L’emprunt comme indice de la concurrence linguistique

Jean-Claude Corbeil

La manière la plus simple d’aborder notre sujet me semble être d’évoquer avec vous, pour mémoire, ce que l’on dit ou ce que l’on entend généralement dire sur l’emprunt, ou encore d’esquisser la manière habituelle dont on traite la question, même chez les linguistes.

On utilise le terme emprunt pour désigner globalement tout phénomène de passage d’un mot d’une langue dite langue source dans une autre langue, dite langue emprunteuse. Pour le commun des mortels, c’est un phénomène lexical, sous la forme d’un mot, les plus attentifs ou les plus sensibles à la langue y décelant aussi des phénomènes d’ordre sémantique. On évoque rarement les phénomènes syntaxiques, morphologiques, stylistiques, orthographiques ou phonologiques. Le sens du mot est très englobant. On met souvent en opposition emprunt et anglicisme, mais la distinction entre les deux notions n’est pas nette et donne lieu à des discussions très impressionnistes, surtout lorsqu’il s’agit de classer un mot dans l’une ou l’autre catégorie.

On répète à satiété que toutes les langues ont emprunté ou empruntent, que c’est un phénomène normal, universel et constant dans l’histoire des langues. Cela dit, on se sent parfaitement légitimé d’être favorable à l’emprunt et on ne se sent pas obligé de tenir compte des différences d’une situation à l’autre ou d’une époque à l’autre.

On considère que l’emprunt est un procédé d’enrichissement du lexique de la langue, donc un gain, un aspect positif du contact des langues. Mais on met rarement en balance l’autre procédé d’enrichissement lexical, tout aussi et peut-être davantage productif, c’est-à-dire la néologie. La néologie est surtout perçue comme le fait de créer un mot nouveau, parce qu’une forme nouvelle est matériellement perceptible; on perçoit plus difficilement qu’elle se manifeste aussi et le plus souvent par dérivation ou par adjonction d’un sens nouveau à une forme ancienne. Chose certaine, une forme nouvelle ne passe pas inaperçue et provoque des réactions positives ou négatives, alors qu’un sens nouveau ou une forme dérivée passe dans l’usage sans que personne ne s’en rende trop compte.

La discussion porte, en général, sur des mots isolés, traités un à un, jamais sur des ensembles notionnels.

De leur côté, les linguistes se sont intéressés presque uniquement à la typologie des emprunts, à la discussion de la terminologie qui en découle ou à l’examen de la procédure d’intégration des mots étrangers dans le système de la langue. Ces travaux sont strictement linguistiques et ont, pour ainsi dire, épuisé leur objet, du moins du point de vue théorique.

Cette tradition de l’emprunt, qu’elle soit populaire ou scientifique, passe sous silence, néglige ou sous-estime tout l’aspect sociolinguistique de l’emprunt, dont je pense qu’il est, aujourd’hui comme hier, l’aspect le plus important du phénomène.

De ce point de vue, la problématique me semble graviter autour de deux axes principaux : la concurrence entre les langues et les attitudes que la perception de cette concurrence génère chez les locuteurs de la langue emprunteuse.

L’emprunt est, sans aucun doute, la manifestation la plus explicite des rapports entre deux langues et donc entre deux univers culturels, entre deux civilisations qui, souvent, ne sont pas du même type ou du même niveau de performance technico-scientifique.

La plupart des analyses de l’emprunt postulent qu’il est nécessaire qu’il y ait contact entre les langues pour que le phénomène se produise et que ce contact est la conséquence du bilinguisme individuel. La manière dont Haugen aborde la question est très exemplaire de ce point de vue. L’article auquel je me réfère est de 1950, paru dans Language sous le titre The Analysis of Linguistic Borrowing. Dès la première ligne du texte, Haugen cite une opinion de Hermann Paul qui, en 1886, posait en principe que « tout emprunt d’une langue à une autre découle d’une connaissance minimum des deux langues ». Très logiquement, Haugen poursuit le raisonnement en affirmant que « l’emprunt généralisé dans une langue postule un groupe important d’individus bilingues » et que « l’analyse de l’emprunt doit commencer par l’analyse du comportement des locuteurs bilingues ». Il décrit ensuite le processus d’introduction d’un emprunt dans la langue emprunteuse de la manière suivante, en trois étapes. D’abord, un individu bilingue introduit le mot emprunté en lui donnant une prononciation aussi proche que possible de celle de la langue de départ. Ensuite, lorsqu’il réutilise le même mot ou lorsque d’autres locuteurs le reprennent à leur tour, une certaine acclimation phonétique au système de la langue emprunteuse se produit, qui éloigne le mot emprunté de sa prononciation originale. Enfin, lorsque des monolingues apprennent ce mot, ils poussent encore plus loin l’adaptation phonétique de l’emprunt dont la prononciation finit par se stabiliser le plus près possible du système phonologique de la langue emprunteuse.

