination à les atteindre, ce qui ne va pas de soi. Au risque de choquer, disons qu’il faut toujours se méfier de l’angélisme des Québécois qui les pousse, par générosité à l’égard des minorités, à compromettre leurs propres chances de survie sur ce continent américain : toute charité bien ordonnée commence par soi-même. Se méfier aussi de la fascination qu’exerce sur eux la langue anglaise : ils se comportent alors comme les autres minorités du Québec. Il vaudrait mieux qu’ils pressent le ministère de l’Éducation d’enseigner efficacement l’anglais à tous que de vouloir l’apprendre adulte par le biais de l’exercice de leurs métiers et professions. Se méfier surtout de la lassitude que les générations de Québécois ressentent l’une après l’autre face aux sempiternelles doléances des autres à l’égard de notre caractère français, lassitude aussi face à l’obligation où nous nous trouvons d’être d’éternels irritants, les seuls qui ne marchent pas de la même langue en Amérique et qui y tiennent : personne n’aime être différent, nous non plus, mais c’est notre destin. Enfin, on peut craindre que l’évolution de la composition linguistique de la région métropolitaine n’entraîne comme conséquence une scission entre les objectifs linguistiques de la région de Montréal et ceux du reste de la province, de par le jeu de la démocratie et sous l’influence d’une opinion publique montréalaise en contact constant avec toutes les autres minorités concentrées dans cette région.

Il faut aussi obtenir l’adhésion des autres communautés aux objectifs et aux dispositions de la Charte en leur assurant les garanties et les conditions du maintien de leurs langues et de leurs cultures en échange de leur participation au projet collectif national. « En somme, l’aménagement linguistique est un moyen, et non une fin en soi, un moyen grâce auquel une société multilingue s’acceptera comme telle, considérera sa diversité comme facteur d’une nouvelle solidarité et non comme le lieu symbolique de la rivalité entre groupes ethniques, aura ainsi la possibilité de dédouaner l’avenir en retrouvant la volonté commune de vivre ensemble et de produire ensemble, dans le futur, de nouveaux biens de civilisation[12] ».

Cette préoccupation est présente dans la Charte. Elle a inspiré les mesures touchant l’École (enseignement en et des langues minoritaires, selon une application qui tient compte de l’importance numérique des groupes d’enfants), touchant les institutions culturelles des minorités (journaux, émissions de radio ou de télévision, librairies, commerces de spécialités ethniques, par exemple les restaurants ou les épiceries, l’affichage et la publicité de ces institutions), touchant aussi la protection des consommateurs par l’usage de leurs langues. Cette préoccupation de la Charte est passée sous silence par nombre de porte-paroles des minorités et par nombre de commentateurs de l’actualité. Ce ne serait pas une mauvaise chose d’en faire la publicité, ne serait-ce que par souci d’information objective.

Sur le plan strictement linguistique, il faut maintenir la capacité terminologique du français, surtout dans les secteurs à forte innovation technologique. À cet égard, nous sommes inquiet de la disparition ou de la diminution des services linguistiques dans les entreprises et même au sein de l’administration publique. Ceci peut provoquer l’usage plus fréquent de l’anglais sous prétexte qu’il n’y a pas de terminologie française disponible, argument qu’on utilisait naguère pour affirmer qu’il était impossible de travailler en français. L’introduction massive de l’informatique dans les procédures de travail augmente actuellement l’usage de la terminologie anglaise surtout lorsqu’il s’agit de logiciels commerciaux spécialisés de faible distribution. Nous nous inquiétons également du ralentissement des travaux de terminologie à l’Office de la langue française, car nous ne pensons pas que ces travaux soient terminés.

Il faut surtout que l’opinion publique demeure vigilante à l’égard du Gouvernement et qu’elle soutienne sa volonté d’appliquer le plan d’aménagement linguistique.

L’opinion publique doit protéger le Gouvernement de ses propres tentations, surtout la tentation de l’électoralisme, qui pourrait lui inspirer des projets de modifications à la Charte dans l’espoir d’avoir meilleure presse auprès des minorités, donc plus de votes; et le protéger aussi de la tentation des économies administratives au détriment de l’aménagement linguistique, qui a failli compromettre, par exemple, l’enseignement du français, langue seconde, aux adultes ou qui fait diminuer le nombre d’heures d’enseignement du français dans les COFI alors que nous n’avons jamais accueilli autant d’immigrants de toutes langues.

