Les terminologies devant Babel

Jean-Claude Corbeil
Conseil international de recherche et d’étude en linguistique fondamentale et appliquée, Québec

Beaucoup d’observateurs s’intéressent aujourd’hui au développement des terminologies, plusieurs s’en inquiètent même, en y observant la pénétration d’emprunts à l’anglais américain de plus en plus nombreux. La tentation est grande de ramener le malaise terminologique de la langue française à une simple et seule affaire d’anglicisation. Sans vouloir en nier l’importance, je crois cependant que les raisons du malaise sont plus diversifiées et qu’elles gravitent autour du processus même de la régulation terminologique, dont les conditions historiques de fonctionnement se sont totalement modifiées depuis disons la dernière guerre mondiale, même si on devrait en faire remonter les causes profondes jusqu’à l’époque de Madame Curie, au moment où la France tourne le dos à l’évolution des sciences et, ensuite, se désintéresse des technologies.

La question pourrait se poser ainsi : que s’est-il produit dans le développement des sciences, des technologies et des techniques qui fait qu’aujourd’hui le développement des vocabulaires de spécialités se déroule dans des conditions nouvelles et crée problème? En d’autres termes, quels sont les facteurs nouveaux qui influent de nos jours sur le développement des terminologies?

Pour ma part, j’identifie quatre facteurs distincts, que je soumets à votre attention : premièrement, l’augmentation et la fragmentation des spécialités, deuxièmement, la diversification professionnelle des utilisateurs de la même terminologie, troisièmement, la dispersion des centres de création des terminologies au sein de la même langue, ici le français, enfin, quatrièmement, le poids nouveau de la langue anglaise, surtout américaine, dans les domaines de pointe. Les trois premiers facteurs déterminent une dynamique de concurrence terminologique qui est interne à toute langue de grande dispersion, géographique ou professionnelle, et qui peut ainsi s’observer aussi bien en français qu’en anglais, en arabe ou en espagnol, pour ne citer que des langues dont je connais un peu la problématique. Le dernier facteur est propre à notre époque, mais pas à la langue française, puisque toutes les langues subissent aujourd’hui la pression de la langue anglaise à la fois dans l’activité scientifique et dans le commerce international.

Ayant peu de temps à ma disposition, je ne pourrai que rapidement esquisser la nature de chaque facteur.

L’augmentation du nombre des spécialités et la fragmentation de chaque spécialité en spécialités plus fines sont certainement la marque la plus évidente de notre époque. On prétend même que le phénomène ira s’accroissant dans l’avenir immédiat. Sur le plan terminologique, l’augmentation et la fragmentation des spécialités entraînent des conséquences importantes.

Le nombre des notions a augmenté considérablement, de façon presque exponentielle, entraînant automatiquement l’augmentation des termes. Le spécialiste lui-même a du mal à connaître la terminologie de sa spécialité, ou à être parfaitement sûr de ce qu’un terme de sa spécialité désigne, parce qu’aucun spécialiste n’est aujourd’hui parfaitement au fait des développements récents de sa propre spécialité. Des domaines naguère aussi bien structurés et cohérents que la médecine, la chimie ou la physique sont aujourd’hui complètement éclatés, éclatés en spécialités plus étroites, en technologies de recherche diversifiées et très fortement nouvelles par rapport aux procédures d’investigation anciennes, c’est-à-dire d’il y a vingt ans, éclatés également et conséquemment en sous-vocabulaires de spécialité.

Il s’ensuit une modification profonde de la structure même des terminologies, dans deux directions, en apparence divergentes : d’une part, tendance à la surspécialisation des notions et des termes, encouragée par les conditions actuelles de la concurrence professionnelle qui favorisent l’individualisme au détriment de la concertation; d’autre part, apparition de supernotions, au point de croisement des hyperspécialités et des écoles de pensée.Autrefois, les terminologies spécialisées constituaient des ensembles hiérarchisés où chaque terme avait un sens de par sa place dans la structure. Même si cette vision des choses est encore la plus répandue de nos jours, je crois que nous serons contraints de la modifier pour y insérer des points de bifurcation notionnelle entre les diverses spécialités et les diverses écoles de chercheurs. En somme, je pense que la structure d’une terminologie ressemble de plus en plus à celle d’un système phonologique, avec archinotions, notions et allonotions, c’est-à-dire un noyau notionnel virtuel, une notion de base et une notion circonstancielle correspondant soit aux spécialités, soit aux écoles de spécialistes, soit aux circonstances d’utilisation des termes, à la limite à chaque spécialiste pris individuellement.