Ce type d’analyse est réaliste, mais elle n’est pas suffisante. On ne peut mettre en doute la nécessité du contact entre les langues pour qu’il y ait emprunt. Mais on peut se demander si le contact doit être attribué uniquement et principalement aux locuteurs bilingues et si l’importance qui leur est accordée n’est pas tributaire de l’époque, notamment de la manière dont s’effectuait alors la diffusion des langues, avant la généralisation et la mondialisation des moyens de communication de masse, surtout de la télévision et du cinéma, et avant la mondialisation des échanges commerciaux. Autrefois, la communication d’individu à individu était la source première de la diffusion des langues et le bilingue jouait le rôle d’interface entre la langue étrangère et la langue maternelle. C’est ainsi, par exemple, que les contremaîtres bilingues ont servi d’intermédiaires entre les ouvriers québécois et les patrons anglophones. Aujourd’hui, le contact est souvent direct, sans intermédiaire entre un message dans une langue et sa réception par des locuteurs d’une autre langue, plus ou moins bilingues, le plus souvent unilingues. Par exemple, à cause de la manière dont se fait le commerce international de nos jours, il suffit qu’un produit nouveau arrive dans un pays avec une dénomination anglaise pour que le mot anglais se diffuse automatiquement. Autre exemple de contact direct, la diffusion de la télévision italienne en Tunisie ou de films égyptiens en arabe dans les pays africains francophones ou de messages publicitaires en anglais dans les salles de cinéma de Paris : nous voyons alors des téléspectateurs captivés par le film même s’ils ne comprennent pas la langue du dialogue, dont ils absorbent cependant, peu à peu, des éléments. Manifestement, les bilingues ne sont pas la seule voie du contact linguistique et de l’emprunt : ce postulat initial doit être remis en cause.

D’un autre côté, même en acceptant l’hypothèse de la nécessité du bilinguisme pour expliquer l’emprunt, l’analyse du type Haugen ne répond pas à la question principale : pourquoi l’individu bilingue fait-il un emprunt plutôt que d’utiliser un équivalent dans sa langue? On peut, par exemple, expliquer la pénétration de mots anglais dans le français du Québec par le comportement des bilingues, par exemple les journalistes, les traducteurs ou les contremaîtres. Mais nous ne savons toujours pas pourquoi ces bilingues se sont sentis obligés d’avoir recours à des mots anglais, d’autant plus que, très souvent, les mots empruntés ne présentaient aucune difficulté d’équivalence en français, par exemple brake ou bumper à la place de frein et de pare-chocs.

Le contact linguistique n’est donc pas suffisant, à lui seul, pour expliquer l’emprunt, surtout s’il est massif et constant durant une période suffisamment longue pour influencer le système de la langue emprunteuse.

Il faut, de toute évidence, avoir recours à un autre paramètre qui expliquerait l’enclenchement du processus d’emprunt. Ce paramètre est, non pas le comportement des bilingues qui ne sont que des courroies de transmission, mais bien plutôt le type de rapport entre les langues en présence dans la perspective de la concurrence qu’elles se font dans l’esprit des locuteurs, surtout des locuteurs unilingues ou peu bilingues.

Du point de vue du rapport entre les langues, on peut alors postuler que l’emprunt va toujours dans le sens de la concurrence, de la langue dominante à la langue dominée.

On peut distinguer deux types de concurrence, la concurrence globale et la concurrence spécialisée.

