Bilan de la stratégie et des travaux en matière d’aménagement de la langue
Jean-Claude Corbeil
Le sujet qu’on me demande de traiter est, à l’évidence, beaucoup trop vaste pour que vous vous attendiez à ce que je le traite exhaustivement et en profondeur. Mon intention est plutôt de vous proposer quelques repères qui nous permettront, d’une part, de comparer nos opinions sur ce qui s’est fait et sur la manière dont les choses se sont faites et, d’autre part, d’amorcer la discussion sur ce qu’il reste à faire et sur la manière dont il faudrait le faire aujourd’hui et demain, ce qui est l’objectif principal de notre rencontre.
Je traiterai de terminologie, puis de langue commune. Dans l’un et l’autre cas, j’essaierai de saisir les éléments de la stratégie sociale mise de l’avant et de résumer l’état des travaux. Ce projet est aventureux, il serait même nettement présomptueux si je ne savais pouvoir compter sur vos souvenirs et sur vos connaissances pour corriger mes erreurs et compléter l’exposé du sujet.
L’aménagement des vocabulaires des spécialités
On peut vraiment parler ici d’une stratégie d’action, qui s’est définie assez rapidement et assez clairement à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix. L’objectif était double :
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a) Premier objectif : Prouver que l’usage de la langue française était possible dans tous les secteurs de l’activité économique et que la terminologie de ces activités existait en français, au même niveau de développement que la terminologie anglo-américaine. Il fallait faire cette démonstration parce qu’une grande partie de l’élite économique québécoise mettait en doute les capacités de la langue française dans leurs domaines respectifs. Pour confirmation, voir l’étude de la Commission Gendron sur ce sujet, intitulée Le français, langue de travail : ce qu’en pensent les élites économiques du Québec (1973).
Je pense que cet objectif est aujourd’hui atteint et que plus personne ne met en doute l’efficacité du français comme langue technique et administrative. Le débat s’est déplacé plutôt vers le retard terminologique du français, constant, disent les plus pessimistes, et vers la prédominance de l’anglais comme langue internationale, ce qui ne met pas en cause les vertus des autres langues nationales, mais uniquement leur emploi dans certaines situations de communication, scientifiques, techniques ou commerciales.
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b) Second objectif : rendre disponibles, en français, les vocabulaires de spécialités. Il ne s’agissait donc pas d’inventer, mais de colliger, de rassembler, de vérifier les termes techniques en fonction de leur usage dans les entreprises et les administrations québécoises en lieu et place des termes anglais.
Pour atteindre ces objectifs, surtout le second, une stratégie s’est peu à peu dégagée. Je la décrirais de la façon suivante.
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Organiser les travaux de terminologie en fonction de la structure de l’activité économique au Québec
La première idée fut de lancer de grands chantiers terminologiques suivant les domaines de spécialités des entreprises installées au Québec : les mines, le papier, la raffinerie du pétrole, la sidérurgie, la banque, les assurances, certains domaines du commerce comme l’alimentation ou l’automobile, etc. Rapidement, il est apparu évident que la réalisation de ces travaux prendrait des années et coûterait très cher au gouvernement. Une autre analyse s’est imposée peu à peu, à partir de l’observation de ce qui est commun et différent (l’une entreprise à l’autre et avec l’idée d’accélérer les travaux en les partageant. Tout en conservant le principe du calendrier des travaux en fonction de la concentration des besoins terminologiques du Québec dans des secteurs bien définis de son activité économique, le plan d’action s’est modifié, en intégrant le partage des tâches.
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Partager les tâches entre l’État (représenté par l’Office de la langue française), l’entreprise privée et l’enseignement (ministère de l’Éducation, universités et écoles professionnelles)
Un document de l’époque, intitulé Partage des tâches en matière de travaux terminologiques et publié par la Régie de la langue française, proposait la répartition suivante :
- l’Office de la langue française (OLF) prend en charge les vocabulaires techniques de tronc commun, c’est-à-dire ceux qu’on retrouve dans toutes les entreprises, le vocabulaire de gestion et le vocabulaire technique général ;
- les entreprises se chargent de leurs vocabulaires précis et de l’étiquetage de leurs produits ;
- l’enseignement assume la responsabilité des vocabulaires des métiers, des sciences et des techniques et des professions.
