Commentaire de la communication de Sélim Abou : éléments pour une théorie générale de l’aménagement linguistique

Jean-Claude Corbeil

Résumé

L’auteur sait gré à Sélim Abou d’avoir proposé, comme amorce de discussion au colloque, des éléments d’une définition de la notion d’aménagement linguistique qui soient aussi pragmatiques que possible. Il y va de deux commentaires additionnels. Pour être efficace, un projet d’aménagement linguistique doit être global dans sa conception. Il s’ensuit que la définition et la réalisation d’un tel projet sont de la responsabilité de l’État. D’autre part, l’auteur soutient que le projet sera compromis s’il ne fait pas l’objet d’un large consensus dans la population.

Il faut savoir gré à Sélim Abou de nous avoir proposé, dès le début de nos travaux, des éléments d’une définition de la notion d’aménagement linguistique et surtout le remercier d’avoir cherché à être, ce faisant, aussi pragmatique que possible. Le problème devant lequel nous allons nous retrouver, durant ces trois journées de réflexions, est celui de la diversité extrême des situations de multilinguisme. Notre objectif ne peut donc pas être de formuler des solutions aux problèmes concrets propres à des situations particulières, mais de chercher ensemble à dégager des principes de réalisation d’un aménagement linguistique qui puissent servir de sources d’inspiration et de guides aux travaux de chaque équipe nationale aux prises avec la difficile tâche d’organiser la coexistence de plusieurs langues sur un même territoire. De ce point de vue, les principes exposés par Sélim Abou constituent un excellent point de départ.

J’orienterai mes remarques selon le même esprit.

Dans la première partie de sa communication, Sélim Abou attire notre attention sur la double valeur de la langue. Comme élément de la culture, elle est instrument de communication; l’efficacité de cet instrument peut laisser à désirer, peut être plus ou moins satisfaisante, soit selon l’état de la langue, soit selon les domaines de son utilisation, l’efficacité de la langue pouvant varier d’un domaine à un autre; d’où, en aménagement linguistique, une première série de problèmes, d’ordre technique, ici sociolinguistique et terminologique, qu’on peut résoudre relativement facilement, en se guidant sur des principes scientifiques empruntés aux sciences du langage, et aux sciences humaines, notamment à l’anthropologie et à la sociologie d’une part, à la psycholinguistique et aux sciences de l’éducation, d’autre part. Pour cet aspect de l’aménagement linguistique, correspondant à l’aménagement de la langue elle-même (corpus language planning), l’expérience des uns et des autres est considérable au Québec, au Canada et ailleurs, en particulier en terminologie. Mais la langue est également la condition de la culture; de ce point de vue, elle est instrument de médiatisation de tous les autres éléments de la même culture, qu’elle révèle à la conscience de chacun d’une part, et enveloppe dans un système de valeur lexicale d’autre part; d’où en aménagement linguistique, la valeur symbolique de la langue, qui ne peut se saisir et se définir que selon des principes éthiques; c’est la raison pour laquelle tout projet d’aménagement linguistique est d’abord et avant tout un projet d’ordre politique, c’est-à-dire qu’il est relatif à l’organisation globale de la vie sociale et donc à la manière dont la société définit son avenir au moyen des institutions politiques dont elle dispose.

Ces remarques de Sélim Abou m’apparaissent fondamentales. J’y ajouterais deux commentaires.

Les hommes politiques ont souvent la tentation de ramener l’aménagement linguistique à son seul aspect technique, donc à la langue comme instrument de communication. Souvent même, l’aménagement linguistique est réduit au seul domaine de l’éducation, donc au rôle des langues nationales dans les systèmes scolaires. Ainsi, se trouvent évacuer ou atténuer l’aspect symbolique de la langue et le caractère de ses fonctions au sein de la société, qui exigeraient, si on les prend en considération, que le projet d’aménagement linguistique touche tous les domaines d’utilisation institutionnalisée des langues en présence. Toutes nos observations nous convainquent que, pour être efficace, un projet d’aménagement linguistique doit être global dans sa conception, même si sa réalisation se fait par étapes, par souci de réalisme et d’efficacité.

