Assumer ou taire les usages lexicaux du Québec

Jean-Claude Corbeil
Conseil international de recherche et d’étude en linguistique fondamentale et appliquée

La communication de Claude Poirier, qui sert d’amorce à ce colloque, pose clairement, et avec simplicité, mais en même temps d’une manière globale, le thème de discussion, constitué en réalité de deux questions distinctes, la seconde découlant de la première : est-il pertinent de mettre en chantier un dictionnaire général du français québécois? Si oui et si quelqu’un (éditeur, groupe universitaire, organisme de l’État) entreprend une telle tâche, quels devraient être la forme et le contenu de ce dictionnaire et la méthode de réalisation appropriée?

Chacun d’entre nous a des idées là-dessus, plus ou moins clairement formulées et fondées, plus ou moins définitives. En fait, quand on s’engage dans ce type de réflexions, on est rapidement amené, bien malgré soi, à remettre en cause, d’aucuns diront à contester, l’un des objets culturels le plus profondément ancré dans la conscience et le subconscient collectif des francophones, c’est-à-dire le dictionnaire et l’idée de ce qu’est la langue française qu’il véhicule depuis trois siècles, de par la persistance de ses a priori sociolinguistiques. D’où l’émotivité de la discussion, l’allure iconoclaste de certains propos, les malentendus de toutes sortes qui font rebondir le débat depuis toujours au Québec et depuis quelque temps dans les autres communautés linguistiques périphériques, notamment en Afrique depuis la publication de l’Inventaire des particularités lexicales du français en Afrique noire (1983). Le caractère symbolique de la langue prime son caractère de système de signes scientifiquement observable et descriptible. Claude Poirier a donc parfaitement raison d’indiquer que le projet d’un dictionnaire général du français québécois « représente, d’une certaine façon, un choix de société » qui « doit reposer sur un certain consensus ».

Mon intention n’est pas de formuler ici, in extenso, ma propre conception d’un dictionnaire québécois ou, d’une manière plus vaste, ma conception d’un dictionnaire panfrancophone. J’aimerais seulement indiquer rapidement ce sur quoi je suis pleinement d’accord avec Claude Poirier, signaler quelques nuances, avancer peut-être quelques contre-propositions. Je suivrai pour ce faire les grandes divisions adoptées dans le texte de notre conférencier de départ.

1. Le cadre théorique

Un dictionnaire général du français québécois découle d’une conception variationniste de la langue française. En fait, cette idée gagne du terrain actuellement parce que la langue française est devenue une langue de grande extension et que des communautés linguistiques de langue française hors de France deviennent de plus en plus vigoureuses. Le mouvement, en effet, provient de la périphérie linguistique. D’autre part, divers courants de réflexions conduisent à la même conclusion, à savoir celle de l’autonomie de chaque variété linguistique, ce qui correspond assez bien au concept d’« usage légitime » développé par Pierre Bourdieu. Je pense m’être assez clairement expliqué sur ce point lors du colloque de lexicographie québécoise organisé par l’Université Laval en avril 1985.

Ainsi, l’idée de l’autonomie de la variété linguistique m’amène logiquement à formuler des réserves théoriques et méthodologiques à l’égard de la formule d’un dictionnaire différentiel. D’ailleurs, en signalant les travaux américains en la matière, Claude Poirier renforce mes positions, puisque les Américains sont passés d’un dictionnaire différentiel anglais U.K. / anglais U.S.A. à un dictionnaire anglais standard américain / anglais régional américain, confirmant ainsi dans les faits l’autonomie de l’anglais américain par rapport à l’anglais britannique. Je ne vais pas cependant jusqu’à soutenir qu’un dictionnaire différentiel est sans intérêt. Bien au contraire, un tel projet est immédiatement, réalisable et donne l’occasion de procéder à des analyses lexicographiques de même nature que celles qui sont à la base d’un dictionnaire général. Mon embarras provient de ce que je ne vois pas comment on peut concilier l’autonomie de la variété avec l’approche différentielle, puisqu’elle pose en principe un réfèrent externe à la variété, en l’occurrence le français français, et qu’elle y compare les particularismes de la variété concernée, ici les usages québécois. J’ajoute pour mémoire qu’il est difficile et hasardeux d’identifier ces particularismes, si on ne passe pas en revue la totalité des formes lexicales qui constituent le vocabulaire usuel de la variété québécoise, dont on devra par la suite dégager les sens et les valeurs sociolinguistiques. Je formulerais donc l’hypothèse que l’approche différentielle, en ce qui concerne notre situation actuelle, conduira de proche en proche à réaliser dans les faits un dictionnaire général avec tous les malaises que l’expansion méthodologique ainsi vécue au cours des années entraînera. En somme, nous ferons le même chemin que la communauté linguistique américaine.