Deuxième facteur d’influence sur le développement des terminologies : la diversification professionnelle des utilisateurs de la même terminologie. J’entends par là le fait qu’aujourd’hui, l’usage d’une terminologie spécialisée, et même très spécialisée, n’est plus réservé aux seuls spécialistes de la discipline. Peut-être n’est-ce pas nouveau, mais l’ampleur actuelle du phénomène l’est certainement, de même que le caractère professionnel de l’usage d’une terminologie spécialisée par des non spécialistes. Cela provient d’une part, des modes de communication internationale, d’autre part, de la pénétration des spécialités et des produits qui en découlent dans la vie quotidienne.

Qui est susceptible aujourd’hui d’utiliser une terminologie spécialisée? Certainement, le traducteur ou l’interprète, lorsqu’il s’agit de passer d’une langue à l’autre, ce qui devient de plus en plus fréquent, dans un nombre de plus en plus grand de langues, de plus en plus éloignées les unes des autres. Sûrement aussi, le rédacteur, défini comme celui qui doit produire des textes concernant la spécialité, pour toutes sortes de raisons : description d’un produit ou d’une technique, compte rendu d’une expérience, instructions au personnel de production ou d’entretien, textes commerciaux ou mode d’emploi, préparation de catalogues, préparation de cahiers des charges, articles de vulgarisation, rédaction des manuels accompagnant un produit, l’énumération pourrait continuer. Le degré d’intimité ou de compétence du rédacteur par rapport à la spécialité est très variable : il peut être un spécialiste de la spécialité, un spécialiste d’une spécialité apparentée, un technicien de la spécialité, un familier de la spécialité sans en être, un amateur, ou même, parfois, quelqu’un qui n’y connaît rien au départ, comme il arrive souvent en journalisme de vulgarisation. Certainement aussi le professeur, au secondaire, en formation technique de courte et de moyenne durée, à l’université dans les troncs communs de formation et dans les cours de formation spécialisée préparatoires ou postérieurs au doctorat. Le rapport du professeur à la spécialité est, lui aussi, fort variable. Certains utilisateurs sont parfois très loin de la spécialité dont ils doivent traiter, par exemple un avocat pour la rédaction d’une loi ou d’un décret, par exemple sur le droit de la mer ou encore, autre exemple, le consommateur ou l’utilisateur des produits de l’activité spécialisée, comme il arrive aujourd’hui en informatique, en micro-informatique, en électronique, en technologie des appareils électroménagers, etc. On le voit, le monde où nous vivons oblige de plus en plus de personnes à faire usage d’une terminologie spécialisée, en essayant d’en respecter la précision, mais sans toujours pouvoir y arriver ou en avoir les moyens ou la compétence.

Il s’ensuit un phénomène d’érosion terminologique, certains termes techniques perdant de leur précision au fur et à mesure qu’ils s’éloignent des lieux spécialisés de leur emploi. Par réaction, les spécialistes inventent de nouveaux termes spécialisés, à sens précis et à emploi restreint. Cette boucle tourne toujours et le mouvement des terminologies de spécialités s’accélère, sans qu’on puisse trop savoir aujourd’hui s’il faut s’en préoccuper et, si oui, sans qu’on sache comment ralentir le phénomène en agissant sur les causes de l’érosion terminologique.

Troisième facteur : la multiplication et la dispersion des lieux de création des terminologies au sein de la même langue, sur le plan national et international, ce gui entraîne une dispersion géographique de la compétence professionnelle et des sources d’autorité sur les terminologies. Ce qui revient à dire qu’on ne sait plus à qui se fier.

Le phénomène est d’importance, puisqu’il met en cause et compromet 1’autorégulation des terminologies de spécialités. Idéalement, et dans les faits aussi, ce sont les spécialistes qui peuvent, seuls, gérer l’état de santé de leurs propres terminologies. Mais comment y arriver lorsque les chercheurs sont répartis en équipes, en centres ou entre modèles théoriques plus ou moins en concurrence, ou encore dispersés dans tous les coins du pays ou dans des pays souvent très éloignés l’un de l’autre, comme la France et le Québec par exemple. Nous observons donc aujourd’hui un phénomène nouveau pour la langue française, celui de la coexistence de plusieurs sources d’autorité terminologique, qui est une forme particulière d’un phénomène plus global, celui de la coexistence de plusieurs modèles linguistiques, de plusieurs normes, tout aussi légitimes les unes que les autres.

