L’activité lexicologique au Québec

Jean-Claude Corbeil

L’activité lexicologique est, aujourd’hui, très importante au Québec. Elle se partage en deux orientations principales : l’étude du vocabulaire de la langue générale, domaine habituel de la lexicologie, et la compilation des vocabulaires spécialisés, domaine plus particulier de la terminologie.

Du point de vue sociolinguistique, on remarque que, dans tous les pays et à toutes époques, les travaux lexicologiques découlent des problèmes linguistiques propres à une communauté à un moment donné. Le problème central à résoudre est généralement celui de la standardisation de la langue, qui entraîne l’obligation d’expliciter et de décrire une norme centrale de référence autour de laquelle se situent les variantes d’usage. Il serait facile de démontrer l’exactitude de ce postulat. Du point de vue théorique, nous renvoyons aux travaux de Bourdieu[1], entre autres, qui a bien décrit le mécanisme du marché linguistique par lequel les multiples usages d’une même langue acquièrent une valeur sociale en se confondant à l’usage légitime. Du point de vue pratique, on peut citer de nombreux cas où le dictionnaire apparaît comme l’instrument privilégié d’affirmation de la norme linguistique, par exemple le dictionnaire de l’Académie française, le dictionnaire de Pompeu Fabra pour le catalan, celui de Noah Webster pour l’anglais américain ou l’Oxford Dictionary pour l’anglais britannique.

Le Québec n’échappe pas à cette règle. L’évolution de l’activité lexicologique québécoise ne peut se comprendre qu’en fonction de l’histoire du français au Québec et des problèmes sociolinguistiques qu’ont créés l’éloignement de la France, physique d’abord, politique ensuite, et la concurrence avec l’anglais du reste du continent américain.

Nous nous proposons donc de rappeler, en premier lieu, les principaux événements historiques qui sont à l’origine de la situation particulière de la langue française au Québec et qui constituent la toile de fond de notre sujet. Nous décrirons ensuite les trois principales orientations des travaux lexicologiques québécois : la lexicologie de la correction des fautes, renouvelée aujourd’hui par une approche plus instrumentale, du type dictionnaire des difficultés du français ou logiciel d’aide à la rédaction; la lexicologie de la langue générale, d’abord préoccupée par l’identification et la description des écarts du français standard de France, maintenant plus orientée vers la mise au point d’un dictionnaire général des usages du français au Québec; enfin la terminologie, en tant que description des vocabulaires de  spécialités, domaine où l’activité québécoise est intense. Ces orientations s’additionnent et s’entrecroisent. Cependant, les objectifs poursuivis dans chaque cas et surtout l’esprit qui anime les travaux sont suffisamment différents pour autoriser cette manière de présenter l’évolution de l’activité lexicologique au Québec.

La toile de fond historique

Le Québec est, à l’origine, une colonie française, la Nouvelle-France, dont le peuplement commence avec la fondation de Québec en 1608.

Il faut savoir et se rappeler que la France de cette époque était une sorte de mosaïque linguistique. Chaque province avait son propre dialecte et l’intercompréhension d’un dialecte à l’autre variait beaucoup, selon la proximité géographique et selon les rapprochements typologiques entre eux. Le français du Roy n’était qu’un dialecte parmi d’autres, sauf que c’était celui du pouvoir politique, religieux, militaire et économique. Ce français du Roy n’était pas connu de toute la population et le taux de bilinguisme français du Roy/dialecte variait lui aussi considérablement.

La composition linguistique de la colonie naissante était donc hétérogène. Les personnes en autorité, autorité politique, religieuse et militaire, utilisaient le français du Roy. Les colons et les simples soldats provenaient de diverses provinces de France et parlaient chacun leur propre dialecte, tout en connaissant plus ou moins, au départ, le français des autorités. Les principales provinces d’origine étaient : la Normandie, l’Ile-de-France, le Poitou, l’Aunis, la Saintonge et le Perche. Dès les débuts de la colonie, les contacts entre ces variétés de langue se sont établis et une synthèse s’est rapidement créée autour du français du Roy comme langue dominante et avec des apports des différents dialectes en présence[2].

Les Français d’alors côtoient les Amérindiens, qu’on appelait alors les Indiens. Bien normalement, ils leur empruntent des mots, surtout pour désigner des réalités nouvelles, mots qui s’intègrent facilement à la langue française en s’adaptant.