D’un autre point de vue, la position variationniste entraîne comme conséquence la redéfinition du concept de langue française, qui cesse d’être identifiée à la variété française française pour recouvrir la totalité des usages de l’ensemble des variétés de cette langue. D’où, comme autre conséquence, la nécessité de renouveler la conception d’un dictionnaire général de la langue française, qui décrirait cette fois les usages de la communauté linguistique francophone internationale, qui ne procéderait plus par ajout de régionalismes, mais assumerait la coexistence et l’autonomie des variétés en contact. Une telle conception, en somme, substituerait à l’idéologie unitaire actuelle l’image réelle du français comme mosaïque d’usages, à la fois légitimes au sein de chaque communauté linguistique et doublement hiérarchisés du point de vue sociolinguistique, au sein de chaque communauté d’abord et dans la communauté internationale ensuite.

2. Le modèle de dictionnaire

Claude Poirier nous propose deux modèles possibles : le dictionnaire adapté et le dictionnaire original. Sur le plan théorique, je suis d’accord avec la critique de Claude Poirier à l’égard des dictionnaires adaptés. Sur le plan pratique, compte tenu du caractère immédiat des besoins des locuteurs québécois et des professeurs de français, langue maternelle et langue seconde, le dictionnaire adapté est un pis-aller inévitable qui rendra service tant et aussi longtemps qu’il n’y aura rien d’autre sur le marché. J’admets donc très bien que des éditeurs s’engagent dans ce type d’entreprise et que des collègues y collaborent. Un pis-aller en est déjà moins un s’il est réalisé par des gens compétents et honnêtes. Claude Poirier est du même avis. En somme, on peut dire que la perception des inconvénients et des difficultés du dictionnaire adapté confirme la nécessité d’un dictionnaire général du français québécois.

Par contre, je nuancerais la proposition de Claude Poirier d’un dictionnaire original « élaboré à partir d’une documentation et d’une analyse proprement québécoise ». Je suis d’avis qu’il faut intégrer à la documentation le fonds lexicographique français qu’il faudra revoir systématiquement à la lumière d’une documentation reflétant les usages québécois.

L’opposition n’est pas, en effet, entre dictionnaire français et dictionnaire québécois, mais bien, essentiellement et uniquement, entre usages québécois et usages français de la langue française. Un dictionnaire québécois n’a d’autre prétention et objectif que d’expliciter les usages lexicaux québécois et la hiérarchie de valeurs selon laquelle les Québécois les évaluent, les interprètent et les classent. Il se peut fort bien d’ailleurs que derrière les objections formulées à l’égard du projet de dictionnaire des usages lexicaux québécois se dissimule, consciemment ou inconsciemment, le rejet de notre propre réalité linguistique, réduite souvent, du moins si on en juge par beaucoup de publications récentes, aux usages les plus populaires et les plus folkloriques de notre langue. Je suis convaincu que la notion de « français québécois » n’est pas claire, qu’elle est au contraire ambiguë et que la tradition régionaliste l’a réduite à la portion populaire des usages. L’idéologie du joual galope toujours.

La méthode lexicographique française convient parfaitement pour décrire les usages québécois.

3. La norme

Claude Poirier a parfaitement raison d’indiquer qu’on ne peut définir une norme au départ de l’activité lexicographique, puisqu’il s’agit justement d’expliciter une norme interne et implicite des usages lexicaux québécois. Une norme québécoise existe. La seule définition possible de cette norme est la description lexicographique des usages lexicaux québécois, eux-mêmes complexes, puisqu’ils sont constitués de formes lexicales (mots, syntagmes, expressions), de significations véhiculées par les formes et, surtout, de valeurs attribuées aux couples forme-sens. La tâche du dictionnaire, et son rôle social, n’est donc pas uniquement de repérer et de colliger les formes et les sens, ce qui est le plus facile mais surtout de révéler, sans parti pris, le système de valeurs sous-jacent à leur emploi tel que perçu par les locuteurs. C’est ce dont nous avons besoin et ce qui nous fait, aujourd’hui, douloureusement défaut.

Dans cette perspective, la publication par l’Office de la langue française d’un Énoncé d’une politique linguistique relative aux québécismes (1985) n’est, ici aussi, qu’un pis-aller, une tentative de fournir aux locuteurs québécois des repères d’évaluation de certains usages lexicaux. Cet énoncé ne peut être, d’aucune manière, une grille d’interprétation des usages lexicaux lors de l’élaboration d’un dictionnaire québécois. Bien au contraire, la raison d’être de l’Énoncé disparaîtra avec la publication du dictionnaire ou l’Énoncé deviendra clairement, s’il est maintenu, avec ou sans modification, une déclaration politique quant à la norme qu’entend faire véhiculer l’État québécois au travers des institutions dont il détient le contrôle, notamment l’École.