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Ce partage des tâches supposait une méthodologie des travaux terminologiques qui soit commune à toutes les équipes et d’une haute rigueur, pour permettre l’échange des travaux au même niveau de qualité et de confiance.
La méthode de travail fut mise au point rapidement, à partir des travaux de l’OLF et de la consultation des spécialistes à l’occasion des colloques internationaux organisés par l’OLF à cette fin, sur des points de méthodes plus difficiles ou qui exigeaient un minimum de consensus, comme le contenu de la fiche de terminologie. Cette méthode de travail est maintenant devenue une sorte de classique en terminologie, un peu partout dans le monde. Elle s’enseigne dans les universités. Il en existe plusieurs présentations, dont celle qui a été publiée par l’OLF, ou l’excellent manuel de notre collègue Robert Dubuc. Malheureusement, personne n’a entrepris de remettre à jour cette méthodologie en fonction de l’évolution des outils de travail, notamment l’introduction de la micro-informatique.
L’OLF de l’époque s’est préoccupé de faire connaître et de faire utiliser cette méthode de travail, en s’appuyant sur la Société des traducteurs par l’organisation conjointe de rencontres professionnelles et en incitant tous les comités terminologiques d’entreprises à travailler selon cette norme. La méthode étant relativement simple, elle s’est diffusée sans rencontrer d’obstacle, d’autant qu’elle permettait une comparaison systématique et structurale de l’anglais et du français qui sécurisait les spécialistes des divers domaines.
Enfin, la méthode s’est diffusée par son enseignement dans les universités, donc par la formation des futurs terminologues. Pierre Auger a fait la navette pendant des années entre Québec et Trois-Rivières, seul ou avec d’autres collègues de l’Office, par exemple Jean-Claude Boulanger ou Michèle Rivard, pour enseigner la méthode terminologique à l’Université du Québec à Trois-Rivières. Robert Dubuc, à l’Université de Montréal, formait ses étudiants selon les mêmes principes. Toute la génération montante des terminologues a appris la même méthode de travail, ce qui a grandement assuré la qualité des travaux des années suivantes. Cet enseignement se poursuit toujours dans la plupart de nos universités.
Un autre élément de la stratégie fut la création des banques de terminologie, à l’Université de Montréal et à l’Office de la langue française. Ces banques se sont révélées de puissants instruments de gestion et de diffusion de la terminologie, en même temps que l’informatique venait confirmer la nécessité et l’utilité de la méthode de travail et renforcer la concertation entre les équipes.
Enfin, pour faciliter les travaux de terminologie nécessaires à la francisation des entreprises, un programme spécial de coopération entre la France et le Québec a été lancé très officiellement, en décembre 1974, par les premiers ministres de l’époque, Robert Bourassa pour le Québec et Jacques Chirac pour la France. Grâce à ce programme, des missions furent organisées qui permirent aux industriels québécois et français de se rencontrer et d’échanger documents techniques et vocabulaires en vue de la généralisation de l’usage du français comme langue de travail au Québec. Mais ce fut aussi, pour nos chefs d’entreprise, l’occasion de découvrir la France comme pays industrialisé, aussi moderne et compétitive que leurs partenaires américains habituels.
Entre 1970 et 1990, l’activité terminologique fut donc très intense au Québec. Le Conseil a demandé à Marie-Éva de Villers d’en faire l’inventaire. Mme De Villers a ainsi répertorié plus de 700 titres de travaux publiés, ce qui donne une bonne idée de la production de cette période, d’autant que nous savons que beaucoup de travaux n’ont pas fait l’objet d’une publication, pour des raisons très diverses. Autre indice, les banques de terminologie du Québec et du Secrétariat d’État comprennent des dizaines de milliers de mots, à des stades variés de normalisation, ce qui en rend la consultation parfois difficile et déconcertante pour les non-spécialistes. Le stock terminologique disponible est donc considérable et on peut dire que les besoins terminologiques fondamentaux sont comblés. Il reste cependant encore des lacunes, qui tiennent essentiellement à l’évolution des activités économiques du Québec, soit l’ouverture de secteurs nouveaux, comme l’industrie du logiciel ou de la biotechnologie, soit l’apparition de produits nouveaux, comme dans le secteur de l’électronique ou des robots industriels, soit l’introduction de nouveautés en gestion, comme l’ergonomie ou la désignation féminine des titres de fonctions.