Chose à retenir : l’unité linguistique de la colonie se réalise rapidement, avant celle de la France, sur des bases dialectales bien précises et avec quelques emprunts aux langues amérindiennes. L’unité linguistique de la France se fera plus tard, surtout à partir de la politique de la Convention, à une époque où le Québec aura cessé d’être colonie française. Depuis ce temps, la norme du français au Québec diffère de la norme française européenne.

Le Québec devient ensuite colonie britannique, par la défaite des troupes françaises sur les plaines d’Abraham en 1760, défaite confirmée par le traité de Paris en 1763.

S’établit alors la concurrence entre le français et l’anglais, qui se poursuit toujours et qui est le défi perpétuel que doivent sans cesse relever les Québécois, génération après génération.

Le statut du français se dévalorise au profit de l’anglais. L’économie et le commerce passent aux mains des Anglais : l’anglais devient donc la langue du commerce et des affaires. Par la suite, l’industrialisation du pays est assumée par les grandes sociétés anglo-saxonnes d’abord, américaines ensuite : l’anglais devient la langue de l’industrie et des nouveaux produits de son activité. La classe ouvrière qui se constitue à ce moment est contrainte de travailler en anglais, dans des usines dont les patrons sont anglophones. La population québécoise s’anglicise rapidement, surtout qu’elle n’est pas très instruite et qu’elle n’est pas en mesure de résister à la pression de l’anglais qui véhicule le monde moderne. Dans le subconscient des Québécois s’inscrit profondément la conviction qu’il faut savoir l’anglais pour être riche et réussir. Le français se maintient comme langue de la majorité de la population, langue de l’administration publique et langue des professions libérales, langue du système scolaire lorsqu’il sera institué, langue de la pratique religieuse, de l’activité culturelle et langue des médias. La politique linguistique du Québec s’attaque à cette situation contradictoire avec l’intention de modifier les rapports de force entre l’anglais et le français en faveur du français et malgré le poids de l’anglais dans le continent nord-américain.

Dernier phénomène historique pertinent : les Français demeurés au Québec deviennent des citoyens britanniques et commencent à vivre pour toujours en marge de ce qui se passe en France, sans vraiment rompre tout rapport avec la Mère Patrie. Du point de vue linguistique, la chose est importante. D’une part, la relation entre le français au Québec et le français en France se distend et chaque variété évolue de son côté, même si le lien demeure constant. D’autre part, la culture évolue aussi différemment : les Québécois ne vivent pas les grands bouleversements de la Révolution française et s’industrialisent en anglais, totalement en marge de l’industrialisation française. Les Québécois deviennent de plus en plus nord-américains, les Français de plus en plus européens au sens moderne du terme. La norme du français au Québec se consolide et admet l’existence d’écarts entre le français européen et le français québécois.

Cette rapide esquisse de l’histoire permettra au lecteur de comprendre l’évolution de l’activité lexicologique québécoise.

La lexicologie de la correction

Globalement, on peut distinguer ici deux approches : la correction des fautes et l’aide à la rédaction.

L’approche correction des fautes apparaît la première, à la fin du siècle dernier, inspirée par l’observation de l’anglicisation rapide du français au Canada et celle des écarts entre le français au Québec par rapport à celui de France.

L’objectif poursuivi est double : bloquer et combattre les anglicismes en leur substituant des mots français, aligner l’usage du français au Québec sur celui de France, dans sa norme bourgeoise standard, ou, tout au moins, réduire les écarts aux seules variantes indispensables.

Les ouvrages publiés à cette époque s’inspirent d’une attitude fortement normative et paternaliste : il n’y a qu’une seule norme du français, celle de Paris; ceux qui se trompent doivent suivre les avis de ceux qui savent. La stratégie des auteurs est élémentaire : on fait appel à la responsabilité personnelle du locuteur, sans se rendre compte qu’il est impuissant à modifier à lui seul l’usage général de la langue et qu’ainsi, on le conduit à l’échec et à la conclusion qu’il n’y a rien à faire face aux forces sociales en jeu. Citons quelques titres des premiers ouvrages, révélateurs de cet esprit : Manuel des expressions vicieuses les plus fréquentes, de l’abbé Napoléon Caron (1841), Dictionnaire des locutions vicieuses, de J. A. Manseau (1867), Dictionnaire de nos fautes, de l’abbé Blanchard (1915). Cette manière d’aborder le problème se maintiendra au moins jusqu’à la fin des années soixante, dans des ouvrages du même type et dans des chroniques de même esprit publiées par les journaux de langue française. On organisera des campagnes de bon parler français, avec des slogans comme Bien parler, c’est se respecter; étant donné que ces campagnes ne duraient qu’une courte période, elles étaient davantage occasion d’ironie qu’occasion de mobilisation des locuteurs, surtout de la part des jeunes des écoles.