Ce phénomène se manifeste très concrètement par la reconnaissance sociale de lieux d’excellence terminologique, découlant de la compétence professionnelle qui leur est attribuée. Par exemple, Hydro-Québec est, pour un Québécois, la garantie de la qualité de la terminologie en hydroélectricité, alors que Gaz et Électricité de France jouerait sans doute le même rôle ici. Qu’arrive-t-il si ces deux sociétés ne sont pas d’accord entre elles sur l’un ou l’autre terme? Autre exemple : la société IBM jouit d’une excellente réputation en informatique et occupe de ce fait une part importante du marché. Or la terminologie française de ses produits s’élabore en plusieurs lieux, par exemple Paris et Montréal, et d’une manière non coordonnée d’un produit à l’autre. Donc, risque de variation terminologique à l’intérieur de la société. D’un autre côté, la terminologie de IBM varie par rapport à celle de Control Data, à celle d’Apple ou encore à celle de Matra. Qui a raison et où en est la terminologie de l’informatique dans de telles circonstances? On pourrait multiplier les exemples, dont certains sont institutionnalisés : les lois du Québec peuvent ne pas véhiculer la même terminologie que les lois françaises, les normes de l’AFNOR ne correspondent pas toujours à celles du Québec ou du Canada, plus près de la vie quotidienne la coupe parisienne des animaux de boucherie ne correspond pas à la coupe normalisée par le Canada, d’où une terminologie partiellement différente dont les Québécois font les frais.

En somme, il s’agit ici d’une crise de l’autorité terminologique, qui nous oblige à chercher des méthodes nouvelles pour assurer la régulation des terminologies sur le plan national et international. Certaines spécialités semblent avoir trouvé le moyen d’y arriver sur le plan national, par exemple autour des chambres syndicales en France pour les industries textiles, ou sur le plan international comme il arrive pour la médecine. Mais, en général, dans le plus grand nombre de spécialités vivantes, c’est-à-dire toujours en évolution, on peut vraiment parler de crise terminologique.

Ces trois facteurs influencent la dynamique interne des terminologies en langue française. Leur conséquence commune est la variation terminologique dans la même spécialité. Le résultat le plus apparent et le plus embarrassant de cette variation est 1’incertitude terminologique, soit que plusieurs dénominations semblent correspondre plus ou moins à la même notion (concurrence terminologique), soit que la même dénomination semble correspondre à des notions différentes, en tout ou en partie (polysémie terminologique). C’est en partie à cause de cette incertitude que se sont multipliés les ouvrages de référence terminologique ces dernières années : dictionnaires, lexiques, vocabulaires, thésaurus, etc., de même que cette incertitude a entraîné le renouvellement et l’intensification de l’activité terminologique, cette fois en tant qu’activité de description des terminologies, avec une prédilection pour les techniques de pointe, à plus forte concentration néologique.

Il nous reste à traiter du dernier facteur : le poids nouveau de la langue anglaise, surtout américaine, dans les domaines de pointe.

Le phénomène est très récent. Il n’y a pas si longtemps, la communauté française se préoccupait peu de ce qui se passait aux États-Unis et, sauf contacts épisodiques, les deux communautés scientifiques ou commerciales vivaient en parallèle. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Sur le plan linguistique, on peut même observer une sorte de subordination de l’usage du français par rapport à l’usage de l’anglais dans presque toutes les formes et occasions de la communication scientifique, technologique et technique. La situation a été fort commentée dans au moins deux grandes réunions panfrancophones, celle de Montréal et celle de Bruxelles; la revue Perspectives universitaires, publiée par l’AUPELF, y a consacré un numéro spécial. Ce n’est donc pas le lieu ici de reprendre toute cette analyse.

Peut-être faudrait-il cependant rappeler pour mémoire deux causes essentielles de ce nouveau poids de l’anglais, qui ont sans doute le plus d’impact sur le plan linguistique et terminologique. Une part importante de la recherche scientifique, technologique, technique et commerciale se fait aux États-Unis, avec, comme conséquence, que les nouvelles notions y sont conçues et nommées en anglais. Comme francophones, nous nous retrouvons donc à la remorque de l’innovation américaine et constamment confrontés à une terminologie néologique anglo-américaine. De plus, les États-Unis contrôlent également les moyens de diffusion des résultats de la recherche, notamment les revues de haut niveau et les banques documentaires les plus importantes, d’où la hantise chez tous les chercheurs, y compris de langue française, de publier en anglais les résultats de leurs travaux pour être connus et reconnus, pour être intégrés dans les banques documentaires, pour être cités à leur tour par leurs collègues, puisqu’il paraît que c’est important pour l’avancement dans la carrière.

