La politique linguistique québécoise : une fugue perpétuelle à trois voix

Jean-Claude Corbeil
Conseil international de recherche et d’étude en linguistique fondamentale et appliquée (CIRELFA)

Résumé

La politique linguistique québécoise est une fugue à trois voix puisqu’elle fait interagir les dimensions sociale, législative et juridique de la société québécoise. La dimension sociale reste cependant déterminante puisque c’est à partir d’une prise de conscience collective des années 60 et 70 que les Québécois ont voulu s’assurer d’un espace culturel propre sous le contrôle de l’État. Le consensus sur le français seule langue officielle du Québec s’inscrit dans la Charte de la langue française, accompagné d’une volonté d’intégration des immigrants dans le respect des différences culturelles, du maintien du système scolaire anglais et de la promotion du français comme langue de travail dans les affaires. L’Office de la langue française, la Commission de protection de la langue française et le Conseil de la langue française assurent par ailleurs l’application de la législation linguistique, application qui n’est pas sans susciter des débats d’ordre juridique. La contestation la plus significative demeure celle qui touche à la constitutionnalité de la Charte de la langue française puisqu’elle illustre le conflit entre les conceptions canadienne et québécoise de la société. Le gouvernement fédéral a ainsi conçu la Charte canadienne des droits et libertés qui, intégrée à la loi constitutionnelle du Canada de 1981 rend la disposition québécoise inconstitutionnelle. Ce qui ne peut qu’effriter la confiance des Québécois à l’égard de cette loi et amoindrir leur détermination à la défendre continuellement.

En mars 1961, le Gouvernement du Québec créait un Office de la langue française, en même temps qu’un ministère des Affaires culturelles : ainsi se manifestait pour la première fois l’intention de l’État d’affirmer et de conforter l’identité culturelle particulière du Québec, dangereusement et profondément intégré dans le continent nord-américain, dominé à la fois par la langue anglaise et la culture américaine. En même temps débutait l’aventure de la politique linguistique québécoise, par le mauvais bout pour ainsi dire, puisque les préoccupations de l’époque avaient pour objet la qualité de la langue, dont le symbole était la chasse aux anglicismes, et puisqu’on pensait pouvoir redresser la situation linguistique du Québec en faisant appel à la conscience linguistique des Québécois et à la responsabilité personnelle des locuteurs.

À la même époque cependant, un certain nombre d’intellectuels gravitant autour du journal Le Devoir, de la revue Parti Pris et de l’Université de Montréal, dénonçaient le bilinguisme canadien comme facteur d’assimilation des francophones du Canada, affirmaient que la question de la langue est d’abord et avant tout une question de statut de la langue plutôt qu’une affaire strictement linguistique, démontraient qu’en l’état actuel des choses, la société québécoise vivait une situation d’aliénation culturelle, économique et politique aussi réelle que confortable. Au même moment, des écrivains, tournant le dos à la belle littérature écrite en bon et beau français européen, avaient recours à une caricature du français populaire montréalais pour illustrer cette aliénation : ce courant littéraire, amorcé en 1963 avec la publication du roman de Jacques Renaud, Le Cassé, dont les manifestations les plus symboliques sont sans doute le poème de Michèle Lalonde, Speak white (1967) et la pièce de Michel Tremblay, Les Belles-Sœurs (1968), a brusquement déchiré le voile pudique de la bonne conscience linguistique et culturelle de la bourgeoisie et révélé que ce petit peuple dont on dénonçait l’anglicisation et le laisser-aller linguistique était, en réalité, la démonstration de la pauvreté culturelle où conduit nécessairement le fait d’être colonisé, d’être les Nègres blancs d’Amérique (Pierre Vallières, 1968) et que c’était là notre avenir si rien n’était entrepris pour modifier le jeu des forces économiques et sociales. Enfin, pour d’autre raisons liées à l’avenir de la Confédération canadienne, le Gouvernement fédéral de l’époque avait créé en 1963 une Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme du Canada[1], dite commission Laurendeau-Dunton des noms de ses co-présidents, dont les travaux ont démontré sans ambiguïté le peu d’utilité du français dans la fonction publique fédérale et dans l’ensemble des activités économiques du pays, y compris au Québec, malgré le fait que ce fut la langue du plus grand nombre de citoyens.

Un fort courant d’opinion s’était donc peu à peu constitué au sein de la population francophone du Québec, qui réclamait l’intervention de l’État, non plus pour la sauvegarde de la culture française au Canada, mais plus réalistement pour la création d’un espace culturel québécois où toutes les conditions, économiques, politiques et sociales, d’épanouissement collectif seraient assurées et sous contrôle de l’État québécois, de manière à ce que nous puissions nous-mêmes définir notre propre avenir.

