Quinze ans de politique terminologique au Québec

Jean-Claude Corbeil

Vous me pardonnerez de traiter le sujet à grands traits sans entrer dans le détail et sans me soucier des précieuses nuances qu’exigerait un sujet aussi délicat. Il me semble qu’il vaut mieux que je vous communique l’essentiel de ce qu’on peut tirer de l’expérience québécoise, tel que je le perçois aujourd’hui, avec le regard d’un acteur d’abord (comme linguiste et comme directeur de l’Office de la langue française), d’un observateur, ensuite, qui a eu le privilège d’aller observer d’autres situations de concurrence linguistique, notamment en Tunisie, au Rwanda et en Catalogne.

L’activité terminologique au Québec a toujours été étroitement liée à la recherche d’une politique linguistique qui permettrait d’améliorer l’usage du français au Québec, de consolider ses chances de survie en Amérique du Nord et enfin, d’en généraliser l’usage comme langue commune des Québécois, quelle que soit leur langue d’origine. Cette observation est fondamentale et explique deux choses : comment le contenu des politiques linguistiques s’est défini peu à peu et comment la terminologie s’est développée au Québec.

Il me faudrait donc, en principe, traiter deux sujets en parallèle : l’évolution de la conception et du contenu des politiques linguistiques et celle de l’activité terminologique. Je m’en tiendrai cependant au premier point, mais en référence aux dispositions de la Charte de la langue française, ce qui en éclairera peut-être la stratégie linguistique et terminologique, laquelle n’apparaît pas à la lecture du texte.

Dans l’évolution des politiques linguistiques au Québec, on peut distinguer en gros deux grandes phases : une phase qualité et une phase statut.

La phase « qualité » s’amorce avec la création, en mars 1961, d’un ministère des Affaires culturelles, qui comprenait un Office de la langue française. Cet Office a pour mandat d’assurer la qualité de la langue française au Québec. S’ensuit la mise en place d’un premier groupe de terminologues et la publication des premiers lexiques. Le titre le plus révélateur de cette époque est celui du Cahier consacré aux « Canadianismes de bon aloi ». On lance aussi des campagnes de Bon parler, avec des slogans du type « Bien parler, c’est se respecter ».

De cette période, nous avons tiré quelques grandes leçons :

Les campagnes de Bon parler et les publications du type « Dites, ne dites pas » sont inefficaces. Elles augmentent l’insécurité linguistique, qui se manifeste souvent par l’ironie et la dérision (« watch ton français »), de la part des locuteurs et des journalistes.

Le lexique de la langue commune et les terminologies de spécialités correspondent à des besoins langagiers quasi contradictoires. Le lexique sert à la fois à s’exprimer et à communiquer, d’où une stratégie à la fois communicative et stylistique, qui génère et maintient la variation lexicale. La terminologie sert à communiquer des notions, avec la plus grande efficacité, donc le risque d’erreur le plus réduit possible. L’idéal poursuivi est le même partout, dans toutes les langues : un mot pour une chose et le même pour tout le monde. On ne peut donc pas intervenir de la même manière selon qu’il s’agit du lexique ou de la terminologie.

L’Office de la langue française s’est surtout concentré sur la terminologie, avec, comme objectif, de rendre disponibles les vocabulaires nécessaires à l’implantation de la politique linguistique. Nous avons veillé à travailler en liaison avec les usagers de ces vocabulaires, au cours même de leur élaboration. Comme la tâche était immense, nous avons élaboré une stratégie de partage des tâches entre l’Office, les organismes publics et l’entreprise privée, d’où la nécessité d’une méthodologie commune, que nous avons mise au point, décrite et généralisée à l’occasion de colloques et par l’enseignement universitaire.

Les utilisateurs de la langue, surtout les professionnels (traducteurs, rédacteurs, secrétaires, publicitaires, enseignants de tout niveau), ont besoin de directives linguistiques, de savoir, à partir de sources fiables, ce qu’il faut dire et comment il faut faire les choses. La plupart ne veulent pas connaître le subtil raisonnement qui fonde la réponse : ils veulent une réponse claire, précise et surtout parfaitement sûre. À cette fin, il existe au Québec plusieurs services de consultation linguistique et terminologique : à l’Office de la langue française, à Radio-Canada, dans les entreprises, par exemple Hydro-Québec ou Bell Canada.

La Charte de la langue française donne un pouvoir de normalisation à l’Office de la langue française pour régler les points litigieux socialement importants. Sur ce point, les linguistes distinguent trois niveaux d’analyse : l’uniformisation des terminologies, la recommandation d’un terme par rapport à un autre et, en dernier ressort, la normalisation, c’est-à-dire le recours à l’autorité d’un arbitre tranchant en faveur d’un terme au détriment des autres. Pour le commun des mortels, ces nuances se confondent, les avis sont du même niveau et nous n’avons jamais réussi à faire comprendre la distinction entre un mot recommandé et un mot normalisé. Il faut cependant maintenir ces distinctions du point de vue juridique et pour les besoins des spécialistes avertis, par exemple les auteurs de dictionnaires ou de manuels d’enseignement, les rédacteurs de catalogues ou de pages publicitaires ou encore pour l’identification commerciale des produits.