Par contre, je serais porté à croire que la stratégie des activités terminologiques ne s’est pas renouvelée et que la dispersion est totale dans les travaux d’aujourd’hui. Chacun est retourné à ses affaires. L’esprit d’échange et de collaboration a diminué, même s’il persiste entre initiés et amis, notamment entre les grandes entreprises. L’hypothèse que la francisation des grandes entreprises favoriserait celle des petites et moyennes ne semble pas se confirmer : les petites et moyennes entreprises semblent avoir beaucoup de mal à obtenir et à réunir la terminologie de leurs opérations. Pourtant, c’est le secteur qui se développe le plus actuellement et qui crée le plus d’emplois. Le premier élément de la stratégie décrite plus haut devrait être revu en profondeur, en fonction de la petite et moyenne entreprise, ce qui permettrait de la renouveler en tenant compte des besoins actuels en terminologie. L’accès à la terminologie et l’implantation des termes dans l’usage me sembleraient les volets les plus importants à examiner aujourd’hui.
L’aménagement du vocabulaire de la langue québécoise
Je ne pense pas que l’on puisse parler d’une stratégie québécoise en ce qui concerne le vocabulaire de la langue commune. Il s’agit plutôt d’actions dispersées, dans des directions diverses, sur l’initiative de personnes ou d’organismes dont les motivations et les intérêts à l’égard du vocabulaire québécois étaient très variés.
À une certaine époque, on a pensé pouvoir améliorer la qualité de la langue québécoise en faisant appel à la responsabilité du locuteur individuel, en recourant à la bonne conscience linguistique personnelle. Je pense ici aux campagnes du bon parler français des années soixante, aux semaines de la langue française dans les écoles, aux affiches publicitaires du type « Bien parler, c’est se respecter ». Cet essai de stratégie n’a pas connu un grand succès. D’une part, le ridicule a entraîné l’échec de ces actions, d’autre part, l’individu isolé est impuissant face à l’état de la langue de sa communauté linguistique. Son comportement linguistique est encadré et, jusqu’à un certain point, déterminé par les règles sociales du marché linguistique. Faire appel à sa responsabilité n’a d’autre effet que d’engendrer un sentiment de frustration, de démission même quand le locuteur se rend compte de l’inutilité de ses efforts personnels.
Les linguistes du Québec, surtout à Montréal, ont compris et démontré que le problème de la langue au Québec n’était pas seulement un problème linguistique, mais surtout un problème économique et sociologique, celui du statut du français. On ne peut pas, soutenaient-ils à l’époque, respecter une langue de seconde zone, comme l’était alors le français au Québec, on ne peut pas être intéressé à bien parler une langue qu’on ne parle qu’entre soi et qu’il faut abandonner pour passer aux choses sérieuses, recevoir les ordres de son patron, faire de l’argent ou poursuivre une carrière intéressante. Les travaux de la Commission Gendron leur ont donné raison et l’idée d’une intervention de l’État en faveur du statut du français à l’encontre de la sacro-sainte liberté d’entreprise a fait son chemin peu à peu, jusqu’à la loi 22 et la Charte de la langue française. Cet élément de stratégie m’apparaît toujours fondamental : la qualité de la langue est fonction des exigences des diverses situations de communication, qui elles-mêmes découlent du statut de la langue dans l’ensemble des activités sociales, notamment les activités économiques. Le locuteur individuel ne fait que s’adapter aux contraintes linguistiques de la situation où il se trouve. Alors, et alors seulement, il s’intéresse à la qualité de la langue, parce qu’elle est devenue fonctionnelle, rentable, motivée par ses propres aspirations professionnelles.