La concurrence linguistique est globale lorsqu’elle découle d’une prééminence économique, politique et militaire d’un pays ou d’un groupe de pays d’une langue donnée sur les pays d’autres langues avec lesquels ce pays ou ce groupe de pays sont en relation. On peut raffiner l’analyse en distinguant deux cas de figure dans la concurrence globale, selon que les pays en relation sont ou ne sont pas, à des degrés divers, de même type culturel et de niveau de développement équivalent. On peut ainsi faire la différence entre la situation des langues européennes par rapport à l’anglais et celle des langues africaines et de l’arabe par rapport au français et à l’anglais selon les régions. La dominance linguistique sous la forme de l’emprunt tend alors à être également globale et à se manifester dans toutes les composantes du système linguistique, surtout dans le lexique général de la langue dominée.

La concurrence est spécialisée lorsqu’elle découle de l’excellence ou de l’avance scientifique, technologique et commerciale d’un pays dans un domaine précis. Des exemples de ce type de concurrence sont très connus et souvent cités : l’excellence de l’Italie en musique à la Renaissance expliquerait la diffusion des termes italiens en musique dans les langues de l’Europe, l’excellence de la cuisine française aurait entraîné la diffusion des termes français en ce domaine, aujourd’hui la prédominance américaine en informatique et en électronique favoriserait l’usage du vocabulaire américain. Dans ce cas, la dominance linguistique tend à ne toucher que les terminologies de spécialités, avec cependant une influence sur le lexique lorsque les mots spécialisés passent dans la langue générale.

L’introduction du facteur concurrence linguistique renouvelle l’analyse de l’emprunt, puisqu’il introduit dans l’analyse du phénomène des aspects plus importants et plus déterminants que l’aspect strictement linguistique :

Cette dernière observation montre que la conception de l’emprunt comme manifestation de la concurrence linguistique permet d’introduire dans la description du phénomène l’analyse des attitudes des locuteurs face à l’emprunt.

Les travaux sur les attitudes sont très embryonnaires. Comme hypothèses de travail et aux fins de notre rencontre, disons que les attitudes sont à la fois personnelles et collectives et qu’elles oscillent entre trois positions :

On peut également noter qu’à l’évidence, les attitudes en France et au Québec sont très différentes, les locuteurs français allant vers l’engouement, les Québécois vers la défense et l’illustration du français. Il y a des défaitistes dans les deux pays.

Avec cette analyse en tête, changeons de point de vue et examinons maintenant le problème du traitement lexicographique de l’emprunt, qui est le thème central de nos travaux.

Notons d’abord que la conception que se fait le lexicographe de l’emprunt ou le point de vue qu’il adopte pour le définir influence directement la manière dont les emprunts seront traités dans l’ouvrage. Le même titre d’ouvrage, par exemple Dictionnaire des anglicismes, peut désigner des ouvrages extrêmement différents l’un de l’autre. Par exemple celui de Josette Rey-Debove qui définit l’anglicisme strictement par son origine et indépendamment de toute autre considération. Cette définition est inattaquable, mais elle ne permet pas de faire la différence entre redingote, rail et design par rapport à computer, come-back et sponsor. Sont mis en cause ici le choix des objectifs du dictionnaire et l’analyse des besoins du public cible. L’autre exemple serait le dictionnaire de Colpron, ou celui d’Étiemble, qui définissent l’un et l’autre l’anglicisme du point de vue de sa légitimité et qui, en conséquence, ne retiennent que les emprunts discutables ou à rejeter. Sont mis en cause ici l’analyse sociolinguistique des emprunts qui est préalable à une telle orientation éditoriale et les critères de choix des auteurs.

Le traitement linguistique des emprunts dans les dictionnaires me semble tout à fait conforme aux règles de l’art : graphie, prononciation, indication de la catégorie grammaticale, du genre, du nombre, étymologie. Ce qui ne veut pas dire que ce soit simple : il n’est pas toujours facile de choisir une graphie, le genre peut fluctuer, notamment entre le Québec et la France, la prononciation évolue avec la connaissance de la langue source et l’ancienneté de l’emprunt, l’étymologie se réduit souvent à la simple notation mot anglais. Par contre, le traitement sociolinguistique est totalement insuffisant, parfois tout simplement passé sous silence. Le lecteur n’est pas ou est mal renseigné sur le statut du mot et sur son mode d’emploi dans et par sa communauté linguistique. La théorie actuelle de l’emprunt ne permet pas de régler ce problème et nous ne disposons d’aucune grille de mots-clés qui pourraient décrire le statut et le mode d’emploi du mot emprunté. Aujourd’hui, le choix du lexicographe est simple : accepter ou refuser d’insérer un emprunt dans la nomenclature de son ouvrage, alors que l’usage du même mot par les locuteurs est beaucoup plus nuancé et que ces nuances d’emploi sont connues des usagers de la langue et sont sources d’effets stylistiques. D’une manière plus générale, je serais porté à soutenir que les dictionnaires n’ont pas encore intégré la sociolinguistique et que le traitement des connotations demeure toujours aussi pauvre et désespérément artisanal dans tous les ouvrages.