Il s’ensuit que la définition et la réalisation d’un projet d’aménagement linguistique sont de la responsabilité de l’État, en tant qu’instrument d’organisation de la vie communautaire. On ne peut, sans danger, en renvoyer la responsabilité aux individus ou aux groupes. Le libre jeu de la concurrence des langues est une solution de paresse ou de transition. On constate ici également que les hommes politiques ont tendance à faire appel à la fierté linguistique des locuteurs et à leur sens de la responsabilité à l’égard de leur propre langue, plutôt que d’assumer leur responsabilité, de dégager et de maintenir des règles claires d’usage des langues en présence. Or, nous avons constaté que l’individu, laissé à lui-même, est incapable d’influencer l’évolution d’une situation de multilinguisme, qu’au contraire, il subit la dynamique des forces en présence; lui tenir le discours de sa prétendue responsabilité ne peut que développer chez lui le sentiment de son impuissance, d’où une frustration qui peut devenir explosive sur le plan politique, ou l’abandon pur et simple de son identité linguistique.

L’aspect technique de l’aménagement linguistique m’apparaît donc subordonné à l’aspect politique. Sans projet collectif global, sans « idéal régulateur » selon l’expression de Sélim Abou, les mesures techniques d’aménagement linguistique sont difficiles à définir, elles peuvent même devenir contradictoires et conduire à une situation sociolinguistique encore plus désastreuse qu’auparavant, surtout si, dans les faits, elles conduisent à intensifier la contradiction entre le culturel — exprimé dans une langue, et l’économique — exprimé dans une autre.

La vraie difficulté de l’aménagement linguistique, et son aspect le plus délicat du point de vue politique, est donc de définir le statut des langues en présence et de dégager des règles d’usage de chaque langue propres à confirmer le statut de chacune dans les faits, c’est-à-dire dans les communications des institutions, domaine par domaine, mais selon un plan global.

Sélim Abou s’attache à identifier et à décrire les principes qui pourraient permettre de faire face à cette difficulté. Je crois que nous sommes ainsi au cœur de la question.

Face à la diversité linguistique, la première tentation, la tentation de la facilité, est de refuser la co-existence de plusieurs langues et de chercher le moyen d’en avoir qu’une seule, au nom de l’unité de la nation : un peuple, un territoire, donc une seule langue. C’est ce que Sélim Abou décrit fort bien sous l’étiquette d’idéologie unitariste, dont l’expression la plus éclatante, et la meilleure réalisation, il faut bien le dire, est le jacobinisme de la Révolution française, qui, pour beaucoup de jeunes États, est une sorte de modèle. L’idéologie unitariste heurte de plein fouet l’identité culturelle de chaque groupe linguistique, bien ancrée dans la valeur symbolique de la langue. Il semble qu’il soit difficile aujourd’hui de régler le problème à la manière du XVIIIe siècle.

Je me permettrais d’indiquer ici une seconde idéologie, qui me semble être la contrepartie de la précédente, qu’on pourrait désigner comme l’idéologie égalitariste. Selon cette idéologie, toutes les langues sont égales. Cette thèse peut se soutenir du point de vue strictement linguistique, en ce sens que toute langue est susceptible de se développer selon l’évolution de la société elle-même, de manière à demeurer un instrument efficace de communication sociale. Le seul problème rencontré aujourd’hui est celui des mutations brusques, lorsqu’une langue doit passer rapidement d’un état de civilisation à un autre, par exemple d’une civilisation agricole à tradition orale à une civilisation industrielle à tradition écrite. Les cas de ce genre sont nombreux, en Afrique par exemple; c’est un aspect particulier d’une théorie du développement. Par contre, la thèse égalitariste ne peut pas se soutenir du point de vue sociolinguistique. J’identifie au moins trois facteurs qui font que les langues ou les variantes d’une même langue, sont inégales : le poids démographique de chacune, qui renvoie aux concepts de majorité et de minorité, la valeur institutionnelle de chacune, c’est-à-dire son utilisation plus ou moins grande dans les domaines sociaux d’importance, ce qui renvoie à l’aspect véhiculaire d’une langue, enfin, l’importance historique d’une langue, sous deux aspects, son rôle dans l’histoire du pays et la masse des écrits dans cette langue, à la fois richesse et inertie dont il faut tenir compte.