Pour la terminologie française de spécialité, ce mouvement vers l’anglais entraîne une problématique nouvelle de l’emprunt et de la néologie. Dans ses traits essentiels, on pourrait décrire la situation de la manière suivante. Face à l’innovation anglo-américaine, le moyen le plus simple, le plus spontané et le plus facile de nommer la nouveauté est de conserver le terme anglais d’origine, d’autant qu’on marque ainsi qu’on est moderne, au courant de ce qui se passe aux États-Unis. Ce mouvement est confirmé par l’intention ou le fait d’écrire en anglais, d’être publié en anglais, de faire des conférences en anglais ou de participer à des réunions scientifiques en anglais, même à Paris. Or, notre connaissance de l’anglais et de la concurrence scientifique aux États-Unis ne nous permet pas de nous retrouver facilement dans la concurrence terminologique interne de l’anglais, qui est, certainement, l’une des plus échevelées que l’on puisse observer. Et, d’autre part, nous ne sommes pas en mesure non plus de savoir si la nouvelle ou les nouvelles notions qui nous intéresse(nt) n’a pas ou n’ont pas été nommée(s) en français par l’un ou l’autre de nos collègues, quelque part dans l’espace de la langue française. En somme, nous courons le danger, très réel, d’introduire dans nos terminologies une double synonymie, synonymie des emprunts entre eux dans la langue anglaise et synonymie des emprunts par rapport à des termes français existants. Notons enfin que la théorie actuelle de l’emprunt, ou les lieux communs à ce sujet, nous ramène toujours à des discussions de mot à mot, de termes isolés. Or, le volume d’emprunts est tel aujourd’hui, potentiellement tout au moins, que l’introduction massive d’emprunts dans des secteurs de pointe est susceptible de perturber profondément l’équilibre interne des terminologies françaises et, à la limite, d’entraîner l’impuissance de la langue française à nommer la nouveauté scientifique, technologique et commerciale. Que vaudrait notre langue si elle cessait d’être une langue d’avenir?

La problématique de la néologie est tout aussi complexe. Pour créer un néologisme, il faut connaître à la fois les procédés de formation néologique et la structure terminologique où le mot nouveau doit s’insérer. On peut penser que le spécialiste connaît la structure de sa terminologie, donc qu’il est le mieux habileté à créer des néologismes, mais on peut aussi penser qu’il pourrait bénéficier des avis d’un linguiste pour 1’aspect «procédé de formation». Nous sommes donc arrivés à penser, au Québec, que la meilleure équipe néologique est composée d’un ou de plusieurs spécialistes du même domaine, assisté(s) d’un linguiste pour la méthodologie du travail néologique et la connaissance des règles de formation des termes. D’un autre côté, la néologie peut entraîner, elle aussi, des problèmes de synonymie néologique qui pourraient conforter l’emprunt, comme nous l’observons souvent : s’il n’est pas possible de se mettre d’accord sur un néologisme, mieux vaut favoriser l’emprunt pur et simple. Enfin, le néologisme, du moins celui qui est perçu comme tel, a souvent mauvais accueil, mauvaise presse; il y a des risques certains à créer des néologismes, surtout si le créateur est isolé.

Voilà donc comment apparaît aujourd’hui la situation des terminologies de spécialités, à la fois interne et externe.

Nous nous retrouvons, me semble-t-il, devant deux grandes questions. Comment, dans l’état actuel des choses, faire fonctionner avec efficacité la nécessaire régulation des vocabulaires de spécialités, par-delà la concurrence terminologique inhérente à une époque d’éclatement des univers de connaissances? Et comment faire face à la concurrence des terminologies anglo-américaines, par une stratégie nouvelle de l’emprunt et de la néologie?

Cette double interrogation est à l’origine de l’activité terminologique au Québec, qui, comme on peut l’imaginer, est vraiment autre chose qu’une entomologie de termes, une manie de collectionneurs de mots. Nous cherchons constamment la collaboration des collègues des autres pays francophones, de la France surtout, avec des succès fort variables, en général excellents sur le plan individuel, mais toujours difficiles et aléatoires sur le plan institutionnel. Mais nous persistons, et c’est la raison profonde de ce colloque et de notre présence ici.

Référence bibliographique

Corbeil, Jean-Claude, « Les terminologies devant Babel », Actes du Colloque Terminologie et technologies nouvelles, Paris-La Défense, 9 au 11 décembre 1985, Montréal, Office de la langue française, Gouvernement du Québec, 1988, p. 49-62. [article]