L’approche aide à la rédaction est récente. Elle s’inspire d’un tout autre esprit : informer sans culpabiliser. Elle se fixe un objectif global : mettre à la disposition des rédacteurs et des usagers tous les renseignements utiles à un usage correct de la langue, incluant non seulement les anglicismes et les québécismes, mais aussi les difficultés propres au système de la langue française comme le pluriel des mots composés ou les accords du participe passé. Elle se matérialise sous deux formes : des publications ou des logiciels de micro-informatique.

Comme exemple de publication, on peut citer la plus récente et la plus populaire, le Multidictionnaire des difficultés de la langue française, publié à Montréal par les Éditions Québec-Amérique (1988) et adapté au marché français par Larousse sous le titre Dico pratique (1989). Il s’agit d’une synthèse de renseignements qu’en général, on doit chercher dans les grammaires ou dans divers dictionnaires, dictionnaire orthographique, dictionnaire des synonymes, dictionnaire d’anglicismes, de canadianismes, dictionnaire typographique, dictionnaire de conjugaison, de prononciation, d’abréviations ou de correspondance. Les problèmes propres au Québec ne sont, dans cet ouvrage, qu’un sous-ensemble et non l’objet principal de la description.

Depuis l’introduction de la micro-informatique et des logiciels de traitement de texte, les linguistes québécois ont mis au point des logiciels d’aide à la rédaction. Les plus simples ont d’abord été les logiciels de correction orthographique, comme Hugo[3], réalisé par la maison Logidisc, puis les logiciels de correction orthographique et grammaticale, comme Orthograph[4], conçu et diffusé par la maison John Chandioux. Ces deux produits ont un grand succès en France. D’autres logiciels sont en cours de développement, beaucoup plus ambitieux, puisqu’ils se proposent de traiter, en plus de l’orthographe et de la grammaire, les problèmes de lexique et de stylistique, pour devenir ainsi des soutiens à l’écriture, efficaces et complets.

La lexicologie de la langue générale

Ici également, on peut distinguer deux approches : l’étude des écarts et la description globale du lexique québécois.

L’étude des écarts découle des travaux antérieurs, évoqués plus haut. Cependant, elle s’en distingue par l’esprit et la méthode. L’esprit n’est plus le même : il ne s’agit pas de condamner, mais de comprendre et de décrire les usages propres au Québec ou aux francophones du Canada dans son entier; la préoccupation normative semble passer au second plan, quoiqu’en définitive, le simple fait de décrire un usage est déjà une manière de l’authentifier ou de le condamner, étant donné le rôle sociolinguistique du dictionnaire au sein d’une communauté linguistique. La méthodologie s’inspire de la dialectologie, ou de la lexicographie, de tradition française l’une et l’autre, avec une grande préoccupation d’objectivité dans la manière de recueillir et de traiter les données lexicologiques.

Cette réaction à l’idéologie des fautes se manifeste très tôt. Elle en est presque contemporaine, comme si l’analyse négative sous forme de fautes avait entraîné comme contrepartie un effort de distinction entre ce qui est légitime (les écarts) et ce qui ne l’est pas (les anglicismes et les impropriétés). Citons comme exemples : le Glossaire franco-canadien d’Oscar Dunn (1880), le Dictionnaire canadien-français de Sylva Clapin (1894), le Glossaire du parler français au Canada, publié par la Société du Bon parler français en 1930, à la suite d’une enquête par correspondance auprès de 200 informateurs[5].