Enfin, nous avons vu que l’aménagement linguistique implique de nombreux ministères et organismes. Le Gouvernement, qui est le principal agent de cette politique, doit assurer la cohérence des actions de tous ces intervenants. Ce qui n’est pas évident dans au moins deux cas. Dans le cas du ministère des Communautés culturelles et de l’Immigration, il ne nous apparaît pas que l’application de la politique d’immigration au Québec favorise l’atteinte des objectifs de la Charte : il y a toujours plus d’allophones que de francophones qui viennent au Québec, malgré les intentions répétées du ministère. Ou bien la volonté du ministère fléchit devant les faits, ou bien l’objectif du ministère est irréalisable; chose certaine, il est temps de faire le point avant que la politique prônée par Lord Durham ne soit appliquée par nos propres gouvernements. Dans le cas du ministère de l’Éducation, il est évident que les résultats de l’enseignement du français, langue maternelle et langue seconde, ne facilitent pas l’usage du français comme langue de travail, de l’aveu même des employeurs; dans un autre secteur, on peut se demander si le ministère n’est pas laxiste dans l’approbation des écoles privées, surtout en ne vérifiant pas le programme de ces écoles en français et leur intention de préparer leurs élèves à devenir des citoyens d’un Québec de langue française.

À une époque, fin des années soixante et durant la décennie 1970, la société québécoise, via ses Gouvernements, a eu le courage et la détermination d’édicter des règles pour donner concrètement au français le statut de langue officielle unique et de langue commune des citoyens de cet État.

Depuis, la Charte s’applique, les Québécois francophones y sont très attachés, les communautés culturelles l’acceptent de plus en plus, la paix linguistique s’est établie, qui risque fort d’être compromise par la publication récente de l’avis du Comité des droits de l’Homme de l’ONU, qui relance la querelle linguistique au Québec.

Les dispositions de la Charte en matière d’affichage sont remises en cause. Sur le plan strictement théorique, on peut discuter de la pertinence d’étendre aux messages commerciaux la notion de liberté de parole, avec de bons arguments à l’appui, comme ceux invoqués par le ministère de la Justice dans sa défense de la loi 178 devant le Comité. En pratique, il faut tenir compte de l’avis dans l’immédiat. C’est l’occasion de revoir en profondeur l’ensemble de cette question en explorant toutes les avenues possibles pour concilier liberté individuelle et visage français du Québec. Malheureusement, la Direction du Parti libéral du Québec, sans même se donner un temps de réflexion, s’est jetée sur l’avis du Comité de l’ONU comme le naufragé sur la bouée de sauvetage et est revenu d’instinct, sans hésitation aucune, à sa politique de bilinguisme intégral et universel, avec pseudo prédominance du français pour se donner bonne conscience et abuser les naïfs. C’était déjà la teneur de la loi 22 de 1974. Reste à attendre le texte final que présentera le Gouvernement Bourassa à l’Assemblée nationale pour voir jusqu’à quel point le visage français du Québec sera altéré.

De toute évidence, la situation objective de la langue française au Québec a toujours été, est et demeurera précaire en Amérique, soumise à la concurrence constante de l’anglais. La Charte n’est donc pas une disposition temporaire, mais le moyen de maintenir des règles linguistiques fermes et non discutables en faveur du français sur le territoire du seul État de langue française en Amérique du Nord.

L’avenir du français se présente mieux aujourd’hui. Cet avenir se forge au jour le jour, à travers les comportements et les attitudes de chacun d’entre nous. La seule garantie que demain ressemblera à aujourd’hui est la constance de la volonté des Québécois, de tous les Québécois, de toute origine et de toute langue, de vivre en français dans l’État du Québec.

Tout le reste en découle.

Notes

Référence bibliographique

Corbeil, Jean-Claude, « Dynamique de l’aménagement linguistique au Québec », Les actes du colloque sur la problématique de l’aménagement linguistique (enjeux théoriques et pratiques), colloque tenu les 5, 6 et 7 mai 1993 à l’Université du Québec à Chicoutimi, Québec, Office de la langue française, Chicoutimi, Université du Québec à Chicoutimi, 1994, p. 17-33. [article]