Enfin, je crois utile d’attirer l’attention sur la distinction entre norme et normalisation. Disons succinctement qu’on appelle norme le modèle social qui guide la réalisation des comportements linguistiques des locuteurs dans chaque groupe dont est composée la société globale elle-même. Au sein d’une même communauté, il y a donc autant de normes qu’est complexe l’organisation sociale, d’où une concurrence et une hiérarchisation des normes, qui donne lieu à un marché linguistique aussi réel et complexe qu’implacable. La normalisation, ou la standardisation, est une intervention explicite et consciente dans cette concurrence sociolinguistique en vue de favoriser un usage sur tous les autres; elle se légitime chaque fois que l’efficacité de la communication est compromise par la variation linguistique; c’est pourquoi elle touche surtout les usages institutionnalisés de la langue, dans des situations très formelles de communication, réalisés, par exemple, dans les textes juridiques, administratifs, techniques, commerciaux, etc., donc surtout dans les domaines de spécialités. Si elle a une influence sur la langue commune, ce n’est que par ricochet, de par le prestige, l’importance et la fréquence des communications institutionnalisées qui finissent par déteindre, pour ainsi dire, sur le locuteur ordinaire. Toute notre civilisation industrielle, depuis le XVIIIe siècle, post-industrielle depuis le milieu du XXe, repose sur l’efficacité de la normalisation, non seulement des produits, mais aussi du vocabulaire qui sert à les désigner, à les fabriquer et à les vendre. L’analyse de Toffler de ce phénomène est brillante.

Il n’en demeure pas moins que la relation entre standardisation ou normalisation et norme de la langue commune est très mal connue. Les ambiguïtés sont, ici, constantes et nombreuses.

4. Le public

La position de Claude Poirier oscille sur ce point entre deux publics. D’abord un public scolaire : « Il me paraît qu’un premier dictionnaire général du français québécois doit s’adresser à un public dont les besoins correspondent à ceux des élèves de la fin du secondaire et du collégial »; ensuite le grand public : « Ce dictionnaire répondrait en pratique aux besoins d’un public beaucoup plus large, formé en fait de l’ensemble des Québécois ».

Cependant, la suite de la description du dictionnaire découle de l’objectif scolaire même si Claude Poirier note qu’il lui paraît « très difficile de commencer par un ouvrage dont les données doivent nécessairement être présentées de façon simplifiée et dont la nomenclature est forcément réduite ».

Pour ma part, je préfère trancher net et fixer comme public cible l’ensemble des usagers adultes, c’est-à-dire tous ceux qui ont besoin d’un outil de référence lexicographique dans leur activité, donc le même public que le Petit Larousse ou le Petit Robert et, en conséquence, une nomenclature de même taille. Puisqu’ainsi « le modèle linguistique qui nous caractérise serait décrit », les enseignants et les grands élèves disposeraient d’un instrument de travail fiable. Il restera à déterminer le type de dictionnaire dont l’École a besoin et la ou les tranches d’âge concernée(s). Cette démarche m’apparaît plus sûre.

Je suis surtout sensible au fait qu’un dictionnaire de langue de niveau scolaire devrait tenir compte de l’état de la compétence linguistique des enfants (donc un corpus construit en conséquence et une méthodologie de la définition adaptée) et en même temps de la perspective du développement de cette compétence par l’enfant, stimulé par l’École, donc d’objectifs pédagogiques tels que définis par un programme. Un dictionnaire scolaire m’apparaît ainsi un objet lexicographique très particulier dont il n’y a pas beaucoup d’exemples, sans doute parce qu’on a cru jusqu’à aujourd’hui qu’il s’agissait d’un simple sous-produit de dictionnaires pour les grands.

5. Le corpus

Deux remarques ici. J’estime nettement exagéré le commentaire relatif à la langue enseignée à l’école : « La langue enseignée à l’école représente un modèle linguistique qu’il (l’enfant) ne reconnaît pas dans la société dont il fait partie ». Cette langue de l’école correspond certainement à celle utilisée par nombre de Québécois dans des situations formelles de communication, donc à la langue québécoise soignée.

