Arrière-plan linguistique et sociolinguistique d’un dictionnaire du français québécois
Jean-Claude Corbeil
Conseil de la langue française
Nous n’avons pas l’intention de discuter ici de la problématique d’un dictionnaire décrivant l’usage du français au Québec. Nous avons déjà eu l’occasion d’en traiter lors du colloque organisé par l’équipe du Trésor de la langue française au Québec, tenu à l’Université de Montréal en mai 1986, lors d’une communication intitulée Assumer ou taire les usages lexicaux du Québec (Corbeil 1988).
Nous nous proposons plutôt de profiter du thème Où en sommes-nous avec le français québécois pour esquisser, d’une part, un inventaire des éléments ou des renseignements dont il est nécessaire de disposer pour décrire le lexique du français au Québec et au Canada, description qui pourrait prendre la forme d’un dictionnaire, et, d’autre part, pour voir si les travaux ou préoccupations des linguistes au Québec et au Canada ont apporté, apportent ou apporteront les renseignements requis pour procéder à cette description.
Pour les besoins de cet exposé, nous distinguerons deux ensembles de données, dont on doit disposer pour décrire le lexique : d’un côté, la description des faits de lexique et, de l’autre, la description des attitudes des locuteurs à l’égard de ces faits.
Les faits
Voici les éléments indispensables à la confection d’un dictionnaire du français au Québec :
1. Des indications sur les faits de prononciation
Les travaux en phonétique et en phonologie sont suffisamment avancés pour fournir les renseignements requis par cette partie de l’article de dictionnaire. Il reste cependant à déterminer comment les prononciations québécoises seront transcrites dans le dictionnaire, puisque nous avons le choix entre une transcription phonétique plus ou moins étroite et une transcription phonologique. Et si on opte pour une transcription phonologique, il faudra aussi se demander si certaines règles d’alternance des allophones, par exemple la réalisation de /i/ en [i] ou [ɪ], devraient être présentées dans l’introduction du dictionnaire ou répercutées dans la notation de la prononciation de chaque mot où elles s’appliquent, tout au long du dictionnaire.
2. Repérage des formes et des sens
C’est, évidemment, la tâche essentielle à laquelle il faudra procéder. Mais nous ne partons pas à zéro : beaucoup de matériaux ont été accumulés depuis la fin du XIXe siècle, de nature très diverse, de qualité variable, mais qui constituent un point de départ appréciable.
- a) Les travaux sont particulièrement avancés d’après l’analyse des écarts, en suivant la technique du corpus d’exclusion. Cette procédure est très fragile, pour au moins deux motifs principaux : elle repose sur la capacité du ou des rédacteurs à reconnaître un écart, chose facile s’il s’agit d’une forme, mais plus délicate quand il s’agit de dépister un sens québécois accordé à une forme commune; elle dépend de la politique de rédaction des dictionnaires français choisis pour constituer le corpus d’exclusion, eux-mêmes sélectifs par rapport aux faits de langue qui sont considérés comme régionaux en France même et que l’on retrouve dans les usages québécois ou canadiens. Nous avons analysé ces deux problèmes de méthode à l’occasion du compte rendu de l’Inventaire des particularités du français en Afrique noire (Corbeil 1982).
- b) De bons corpus sont disponibles, surtout en langue parlée. Les linguistes ont donc l’expérience de la constitution des corpus. Mais ceux dont nous disposons sont loin d’être suffisants pour entreprendre la rédaction d’un dictionnaire. Il faudrait les compléter en langue écrite, littéraire et soutenue (textes de revues, de journaux, etc.).
- c) Certains de nos collègues ont entrepris le dépouillement d’œuvres littéraires québécoises. Ces travaux de pionniers ont mis en évidence le caractère particulier de certains textes de la littérature québécoise, notamment lorsqu’ils appartiennent à la période dite joualisante, qui se caractérise par une utilisation stylistique importante de la langue parlée montréalaise au niveau le plus familier dans l’intention d’illustrer l’état avancé de colonisation des Québécois urbains. L’introduction de la langue parlée en langue écrite ne change cependant rien au fait qu’il s’agit de langue parlée et qu’il faut décrire ces éléments comme appartenant à cette forme de la langue même lorsqu’ils sont intégrés à un discours littéraire.
- d) Les études statistiques (de fréquence et de dispersion) portant sur le français québécois sont peu avancées, sauf à l’Université de Sherbrooke. Ces renseignements sont pourtant indispensables aussi bien pour la rédaction d’un dictionnaire que pour d’autres usages, par exemple la confection d’échelles de vocabulaire pour l’enseignement du français au Québec et au Canada, comme langue maternelle ou comme langue seconde.
- e) Les travaux actuels sont généralement d’ordre synchronique, sauf ceux du groupe du Trésor à l’Université Laval. Nos lacunes sont donc sérieuses sur le plan diachronique, lorsqu’il s’agit d’établir la description des faits linguistiques et lexicaux anciens, dont la connaissance par l’usager est parfois utile, surtout quand les faits lexicaux renvoient à des éléments encyclopédiques et culturels d’autrefois. Ces renseignements sont également requis pour la confection de la nomenclature d’un dictionnaire québécois et pour l’établissement de la filiation sémantique diachronique de l’article du dictionnaire.