Enfin, pour clore ce point, disons que les travaux terminologiques exigent une concertation constante entre terminologues et spécialistes du domaine, d’une part, entre les différents utilisateurs potentiels de la terminologie, d’autre part. L’instrument de cette concertation est le Comité de référence. La qualité et l’autorité des travaux terminologiques reposent sur la rigueur de la méthode de travail et sur la représentativité du Comité de référence, qui examine et règle les cas problèmes.

La manière de concevoir la qualité de la langue a donc beaucoup évolué au Québec, entre la création de l’Office en 1961 et aujourd’hui. Cette préoccupation est toujours d’actualité; elle l’est même plus que jamais, avec la méconnaissance croissante de la langue écrite au profit de la langue parlée. Mais ceci est un tout autre sujet...

À la fin des années soixante, il était devenu évident que le problème du français au Québec n’était pas un problème uniquement linguistique mais aussi politique, donc une question du statut du français par rapport à l’anglais. Statut juridique d’une part, statut de fait d’autre part, c’est-à-dire d’usage dans les domaines susceptibles de conférer au français une importance collective certaine et d’en faire une langue de promotion sociale et économique pour tous les Québécois francophones. Cette conclusion d’ordre politique rejoignait une autre conclusion, sociolinguistique celle-là : l’usage légitime de la langue se diffuse et s’impose par et au travers des communications institutionnalisées, c’est-à-dire que les comportements linguistiques, y compris l’usage du vocabulaire, sont modelés par les multiples textes, plus ou moins officiels, que nous lisons et par les locuteurs jouissant d’une forme quelconque d’autorité que nous entendons. Il y avait donc convergence entre choix des secteurs dans lesquels on pouvait conférer du prestige à la langue française et choix des secteurs susceptibles de diffuser les termes français exacts. Les dispositions actuelles de la Charte de la langue française découlent de la synthèse de cette double préoccupation.

En définitive, après quelques années de consultation et de travaux sur le terrain, les domaines qui ont été retenus sont les suivants et nous n’en soulignerons aujourd’hui que l’importance pour le terminologue :

Enseignement du français et en français

La Charte de la langue française s’est attachée à définir qui doit fréquenter l’école française, donc, par ricochet, qui peut aller à l’école anglaise. L’objectif est l’intégration linguistique à la communauté francophone de tous les enfants des nouveaux arrivants, qui avaient (et qui ont toujours) tendance à s’intégrer à la communauté anglophone nord-américaine. D’autre part, la Charte a rendu obligatoire la connaissance du français pour tous les diplômés de l’école secondaire. L’objectif est, à l’évidence, de faire du français la langue de tous les Québécois.

Le législateur a laissé au ministère de l’Éducation la responsabilité de l’enseignement du français, langue maternelle et langue seconde. Il n’y a donc rien dans la Charte à ce sujet. Pourtant, la diffusion des terminologies de spécialités se fait dès l’école, par enseignement des matières, donc par les manuels et par les professeurs. C’est aussi vrai à l’école élémentaire qu’à l’université. La Charte spécifie que les termes normalisés sont obligatoires dans l’enseignement, mais rien n’est dit des termes uniquement recommandés. Notons cependant que les professeurs sont habituellement représentés dans les Comités de référence.

Textes juridiques, lois et décrets d’application

L’importance linguistique de ces textes découle d’une double observation : d’une part, ils génèrent une multitude d’autres textes : d’autre part, les termes et la phraséologie du texte juridique sont repris dans tous les autres textes qui en découlent et par tous ceux qui interprètent le texte, en parlent ou en discutent. Toute erreur est donc multipliée à l’infini, avec l’autorité de la Loi. À l’inverse, tout terme exact s’impose de par la même autorité, que cela plaise ou non sur le moment.

Textes administratifs

Formulaires, dépliants d’information, circulaires d’application d’une loi ou d’un règlement, directives, etc. : l’État est un grand diffuseur de mots, doté du prestige de chacun de ses ministères et organismes. Tous les citoyens communiquent avec l’État, oralement ou par écrit, et sont pour ainsi dire contraints d’utiliser le même vocabulaire que celui de l’État et de ses fonctionnaires. L’État, par son pouvoir législatif et par son activité de gestion, est une sorte de rouleau compresseur terminologique.

Textes commerciaux

Désignation des produits par l’étiquetage et les catalogues, publicité, mode d’emploi, garantie, d’emballage... toute la terminologie des produits se diffuse par ces textes, avec l’insistance que l’on connaît aux vendeurs et avec la répétition de la communication. C’est le principal canal de diffusion de cette terminologie. D’une manière imagée, disons qu’acheter un produit, c’est acheter la terminologie qui l’accompagne ou encore, que les textes commerciaux sont les diffuseurs de la néologie et des termes spécialisés auprès du grand public.