L’analyse des écarts se poursuit encore aujourd’hui. L’Office de la langue française a publié, en 1969, un petit recueil de Canadianismes de bon aloi. Plus récemment, Robert Dubuc et Jean-Claude Boulanger ont colligé des Régionalismes québécois usuels, ouvrage paru dans la collection des travaux du Conseil international de la langue française. Claude Poirier, professeur à l’Université Laval, a entrepris la préparation d’un Trésor de la langue française dont il a tiré le prototype d’un dictionnaire des usages du français québécois. Enfin, dernier exemple, Gaston Dulong, également de l’Université Laval, a réalisé un important atlas linguistique de l’Est du Canada, dans la plus rigoureuse tradition de la dialectologie, publié sous le titre Le parler populaire du Québec et de ses régions voisines, dont il a tiré, par la suite, un Dictionnaire des canadianismes, publié chez Larousse en 1989. Enfin, l’Office de la langue française a publié deux énoncés de politique qui se rattachent de près à la problématique des écarts : l’Énoncé d’une politique linguistique relative aux québécismes (1985) et l’Énoncé d’une politique relative à l’emprunt de formes linguistiques étrangères (1980).

Sur la base de ces connaissances, des linguistes québécois ont fourni à des maisons françaises d’édition de dictionnaires des renseignements lexicologiques qui ont été intégrés dans les dictionnaires publiés en France, comme dans les Robert ou les Larousse. On a aussi utilisé ces connaissances pour procéder à l’adaptation de dictionnaires français pour la vente au Québec. Par exemple, le Centre Éducatif et Culturel de Montréal, maison d’édition de manuels scolaires, a obtenu le droit de modifier le texte de deux dictionnaires publiés en France par Hachette en fonction des usages du français au Québec. L’un est destiné aux jeunes; il a été adapté par Jean-Claude Boulanger, de l’Université Laval, et a paru sous le titre Dictionnaire CEC Jeunesse. L’autre est destiné au grand public; l’original a été revu par une équipe composée de Pierre Auger (Université Laval), Normand Beauchemin (Université de Sherbrooke) et Claude Poirier (Université Laval), sous la direction de A. E. Shiaty, du Centre Éducatif et Culturel; il porte comme titre Dictionnaire du français Plus à l’usage des francophones d’Amérique.

L’étude des écarts se heurte à des difficultés précises. Pour identifier un écart, il faut, bien évidemment, comparer un état de langue à un autre et disposer d’une description de l’un et de l’autre. Les chercheurs utilisent les dictionnaires publiés en France comme témoins de l’usage français, alors que ces dictionnaires ne reflètent qu’une partie des usages, tirés surtout de la langue écrite et parlée populaire et familière et, surtout, beaucoup d’usages des locuteurs de province. À ces dictionnaires, on compare des observations éparses, plus ou moins étayées sur des documents, qu’on lit en y cherchant des éléments qu’on pense ne pas faire partie du français français. L’identification est relativement facile quand il s’agit de formes, mais beaucoup plus difficile lorsqu’il s’agit de déceler un écart sémantique, parce qu’alors, il faudrait que le lecteur/enquêteur ait en tête toute la structure sémantique de chaque mot[6]. La seule conclusion qu’on peut tirer en suivant cette méthode est qu’un mot ou un sens n’est pas dans les dictionnaires français, mais on ne peut pas conclure que cet élément est propre à telle ou telle région de la francophonie : le français réel est plus vaste que l’image que nous en donnent les dictionnaires. Du côté québécois, la notion même de québécisme est mal circonscrite, au moins pour deux raisons : le français de Québec ne recoupe pas celui de l’Acadie, qui sont l’un et l’autre des communautés linguistiques particulières, d’une part, le français du Québec s’est répandu à l’Ouest du pays en y connaissant une évolution différente, notamment sous l’influence de ses contacts avec l’anglais, d’autre part. Il est donc difficile d’isoler ce qui est proprement québécois dans les usages du français au Canada.

Cette critique de la méthodologie des écarts a fait revenir à l’avant-scène le projet d’une description globale de la langue française en Amérique, sur la base d’une banque de données linguistiques dont la composition refléterait toutes les catégories d’emplois. Le Conseil de la langue française du Québec a formulé un avis officiel en ce sens[7], défini par ses coordonnées politiques, illustré par les textes des écrivains, des journalistes ou des fonctionnaires, pour la langue écrite, et par des enregistrements de locuteurs pour la langue parlée. Sur la base d’un tel corpus, il serait possible de décrire le vocabulaire des Québécois, en y incluant tous les mots qu’ils utilisent et en tenant compte du jugement métalinguistique qu’ils portent ou ont porté sur certains mots ou sens.