Un autre élément de stratégie qui tient toujours, du moins sur lequel les observateurs sont toujours d’accord, est l’influence des médias et de la publicité sur le comportement linguistique des Québécois, tout particulièrement sur le vocabulaire et la prononciation. Les gens du métier en ont été convaincus très tôt et ont apporté un grand soin à l’usage de la langue. Une certaine concertation s’observe, autour de chefs de file officieux. Ainsi, les commentateurs sportifs de Radio-Canada prennent l’initiative de la francisation des sports comme le hockey, le base-bail, les quilles, le football, la course automobile, la gymnastique, la natation. Ou bien la fréquence des reportages, ou bien l’importance des événements, par exemple les Olympiques, ont fait que la connaissance du vocabulaire français de beaucoup de disciplines s’est améliorée, même s’il n’est pas certain que tous les mots soient entrés dans l’usage quotidien de tous les sportifs. Autre exemple, les spécialistes de la publicité ont joué et continuent de jouer un rôle important dans la qualité du français utilisé dans la publicité, qui se conçoit de plus en plus en français et en exploitant des astuces linguistiques tirées des ressources du français, comme le slogan « Chouette, de la bouette » pour la publicité d’une quatre roues motrices. Enfin, est-il nécessaire de souligner la création du Service de linguistique de Radio-Canada, dont l’influence a été et est encore très considérable dans les professions médiatiques et chez un grand nombre de professionnels de la langue.
L’enseignement de la langue maternelle est l’un des plus importants vecteurs de diffusion d’une langue de qualité, de l’avis de tous les observateurs, et joue en conséquence un rôle important dans l’aménagement de la langue. Sur ce point, aucune discussion. Mais les résultats de l’école ne font pas l’unanimité. Une grande partie de l’opinion publique estime que l’enseignement du français à l’école est un échec, surtout en langue écrite, notamment pour l’orthographe et l’organisation des idées dans un texte. Le fait que beaucoup de candidats échouent aux examens de français pour entrer à l’université, largement diffusé dans la presse, conforte les gens dans cette opinion. Pour d’autres, l’école arrive au même résultat qu’autrefois, c’est-à-dire que ce sera toujours une minorité d’élèves qui parviendront à une bonne maîtrise de la langue et que la généralisation de l’école n’a fait qu’augmenter le chiffre brut des deux catégories, ceux qui savent et ceux qui ne savent pas, sans que les proportions ne varient de façon significative. D’un autre point de vue, on peut se demander si la répartition de la tâche des professeurs de français permet l’enseignement de la langue écrite à des effectifs aussi nombreux que ceux que reçoivent ces professeurs, puisque cet enseignement suppose la répétition des exercices et une correction détaillée de chaque copie, donc une charge de travail plus considérable que celle de leurs collègues. On peut aussi se demander si tous les professeurs des autres disciplines ont recours à la langue écrite, quelle importance ils attachent à la correction de la langue et jusqu’à quel point leur action confirme l’enseignement des professeurs de français. Il me semble donc que, si cet élément de la stratégie de la qualité de la langue fait consensus, sa mise en place efficace dans le système scolaire est loin de satisfaire tout le monde.
Les éléments de stratégie dont nous venons de parler sont des éléments d’implantation et de diffusion d’une langue de qualité, ce qui suppose une description de cette langue et la disponibilité d’ouvrages de référence à la portée des divers utilisateurs de la langue. Deux questions sont ici interreliées, celle de la production des ouvrages de référence et celle de la norme linguistique qui servira à situer les usages les uns par rapport aux autres.
Nous n’avons pas l’intention de faire l’inventaire de tous les ouvrages qui ont traité du lexique du français au Québec. On trouvera dans un article de Jean-Yves Dugas, « Bilan des réalisations et des tendances en lexicographie québécoise » (Revue québécoise de linguistique, vol. 17, n° 2) une bonne présentation historique de la production lexicographique au Québec. Aux fins de notre discussion, il suffira d’avoir en tête les principaux types d’ouvrages produits jusqu’à maintenant. Pour ma part, j’en distingue trois :
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a) des ouvrages à perspective corrective
Par exemple, le Dictionnaire du bon langage d’Étienne Blanchard, Les anglicismes au Québec de Gilles Colpron, Objectif : 200. Deux cents fautes à corriger de Robert Dubuc, le Dictionnaire correctif du français au Canada de Gaston Dulong. Plusieurs comités de linguistique ont publié des recueils de leurs avis, par exemple les fiches et le bulletin C’est-à-dire de Radio-Canada, le Répertoire des avis linguistiques et terminologiques de l’Office de la langue française, ou encore Les maux des mots publié par le Comité consultatif de la normalisation et de la qualité du français à l’Université Laval ou Les mots dits grands mots, chronique linguistico-humoristique publiée par la Société de développement de la baie de James. Se rattachent à cette orientation le Dictionnaire des difficultés de la langue française au Canada de Gérard Dagenais et le Multidictionnaire des difficultés de la langue française de Marie-Éva de Villers, bien que ces deux ouvrages se distinguent nettement l’un de l’autre par la manière de traiter les usages québécois : le premier termine pour ainsi dire la période des condamnations, le second s’inspire de la linguistique descriptive et veut mettre à la disposition des usagers les renseignements utiles à un usage éclairé du français au Québec, dans le respect de la liberté de chacun.