- f) Les travaux portent surtout sur les usages du français au Québec, peu sur les usages acadiens (comme ensemble régional particulier dans ses origines dialectales) et encore moins sur la diffusion du français québécois dans les autres provinces, vers l’ouest surtout (Ontario, Manitoba) et vers l’Acadie comme superstrat.
- g) Certains travaux ont été menés à bien selon la méthodologie de la dialectologie, par exemple l’Atlas linguistique de l’Est du Canada de Gaston Dulong, publié par l’Office de la langue française. Reste à savoir comment il sera possible d’intégrer ces matériaux à la description du lexique québécois.
3. Cas particuliers des emprunts, surtout à l’anglais
- a) La théorie traditionnelle de l’emprunt est complètement dépassée : elle traite les cas un à un, isolément, et non par ensembles, ce qui laisse dans l’ombre le phénomène de la concentration des emprunts dans un même domaine; elle n’inclut pas l’étude statistique de la fréquence de l’emprunt dans chaque type de discours; enfin, elle ne tient pas compte de l’aspect sociolinguistique, soit l’analyse de l’emprunt comme conséquence d’un mouvement de colonisation par une autre culture et par une autre langue et donc comme phénomène d’aliénation culturelle et terminologique, soit l’analyse de l’emprunt comme symptôme de la concurrence linguistique, l’accent étant surtout mis dans la théorie actuelle sur l’emprunt comme procédé d’enrichissement lexical. Il nous faut une nouvelle théorie de l’emprunt, plus structurale (analyse par ensembles) et plus sociolinguistique (prise en compte des attitudes, différence entre enrichissement lexical et concurrence linguistique, donc entre emprunt et anglicisme).
- b) Ce qui explique que, dans les travaux et les discussions, les définitions de l’emprunt varient d’une personne à l’autre. On y trouve confondus les arguments relatifs aux faits et ceux relatifs à l’interprétation des faits, surtout lorsqu’il s’agit d’aménagement de la langue, notamment lorsque l’objectif est d’entreprendre et de maintenir une opération de décolonisation lexicale en réaction à une période ou à une tentation d’anglicisation, comme il arrive aujourd’hui au Québec. À cet égard, la comparaison des attitudes des Québécois et des Français face aux emprunts à l’anglais illustre bien l’importance de l’aspect sociolinguistique.
- c) Les inventaires des emprunts sont nombreux, mais doivent être revus et interprétés en fonction de cette nouvelle théorie, qui reste à faire.
4. Les locutions
L’inventaire des locutions propres au français du Québec est peu avancé. Nous ne connaissons que les travaux de Dugas à l’UQAM ou ceux de Clas & Seutin (1989).
5. Les genres
Il ne faudrait pas confondre les faits proprement québécois (comme le genre des anglicismes, par exemple) avec les erreurs sur le genre attribuables au système linguistique lui-même et dont on retrouve des exemples dans les grammaires ou les travaux de linguistique et qui sont observables dans l’ensemble de la communauté linguistique de langue maternelle française.
6. La néologie
- a) Les recherches théoriques de base sont disponibles, surtout la description des modes de création néologique en français. Ces critères ont servi de guide pour l’observation de la néologie en français, travaux publiés dans la collection Néologie en marche de l’Office de la langue française.
- b) L’existence ou la création de formes féminines des titres de fonction est un aspect particulier de l’activité néologique québécoise, qui a provoqué au début un problème d’acceptation des formes féminines nouvelles, qui s’est atténué depuis, mais qui demeure dans nos relations avec les autres pays francophones où le mouvement spontané de féminisation n’a pas été aussi intense.
Les attitudes
Pour la description du lexique, il nous faudrait :
1. Établir une grille des marques topolectales
- a) La sociolinguistique a clairement démontré que les usages linguistiques varient selon divers facteurs, qui en définissent pour ainsi dire le mode d’emploi, plus ou moins intégré par les locuteurs selon leur propre expérience linguistique et selon la manière dont ils participent à la communauté linguistique. De ce point de vue, les travaux théoriques sont de bonne qualité, mais ils portent sur des micro-analyses n’utilisant que peu d’éléments linguistiques comme révélateurs des diverses situations de communication. Les résultats ne sont pas applicables à la description relativement globale du lexique d’une langue.
- b) La sociolinguistique n’a pas développé une grille de marques qui permettrait d’indiquer, d’une manière compréhensible et conventionnelle, ce mode d’emploi des mots et expressions, de manière à fournir aux locuteurs une description exacte du mot avec ses sens, mais aussi avec ses connotations sociolinguistiques. Les dictionnaires français d’aujourd’hui n’ont à leur disposition que des indices assez rudimentaires, du type pop., vulg., rare, vx, anglicisme, etc., hérités d’une tradition lexicographique qui commence à vieillir sérieusement.