Les choses en sont là.

La terminologie

Au Québec, on donne à terminologie le sens de description systématique des vocabulaires de spécialités, avec, comme objectif, d’identifier le terme le plus adéquat pour désigner une notion, en le dégageant de l’ensemble des termes en concurrence. Pour mener à bien ce type de recherche, une méthodologie rigoureuse a été expérimentée et mise au point progressivement. Elle s’enseigne aujourd’hui dans les universités, au Québec et ailleurs dans le monde.

L’activité terminologique est intense. Elle est très liée à la politique linguistique du Québec. Cette politique, formulée dans un texte de loi intitulé Charte de la langue française[8], donne au français le statut de langue officielle unique et détermine que le français est la langue commune des Québécois de toute origine, la langue habituelle de travail, la langue des services, la langue des catalogues et de la publicité, la langue des contrats; elle rend obligatoire la fréquentation du système scolaire de langue française, sauf pour les anglophones définis comme ceux dont les parents ont fait leurs études en anglais au Canada et dont les droits sont protégés par la Constitution de 1867. La réalisation de ces objectifs implique qu’on dispose du vocabulaire français de toutes les activités touchées par la loi, dont un grand nombre se déroulaient historiquement en anglais[9]. D’un autre point de vue et d’une manière plus globale, on constate que l’activité terminologique découle de la nécessité où nous sommes de faire face à la pression constante de l’anglais, dont la source principale est l’innovation technologique et scientifique de nos voisins américains.

Le bilan de cette activité est impressionnant. Un rapport du Conseil de la langue française[10], portant sur la période 1970-1989, inventorie au-delà de 700 recueils terminologiques, le plus souvent anglais-français, où se reflètent les principaux secteurs de l’activité économique québécoise : aéronautique, alimentation, assurances, banque, bâtiment, bureautique, communications, comptabilité, droit, édition, électricité, électronique, environnement, fabrication industrielle, génie mécanique, génie minier, gestion, industrie pharmaceutique, informatique, robotique, télématique, textile, transport, vêtement. Deux banques de terminologie, sur support informatique, sont disponibles pour interrogation, l’une à l’Office de la langue française, la Banque de terminologie du Québec, et l’autre au Secrétariat d’État du gouvernement canadien.

La somme d’information et d’expérience ainsi accumulée est exploitable de bien des façons. L’exemple le plus connu est le Dictionnaire thématique visuel, réalisé par Jean-Claude Corbeil et Ariane Archambault, et publié par les Éditions Québec/Amérique. Il s’agit d’un dictionnaire d’orientation terminologique, où l’image joue le rôle de la définition, destiné à une personne qui vit dans l’univers contemporain postindustrialisé où chacun a besoin d’un nombre relativement élevé de termes techniques pour comprendre le monde où il vit, lire les journaux et les revues, manipuler les objets de la vie quotidienne. Ces mots sont indispensables pour consulter les sources d’information classique, comme les encyclopédies ou les dictionnaires, puisqu’il faut connaître le mot pour savoir quoi y chercher. Le dictionnaire comprend 28 chapitres, environ 25 000 mots dans chaque langue et 3000 illustrations.

Il a d’abord été publié en français et en anglais, en versions unilingues et bilingues, puis traduit en chinois, en indonésien et en espagnol. Il est coédité dans de nombreux pays, autour des centres de distribution suivants : Montréal, Toronto, New York, Miami, Mexico, Londres, Paris, Bruxelles, Hong Kong, Budapest, Zagreb, Jakarta.

La deuxième édition est en préparation et paraîtra à l’automne 1992. D’autres langues s’ajouteront alors, l’italien et l’allemand en particulier. Toute la procédure de réalisation a été informatisée. Les illustrations sont produites par infographie et pourront ainsi être reproduites sur disque compact. La terminologie est traitée en base de données et constitue une banque de terminologie multilingue, interrogeable par langues, par sujets, ou par croisement de langues. Le montage du texte sur les illustrations est automatique, ce qui permet de produire des éditions dans des langues inconnues de l’éditeur, à la seule condition que lui soit fourni le vocabulaire sur le support informatique adéquat.