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b) des ouvrages à perspective différentielle
Par exemple, le Glossaire du parler français au Canada, publié en 1930 par la Société du parler français au Canada à la suite d’une enquête par correspondance auprès de 200 informateurs, les Canadianismes de bon aloi publié par l’Office de la langue française en 1969.
Deux ouvrages de ce type se rattachent de très près à nos discussions, puisqu’ils formulent clairement leurs propres orientations et les critères de sélection utilisés pour construire leurs nomenclatures : le projet d’un Trésor de la langue française au Québec, dont le volume de présentation est paru en 1985, projet considérable mené à l’Université Laval sous la direction de Claude Poirier, et un ouvrage plus humble par ses intentions et son ampleur, les Régionalismes québécois usuels, publié au Conseil international de la langue française (CILF) en 1983 par Robert Dubuc et Jean-Claude Boulanger.
Le Trésor se propose de décrire les mots qui « appartiennent à la partie non standard du lexique » et qui « appartiennent au vocabulaire usuel de toutes les époques » (volume de présentation, p. XVI). L’ouvrage « n’a pas de visées normatives, c’est-à-dire qu’il n’a pas pour but d’imposer certains usages de préférence à d’autres. Son objectif est de dire ce qui est, et non ce qui devrait être. Au fur et à mesure de sa publication, il répondra aux questions que se pose le Québécois d’aujourd’hui concernant son vocabulaire et lui fournira, sans prendre parti, toute l’information nécessaire pour faire des choix éclairés. » (volume de présentation, p. XVIII).
Dubuc et Boulanger répondaient à une commande du CILF de « réunir quelques centaines de mots et expressions représentatifs du vocabulaire d’usage des Québécois à l’heure actuelle » (introduction, p. 3). Les auteurs ont retenu cinq critères de sélection : l’universalité (le fait que le mot est en usage partout au Canada, mais surtout partout au Québec), l’actualité (le fait que le mot fait partie de la langue d’aujourd’hui), la fréquence (le fait que l’usage du mot est largement répandu), la créativité (les mots qui illustrent la créativité lexicale au Québec et au Canada, par exemple castonguette, babillard, câblodistribution) et la comparaison avec la langue générale (expression de réalités particulières, sans équivalence ailleurs, et non simple variante stylistique, par exemple caucus, polyvalente, hiver des corneilles).
Même s’il ne s’agit pas d’un ouvrage de lexicographie, un document de l’Office de la langue française, publié en 1985 à la suite d’une longue consultation, se rattache de très près à cette orientation. Intitulé Énoncé d’une politique linguistique relative aux québécismes, ce document constitue la plus importante synthèse des divers aspects de la question. On y trouve exposés des critères de choix, répartis en trois catégories : critères d’acceptation, critères de rejet et critères de non-intervention. « Ces critères, note le document, ne doivent pas être appliqués isolément ni individuellement. Ils font partie d’un ensemble interactif constituant en quelque sorte un crible ou un filtre linguistique permettant d’en arriver à un jugement pondéré pour chaque cas de québécisme qui doit faire l’objet d’une décision » (Énoncé [...], p. 29-30). Même si ces critères « visent exclusivement l’usage institutionnel et spécialisé de la langue française » et non « la communication individuelle ou [...] l’usage privé de la langue générale » (ibid., p. 38), ils pourraient « trouver leur suite et leur achèvement dans l’élaboration d’un dictionnaire québécois de la langue française » (loc. cit.). Ce document est toujours valable.