D’autre part, un dictionnaire ne s’élabore pas uniquement à partir d’un corpus, même s’il comporte des sources orales et écrites. Depuis les travaux de Gougenheim sur le français fondamental, on sait qu’un corpus ne contient jamais la totalité des mots connus et/ou utilisés. Gougenheim avait alors établi la distinction entre « vocabulaire usuel », reflété par le corpus, et « vocabulaire disponible », relié en général à des situations particulières, c’est le cas de mots comme fourchette ou autobus, ou à des thèmes particuliers, c’est le cas des tranches de vocabulaires spécialisés qui passent dans la langue commune, par exemple le vocabulaire de la micro-informatique, de la mécanique automobile, de l’électricité, de la menuiserie, de la plomberie, etc. Le vocabulaire disponible est sélectionné par le lexicographe lui-même et ajouté aux données lexicales du corpus. Le lexicographe a donc la responsabilité de déterminer et de légitimer la manière dont il procédera à ce choix.

6. Le traitement

Une seule remarque ici, mais elle est de taille. Elle concerne l’une des principales difficultés ou contradictions de l’approche variationniste. D’un côté, nous semblons d’accord pour considérer qu’il existe plusieurs modèles de comportement linguistique, plusieurs normes de l’usage dont se dégage une norme dominante, un usage légitime, par rapport auquel les autres usages se situent et s’évaluent, le tout constituant un ensemble complexe de valeurs et d’attitudes désigné commodément sous le terme métaphorique de « marché linguistique » par Pierre Bourdieu. En général, les locuteurs connaissent ce marché et en tiennent compte. Décrire l’aspect lexical de cet ensemble est l’objectif de tout lexicographe moderne.

D’un autre côté, le métalangage dont nous disposons aujourd’hui, les fameuses marques d’usage, type « populaire », « familier », « argotique », « spécialisé », etc., est l’objet d’une critique fort légitime et bien fondée, avec, comme conséquence, que ce métalangage est discrédité, ou, tout au moins, apparaît comme peu satisfaisant ou peu rigoureux.

Comment alors arriver à décrire le mode d’usage des formes lexicales avec fidélité par rapport au sentiment et au comportement linguistiques des locuteurs d’une communauté linguistique donnée, ici la communauté québécoise? Pour ma part, je n’ai pas de réponse à cette question. Je sais qu’on ne peut plus employer les marques d’usage traditionnelles, mais je ne sais pas quelles marques dépeindraient le mieux la réalité du marché linguistique. Nous avons donc besoin d’un nouveau métalangage élaboré sur la base de la sociolinguistique contemporaine.

7. Remarques finales

Pour clore ces quelques remarques, je résumerai l’essentiel de ma position sur le sujet. Les usages lexicaux des Québécois existent non seulement au niveau de la langue parlée populaire, mais aussi, et bien normalement, au niveau soutenu, parlé et écrit. Par lexique du français québécois, j’entends donc la totalité des usages lexicaux véhiculés par l’ensemble des locuteurs de la langue française au Québec. L’affirmer aussi solennellement apparaîtra un truisme, mais je sais trop notre obsession du joual pour ne pas juger nécessaire de bien clarifier cette notion.

Au sein de notre communauté linguistique, une norme lexicale existe, qui oriente les usages lexicaux et les situe les uns par rapport aux autres. Nous n’avons pas à inventer une norme, mais à la décrire, à l’expliciter d’une manière systématique à la lumière d’exemples nombreux et variés de l’usage du français au Québec, parlé et écrit. Tant et aussi longtemps que nous n’aurons pas complété ce travail de description, nous nous épuiserons dans des conflits d’opinions et nous vivrons en pleine insécurité lexicale, déconcertés par l’absence de nos mots et de nos usages dans les dictionnaires dont nous disposons aujourd’hui.

Je suis donc convaincu qu’il nous faut établir le dictionnaire global du français québécois, ouvrage de référence destiné au grand public, avec une nomenclature aussi étendue que possible, dont certains champs sémantiques nous amèneront peut-être à devoir ajouter des développements de type encyclopédique à la partie proprement lexicographique, sous forme de planches par exemple.

L’objectif n’est pas de nous démarquer systématiquement par rapport au français français. L’objectif est de décrire, avec objectivité et compétence, l’usage légitime du français au Québec, sans se soucier de la distance plus ou moins grande entre cet usage et l’usage français. D’ailleurs, la préoccupation de l’intercompréhension entre nous et les autres francophones est un des facteurs de la régulation lexicale au sein de notre communauté, et non un a priori à imposer à la préparation d’un dictionnaire global du français québécois.

Référence bibliographique

Corbeil, Jean-Claude, « Assumer ou taire les usages lexicaux du Québec », Revue québécoise de linguistique théorique et appliquée, vol. 7, no 1, « Pour un dictionnaire du français québécois : propositions et commentaires », janvier 1988, p. 69-78. [article]