Le succès de ce dictionnaire est déjà considérable : le tirage global dépasse aujourd’hui le demi-million d’exemplaires. La deuxième édition informatisée suscite un très grand intérêt dans le monde international du livre, comme on a pu le constater à la foire de Francfort en octobre 1990. Des adaptations à des cultures très différentes, et dans des langues non occidentales, sont en cours de réalisation en Éthiopie (anglais-amharique) et dans quatre pays d’Afrique de l’Ouest, le Mali, la Guinée, le Sénégal et le Burkina Fasso (français et deux langues nationales choisies par chaque pays). Pour la maison d’édition Québec/Amérique, il s’agit là de prototypes très importants, dans la perspective du développement des pays du Sud, du transfert des technologies et de l’alphabétisation des populations.

Conclusion

Au fil des années et des travaux sur la langue québécoise, des questions se sont clarifiées et des consensus se sont dégagés sur des points précis.

Il est devenu évident pour tous que le français du Québec ne sera et ne pourra jamais être identique au français français. Il existe une norme du français québécois, même si cette norme n’a pas été totalement explicitée. Mais, en même temps, les Québécois favorisent l’intercompréhension avec les autres francophones du monde et ne veulent pas se folkloriser par une langue trop éloignée du français standard international.

La distinction entre emprunt et anglicisme est beaucoup plus claire. L’emprunt correspond à un phénomène d’enrichissement lexical, lorsque la langue emprunteuse n’a pas d’autre solution. Mais c’est un procédé auquel il faut recourir en dernière analyse, pour éviter un apport massif de termes étrangers dans le lexique de la langue nationale, surtout s’ils se concentrent dans des domaines précis. Une langue doit maintenir vivante sa capacité de nommer la nouveauté par l’utilisation de ses propres mécanismes de création néologique. Le terme anglicisme a deux sens : sur le plan étymologique, il désigne tout mot d’origine anglaise, quels que soient son ancienneté et son degré d’intégration dans la langue, par exemple paquebot ou redingote; dans un sens plus étroit, il désigne un emprunt abusif à l’anglais, en lieu et place d’un terme français équivalent et existant, par exemple, bumper pour pare-choc.. À cause du processus historique d’anglicisation du vocabulaire québécois, la distinction entre emprunt et anglicisme est délicate lorsqu’il s’agit de décrire le lexique global du français au Québec. Le recours à des marques d’usage apparaît alors indispensable.

La distinction entre lexique de la langue générale et lexique de spécialité est nette. Le lexique de la langue générale favorise la polysémie et reflète les divers registres de langue. La difficulté fondamentale lors de la rédaction d’un dictionnaire est alors la manière de faire face à la variation linguistique, à la recherche d’un compromis entre décrire tous les usages (le point de vue de la linguistique descriptive) et illustrer l’usage légitime qui sert de norme à la communauté linguistique (le point de vue de la sociolinguistique). Le lexique de spécialité tend à l’univocité, c’est-à-dire un terme par notion et le même pour tous. L’efficacité de la communication technique, scientifique ou commerciale est à ce prix. L’objectif de la terminologie est, en conséquence, de standardiser et de normaliser les vocabulaires spécialisés en identifiant le terme recommandé par rapport à ses concurrents, s’il en existe. Lorsqu’un terme pénètre dans le lexique de la langue générale, il a tendance à devenir polysémique, perdant ainsi, peu à peu, son caractère de terme technique.

D’une manière plus globale, on peut constater que le Québec se soucie beaucoup de l’avenir du français comme langue nationale et internationale et qu’il vit intensément et quotidiennement l’expérience de la concurrence linguistique. De ce fait, le Québec est devenu, dans l’ensemble des pays de langue française, un lieu d’excellence pour les travaux d’aménagement linguistique, de lexicologie et de terminologie, et, sur le plan international, le témoignage qu’il est possible de redresser des situations linguistiques en faveur des langues nationales, même minoritaires.

Notes

Référence bibliographique

Corbeil, Jean-Claude, « L’activité lexicologique au Québec », Mots du Québec, Pécs et Vienne : Fritz Peter Kirsch & Vígh Árpád, no 1, coll. « Cahiers francophones d’Europe centre-orientale, p. 29-39. [article]