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c) des ouvrages de description globale du français au Québec
Tous les ouvrages de cette dernière catégorie sont, en fait, des adaptations pour le Québec de dictionnaires créés et publiés d’abord en France.
Les plus connus sont le Dictionnaire général de la langue française au Canada (1957) de Louis-Alexandre Bélisle, refondu en 1979 sous le titre Dictionnaire nord-américain de la langue française, réalisé à partir du Littré-Beaujean; le Dictionnaire CEC jeunesse, dont la première édition paraît en 1982 à la suite de l’adaptation par Jean Darbelnet du Dictionnaire Hachette Juniors [sic] publié en France en 1980 et dont une deuxième édition est parue en 1986 avec Jean-Claude Boulanger comme principal rédacteur ; enfin, le tout dernier, le Dictionnaire du français plus, paru en 1988, à partir d’un dictionnaire Hachette publié à Paris en 1987, édition établie par A. E. Shiaty, avec la collaboration de Pierre Auger et de Normand Beauchemin et avec Claude Poirier comme rédacteur principal.
Même s’il s’agit d’adaptations, ces dictionnaires posent le même problème du choix des usages lexicaux québécois à intégrer dans la description de la langue standard d’ici, pour reprendre l’expression de l’Association québécoise des professeurs de français (AQPF). Leur préparation a permis à des auteurs québécois de tenter une approche globale de la langue française telle qu’elle est utilisée au Québec.
Comment conclure ce rapide survol de la stratégie d’aménagement de la langue au Québec ? La stratégie en terminologie a été beaucoup plus explicite et beaucoup plus cohérente qu’en lexicographie, probablement parce que les zones d’intervention étaient très bien délimitées, liées à des objectifs sur lesquels la plupart des intervenants étaient d’accord et parce que cette démarche était soutenue par un cadre juridique précis et animée par un organisme bien structuré, l’Office de la langue française de l’époque. En comparaison, la stratégie en langue commune apparaît diffuse : ses modalités d’intervention ne sont pas analysées attentivement en vue d’objectifs clairs et opérationnels, la description de la langue et du lexique s’oriente dans des directions très diverses, entre le dirigisme le plus militant, le non-interventionnisme descriptif un peu naïf et des tentatives d’instrumentalisation de la norme implicite du français québécois. Aucun organisme n’en est véritablement responsable, mais beaucoup s’en mêlent plus ou moins, le ministère de l’Éducation, l’AQPF, les éditeurs, l’Office de la langue française, le Conseil de la langue française, Radio-Canada, les entreprises, etc. L’idée qu’il existe une norme du français au Québec et que c’est cette norme qui doit orienter notre usage du français, et non une norme externe venue de France, a beaucoup progressé. Le consensus sur ce point est très large.
Le français au Québec est certainement la variété de français la mieux décrite de toutes celles qui existent. Les matériaux publiés et qui traitent du lexique, de toute tendance comme nous l’avons vu, sont donc très abondants. Mais nous n’avons aucune description globale de ce lexique sur la base de l’observation et de l’étude d’un corpus de textes québécois, en langue écrite et en langue parlée. Nous sommes donc, à ce moment-ci, dans une sorte de situation d’approximation par rapport à la connaissance de la norme lexicale du français québécois. La nécessité d’une explicitation de cette norme devient de plus en plus impérieuse, à cause de son rôle central dans l’affirmation, la diffusion et l’usage d’un français de qualité conforme à l’évaluation par les Québécois eux-mêmes des faits linguistiques qui leur sont propres.
Enfin, il ne fait aucun doute que le Québec dispose de la compétence requise pour mener à bien un projet de dictionnaire du français au Québec. Je dirais même que la situation est inverse : il y a tant de candidats prêts à entreprendre un dictionnaire et tant de projets dans la tête de chacun que notre principal problème aujourd’hui est celui de la coordination de toute cette bonne volonté.
Référence bibliographique
Corbeil, Jean-Claude, « Bilan de la stratégie et des travaux en matière d’aménagement de la langue », Actes du Colloque sur l’aménagement de la langue au Québec. Communications et synthèse, Mont-Gabriel , 7 et 8 décembre 1989, coll. « notes et documents », no 75, Québec, Conseil de la langue française, Éditeur officiel du Québec, 1990, p. 19-29. [article]