Enfin, la conception même du dictionnaire est en cause ici. Sous l’influence de la linguistique descriptive, les auteurs de dictionnaires soutiennent aujourd’hui que le rôle du dictionnaire est de décrire l’usage. En soi et à première vue, c’est une intention parfaitement louable et respectable, sauf qu’on laisse ainsi croire que la totalité des usages est décrite alors que ce n’en est qu’une partie et que, par le fait même, cette partie des usages intégrés au dictionnaire est socialement valorisée au détriment du reste, ce qui confère au dictionnaire, malgré les protestations des auteurs, un rôle normatif évident. Le public ne s’y est jamais trompé, qui a toujours consulté le dictionnaire pour savoir si un mot était ou n’était pas français. Il y a donc un conflit entre la position idéologique des auteurs de dictionnaires et le rôle réel du dictionnaire dans la société. Ce conflit est encore plus évident dans le cas des emprunts : pour l’utilisateur du dictionnaire, le fait qu’un mot anglais y soit admis signifie qu’il est devenu français et qu’on peut l’employer. D’autre part, comme les attitudes entre locuteurs français et locuteurs québécois à l’égard des mots anglais sont très différentes, comme nous l’indiquions précédemment, les Québécois ont l’impression de se faire angliciser cette fois par les dictionnaires publiés en France, surtout si la tendance à l’anglomanie s’intensifie.

En conclusion et dans l’esprit des travaux que nous amorçons ce matin, je résumerais ma pensée de la manière suivante.

Il est nécessaire de renouveler la théorie de l’emprunt en examinant le phénomène sous l’angle de la concurrence entre les langues. Le contact linguistique n’explique rien par lui-même et l’analyse de type typologique ne sert qu’à établir des catégories et des classements.

Il faut en même temps redéfinir l’analyse lexicographique de l’emprunt et le traitement qui en découle en vue d’atteindre deux objectifs : d’abord rendre compte du statut de l’emprunt au sein de la communauté linguistique, ensuite renouer avec la tradition du dictionnaire comme guide de l’usage, non pas en condamnant des mots ou des sens, ce qui serait renouer avec le purisme, mais en décrivant le mode d’emploi des mots et des sens tel qu’on l’observe chez les locuteurs et dans les textes. Ce dernier point vaut pour toutes les entrées de la nomenclature et suppose que la révolution sociolinguistique se produise dans la lexicologie française.

Pour que cette révolution ait lieu, il faut que les auteurs de dictionnaires disposent des résultats de la recherche théorique et appliquée, portant sur les caractères sociolinguistiques des mots du lexique. Les travaux théoriques devraient avoir pour objet la description du statut des mots dans la communauté linguistique. De ces travaux théoriques devraient découler des travaux pratiques dont l’objet serait la mise au point d’une grille de marqueurs capables de décrire le statut d’un mot dans l’usage et sur la manière d’intégrer ces marqueurs dans le texte du traitement lexicographique.

Sur la base de tels travaux, il deviendrait possible non seulement de rendre compte des emprunts avec plus de nuances qu’aujourd’hui, mais aussi d’entreprendre un vrai dictionnaire du français, global et variationniste, englobant et situant les uns par rapport aux autres et par rapport au tronc commun de la langue les usages de toutes les communautés qui partagent une même langue et tous les usages de la langue à des niveaux variables de discours.

Référence bibliographique

Corbeil, Jean-Claude, « L’emprunt comme indice de la concurrence linguistique », Actes du colloque sur les anglicismes et leur traitement lexicographique, Magog, 24-27 septembre 1991, Québec, Office de la langue française, 1994, p. 15-23. [article]