- c) Le dictionnaire de demain exigera qu’on indique ce type de renseignement. Les dictionnaires américains récents, comme The Héritage Dictionary of the English Language (Morris 1981), ont commencé à examiner de plus près cet aspect de la description lexicographique. Nous avons donc besoin, de toute urgence, de travaux portant à la fois sur la typologie des marques topolectales et sur la manière dont on pourrait les intégrer dans la description du lexique de la langue.
- d) Il semble bien que les avis soient partagés à propos de l’opportunité d’intégrer les marques sociolectales dans la description du lexique du français au Québec, ou sur la manière de le faire sans générer d’insécurité, ou sans véhiculer de préjugés. Les discussions demeurent cependant théoriques, appuyées sur un nombre restreint d’exemples, faute d’une analyse reposant, d’une part, sur une grille des marques sociolectales établie rigoureusement et valable pour toute communauté linguistique, d’autre part, sur la description des attitudes des locuteurs québécois à l’égard des éléments du lexique qui comportent une connotation, faute enfin d’une connaissance des attentes des usagers par rapport à un dictionnaire québécois.
Aucun sociolinguiste ne semble s’intéresser à la typologie des marques sociolectales. Ce sont sans doute les lexicographes qui trouveront les moyens de marquer les connotations des mots, en espérant qu’ils soient en même temps de bons sociolinguistes.
2. Procéder à l’examen des attitudes des locuteurs à l’égard des usages québécois, canadiens ou acadiens
- a) La confection d’un dictionnaire suppose la capacité de faire la différence entre les usages québécois, les usages de la diaspora québécoise et les usages acadiens. Ces distinctions ne nous semblent pas faciles à établir et on peut se demander comment les divers auteurs procèdent ou procéderont pour définir ce qui est québécois par rapport à l’extension des usages québécois hors Québec ou par rapport aux usages acadiens.
- b) Il y a peu de travaux sur les attitudes des locuteurs à l’égard des usages dits québécois, ni à l’égard des anglicismes, ni pour connaître leur évaluation sociolinguistique des mots et expressions. Les quelques travaux disponibles, comme ceux de Deshaies (1981), Noël (1980) ou Paquot (1988), sont révélateurs et démontrent la possibilité de mener à bien des travaux de ce genre. Force est, cependant, de constater ici le manque d’intérêt des sociolinguistes du Québec pour des recherches sur ces thèmes.
3. Il nous faudrait enfin approfondir nos réflexions sur la relation entre les faits (ce qui est québécois et ce qui ne l’est pas), l’usage des faits (fréquence, mode, lieu, circonstance d’emploi), les jugements sur les faits (le métadiscours sur les usages) et le sentiment d’identité attaché aux usages québécois.
Pour l’instant, on constate une grande confusion entre ces différentes facettes de la même réalité, beaucoup de subjectivité dans la manière de les traiter, d’où des discussions où les malentendus sont nombreux, tant chez les linguistes qu’au sein du grand public.
Autant on peut affirmer que la description du lexique du français au Québec est avancée, surtout si on la compare à la description d’autres variantes du français, autant il est possible de soutenir qu’elle est fragmentaire et éparpillée.
Le moment est venu des grandes synthèses lexicographiques qui seront le lieu et l’occasion d’entreprendre les travaux sur les points qui nous font défaut et de regrouper les recherches des différents spécialistes intéressés.
Bibliographie
- CLAS, André & Émile SEUTIN.1989. J’parle en tarmes. Montréal : Sodilis.
- CORBEIL, Jean-Claude. 1982. « Compte rendu de l’Inventaire des particularités du français en Afrique noire ». Le français moderne, vol. 50, n° 1, janvier 1982.
- CORBEIL, Jean-Claude. 1988. « Assumer ou taire les usages lexicaux du Québec ». Revue québécoise de linguistique théorique et appliquée, vol. 7, n° 1, janvier 1988.
- DESHAIES, Denise. 1981. Le français parlé dans la ville de Québec, une étude sociolinguistique. Québec : Centre de recherche sur le bilinguisme.
- DULONG, Gaston & Gaston BERGERON. 1980. Le parler populaire du Québec et de ses régions voisines, atlas linguistique de l’Est du Canada. Québec : Éditeur officiel, 10 tomes.
- MORRIS, William. 1981. The American Heritage Dictionary of the English Language. Boston : Houghton Mifflin.
- NOËL, Danièle. 1980. Le français parlé, analyse des attitudes des adolescents de la ville de Québec. Québec : Centre de recherche sur le bilinguisme.
- PAQUOT, Annette. 1988. Les Québécois et leurs mots, étude sémiologique et sociolinguistique des régionalismes lexicaux au Québec. Québec : Conseil de la langue française & Presses de l’Université Laval.
Référence bibliographique
Corbeil, Jean-Claude, « Arrière-plan linguistique et sociolinguistique d’un dictionnaire du français québécois », Revue québécoise de linguistique théorique et appliquée, vol. 10, no 3, juin 1991, p. 153-159. [article]