Dans ces conditions, l’aménagement linguistique a pour principal objet de modeler et de circonscrire la diversité linguistique d’un pays. Je distingue alors trois grandes tâches distinctes, dont découlent des pratiques linguistiques différentes, le tout exigeant une approche globale de l’aménagement linguistique d’un État. D’un côté, réduire la diversité linguistique du pays, surtout lorsque le nombre de langues en présence est très considérable, comme en Afrique, ou en Inde par exemple, mais aussi, il ne faut pas l’oublier, comme aux États-Unis, au Canada et en France, à cause de l’émigration. Parmi toutes les langues, il faut en choisir un petit nombre, sans doute selon les critères signalés précédemment; car une extrême diversité linguistique entraîne la paralysie de l’État et de ses institutions. Ce choix est de la responsabilité de chaque État et il est fait en fonction de l’utilisation des langues dans les domaines de communication communautaire : la législation, l’administration publique, l’École, les médias, les relations de travail, le commerce et l’industrie, d’une certaine manière l’affichage public et la toponymie. Deuxième tâche : assurer aux minorités les garanties et les conditions de leur maintien, en échange de leur participation au projet collectif national. En aménagement linguistique, cet objectif peut se traduire par des mesures touchant l’École (enseignement en et des langues minoritaires, selon une stratégie qui tienne compte de l’importance numérique des groupes d’enfants), touchant les institutions culturelles des minorités (journaux, émissions de radio ou de télévision, librairies, commerces des spécialités ethniques, par exemple les restaurants ou les épiceries, l’affichage et la publicité de ces institutions), touchant aussi, d’une certaine manière, l’étiquetage des produits de consommation courante, les textes des garanties, des contrats d’adhésion, en somme tout ce qui est relatif à la protection du consommateur. Enfin, dernière tâche : maintenir le contact avec les langues internationales; d’où, en aménagement linguistique, la distinction entre communications internes et communications externes, domaine des relations internationales et du commerce extérieur. Cette distinction permet de définir une politique scolaire d’enseignement des langues étrangères, sans contradiction avec la politique relative à l’enseignement et à l’usage interne des langues choisies comme langues nationales. La manière dont le Québec a nuancé son aménagement linguistique confirme qu’il est possible de procéder d’une manière aussi nuancée.

Dernière remarque, « le principe de participation », tel que décrit par Sélim Abou, m’apparaît très important. L’aménagement linguistique d’un État est compromis s’il ne reçoit pas « l’adhésion de la majorité des usagers », s’il ne fait pas « l’objet d’un large consensus ». Je note donc avec lui la relation étroite entre nature du système politique d’un État et manière de procéder à l’aménagement linguistique de cet État. Ce qui est surtout en cause ici, c’est la manière de définir les projets collectifs nationaux : comment décrire la situation de départ, comment identifier et discuter les points litigieux, comment dégager des consensus réalistes et applicables, enfin, par qui et comment se prendront les décisions qui constitueront le point de départ de l’aménagement linguistique de l’avenir national. J’ajouterais même qu’est ici aussi concerné le mécanisme d’adaptation du plan initial à l’évolution de la situation et de la société, car l’aménagement linguistique est un processus de longue haleine.

L’essentiel n’est donc pas de fixer, une fois pour toutes, les règles d’usage des langues en présence, mais plutôt d’éviter que les mesures successives soient contradictoires. En somme, l’aménagement linguistique est un moyen, et non une fin en soi, un moyen grâce auquel une société multilingue s’acceptera comme telle, considérera sa diversité comme facteur d’une nouvelle solidarité et non comme le « lieu symbolique » de la rivalité entre groupes ethniques, aura ainsi la possibilité de dédouaner l’avenir, en retrouvant la volonté commune « de vivre ensemble et de produire ensemble, dans le futur, de nouveaux biens de civilisation ».

Si tel n’était pas l’objectif ultime, il ne vaudrait pas la peine de s’engager dans ce difficile périple d’un aménagement linguistique.

Abstract (anglais)

The author thanks Sélim Abou for such pragmatic elements pertaining to a definition of the notion of language planning as an opening to the colloquium. He adds two additional comments. Efficient language planning must be conceived globally; consequently, the State’s responsibility is to define and realize the project. Stresses the need for a popular consensus to assure efficient language planning.

Référence bibliographique

Corbeil, Jean-Claude, « Commentaire de la communication de Sélim Abou : éléments pour une théorie générale de l’aménagement linguistique », Actes du Colloque international sur l’aménagement linguistique, Ottawa, 25-29 mai 1986, Québec, Les Presses de l’Université Laval, coll. « Travaux du Centre international de recherche sur le bilinguisme », no A-21, 1987, p. 17-23. [article]