On s’en rend mieux compte quand il s’agit de mots anglais, mais c’est aussi vrai pour la diffusion du français. On peut considérer que les textes commerciaux sont le domaine où l’activité terminologique est et doit être constante, un domaine où rien n’est jamais assuré, définitif, terminé. Il n’y a qu’à observer la crise terminologique qu’entraîne au Québec la diffusion massive de la micro-informatique.

Langue de travail

...avec deux sous-domaines : les textes des conventions collectives, qui comprennent la liste des tâches et emplois avec leurs taux de rémunération, et les textes utilisés pour le travail : inventaire des pièces et des produits, directives d’exécution, description des tâches, instructions sur la machinerie, affinage interne, directives de sécurité, textes techniques d’usage courant, rapports de production, etc. Tous ces textes véhiculent l’ensemble du vocabulaire administratif et technique nécessaire à la gestion et à la production d’une entreprise.

C’est dans et par ce circuit de communication que les terminologies se diffusent, se régularisent et s’imposent. L’efficacité de l’action terminologique exige le contrôle de ces canaux de communication. D’où la présence d’un volet terminologique dans les programmes de francisation et l’obligation d’utiliser le français comme langue de travail.

Tout ce qui précède peut sembler loin de la terminologie. J’estime qu’au contraire, nous sommes au cœur du problème : le passage de la terminologie dans l’usage réel des locuteurs.

Pour clore cette brève description de la politique terminologique au Québec, il convient sans aucun doute de porter un certain regard critique sur l’expérience québécoise, même si l’adage veut que l’on soit toujours mauvais juge dans sa propre cause. D’une manière globale et si j’en juge par d’autres situations qu’il m’a été permis d’observer, je continue à être convaincu que la stratégie terminologique du Québec est la bonne : la terminologie se diffuse et pénètre dans la vie quotidienne par son usage dans les communications institutionnalisées, d’autant plus qu’il est administrativement possible de contrôler la qualité de ce type de communication. Le corollaire de ce postulat est que le commun des mortels est simple consommateur de terminologie, sans prise réelle sur la qualité de cette terminologie.

Personnellement, je regrette qu’au moment de la rédaction de la Charte de la langue française, nous n’ayons pas insisté pour insérer dans le texte des dispositions relatives à l’enseignement du français. Une politique linguistique globale devrait fixer clairement la norme du français (ou d’une autre langue) dont doit s’inspirer l’enseignement, guider l’usage terminologique dans l’enseignement des autres matières et enfin, confirmer la connaissance du français (ou de la langue à promouvoir) écrit et parlé comme condition d’obtention du certificat d’aptitude à l’enseignement de n’importe quelle matière.

La francisation des entreprises est et demeurera un processus fragile, où les retours en arrière seront toujours à craindre. Elle ne peut pas être irréversible, parce que la pression de l’anglais se maintiendra toujours, pour au moins trois raisons : l’innovation technologique nous arrive en anglais, nos relations commerciales avec les États-Unis sont constantes et sont encore plus étroites depuis l’accord de libre-échange, enfin l’anglais est toujours la langue internationale la plus employée, aussi bien dans les communications scientifiques que commerciales, au point que les Français eux-mêmes semblent avoir accepté qu’il en soit ainsi.

On constate cependant une nette amélioration de la situation du français au Québec, sous l’effet de la Charte : les cadres d’entreprise sont de plus en plus des Québécois francophones, la vitalité économique des Québécois d’est considérablement accrue, la qualité du français s’est nettement améliorée dans tous les domaines, la connaissance de la terminologie française progresse, la connaissance du français chez les anglophones est de plus en plus généralisée au Québec et dans l’ensemble du Canada, les enfants d’émigrants fréquentent l’école française (quoique l’émigration massive de ces dernières années perturbe actuellement l’équilibre démolinguistique de Montréal).

Nous n’avons aucune prise réelle sur la consommation des biens culturels par la population québécoise. Or les enquêtes indiquent une nette croissance de l’anglais dans des domaines comme la télévision, à cause du câble, du cinéma, de la chanson, de la musique populaire, des revues, etc. Les avis sont très partagés sur la manière d’interpréter ce phénomène.

Enfin, et c’est le plus important, les Québecois sont toujours d’accord avec le contenu de la Charte. Le consensus social se maintient et tous les sondages confirment l’attachement des Québécois à ce texte de loi. Par contre, la volonté politique de l’appliquer fluctue sous l’effet de clientélisme électoral et c’est vrai aussi bien pour le Parti québécois que pour le Parti libéral. La même observation vaut pour tous les pays dotés d’une politique linguistique.

Référence bibliographique

Corbeil, Jean-Claude, « Quinze ans de politique terminologique au Québec », Terminologie diachronique. Actes du Colloque organisé à Bruxelles les 25 et 26 mars 1988, Caroline de Schaetzen (rédactrice), Paris, Conseil international de la langue française (CILF) et Ministère de la Communauté française de Belgique, 1989, p. 186-192. [article]