L’un des problèmes qu’il fallait régler de toute urgence était celui de la concurrence de l’anglais et du français au Québec même, d’où la création en 1968, par le Gouvernement du Québec cette fois, d’une autre Commission d’enquête sur la situation de la langue française et sur les droits linguistiques au Québec[2], dite Commission Gendron. Depuis lors, le dossier de la politique linguistique du Québec est toujours ouvert. Quatre lois ont été successivement présentées par trois Gouvernements différents et votées par le Parlement de Québec : la Loi pour promouvoir la langue française au Québec (bill 63) en novembre 1969, la Loi sur la langue officielle (loi 22) en juillet 1974, la Charte de la langue française (loi 101) en août 1977 et la Loi modifiant la Charte de la langue française (loi 57) en décembre 1983. Par ailleurs, des citoyens anglophones ont contesté devant les tribunaux certaines dispositions de la loi; des jugements ont été rendus, qui altèrent ou modifient l’intention du législateur. Au fil des années, le Québec acquiert donc ainsi une expérience concrète en matière de politique linguistique, dont on peut aujourd’hui tenter de tirer quelques leçons.

Glen Gould, grand interprète de Bach, pensait que la fugue, de par sa structure de voix en alternance, chacune modulée en variations, était une forme musicale théoriquement perpétuelle, puisqu’il n’y avait aucune raison d’arrêter le mouvement qui tienne à la théorie musicale elle-même, mais plutôt uniquement à la contrainte de la durée, durée d’exécution et durée d’audition. Il en est ainsi de la politique linguistique, sauf que nous sommes aujourd’hui convaincus que les rebondissements de ce dossier sont réellement sans fin, à cause de l’interaction de trois voix elles-mêmes en variation perpétuelle : une voix sociale, une voix législative et une voix juridique. Voilà donc une fugue bien particulière, qu’il nous faut écrire en mot, mais dont le thème est la langue comme élément de l’organisation sociale d’une communauté bilingue ou multilingue.

1. La voix sociale

La première voix de notre fugue politique linguistique est la voix sociale, c’est-à-dire l’ensemble des éléments et phénomènes qui façonnent les intentions et revendications collectives, lesquelles finissent par déterminer la conduite des hommes politiques, les amenant à se définir un programme linguistique et à prendre, éventuellement, des mesures législatives en la matière lorsqu’ils sont ou accèdent au pouvoir. Cette voix se module en trois thèmes principaux : le thème binaire majorité/minorité, le thème évolution démographique et le thème projet collectif. On peut dire de cette voix q’elle est en majeur, puisqu’en définitive elle détermine les deux autres.

Au Québec, cette voix se réalise de la manière suivante.

1.1. Le thème binaire « majorité/minorité »

En fait, il s’agit ici de la composition démographique de la population du point de vue linguistique, mais aussi, par conséquent, du point de vue ethnique. La langue recoupe, synthétise, symbolise la totalité de la culture propre au groupe qui parle, d’où la grande part du non-dit dans un projet de politique linguistique.

La population du Québec est habituellement répartie ainsi :

1.2. Le thème « évolution démographique »

De cette saisie statique de la composition linguistique et culturelle de la population du Québec, il nous faut passer à l’aspect dynamique, beaucoup plus déterminant. Il s’agit en somme de considérer l’évolution numérique de chaque composante de la population globale sous deux angles, soit rétrospectivement, pour décrire l’évolution démographique des années récentes et constater s’il y a diminution ou augmentation de la proportion des locuteurs de chaque langue, notamment du français au Québec, soit prospectivement, en tentant de prévoir l’évolution des prochaines années en fonction des tendances constatées rétrospectivement et en fonction d’un certain nombre d’hypothèses, de la plus pessimiste à la plus optimiste. C’est le champ d’étude d’une nouvelle spécialité, la démolinguistique, en pleine expansion méthodologique au Québec[3].

Ce thème varie lui-même dans deux directions : L’intégration des minorités récentes (vers quelle communauté linguistique l’immigrant récent se dirige-t-il?); et les transferts linguistiques, c’est-à-dire les passages d’une langue à l’autre avec changement d’allégeance linguistique des enfants, soit des francophones vers l’anglais, soit des anglophones vers le français.

Avant l’adoption des lois linguistiques, les tendances observables au Québec étaient ainsi :

Les études de la commission Laurendeau-Dunton et de la commission Gendron ont démontré que ces tendances étaient attribuables à l’importance symbolique de l’anglais comme langue de promotion sociale et de succès économique.

Depuis l’adoption, par le Québec, de la Charte de la langue française et de diverses mesures susceptibles d’orienter les immigrants vers la communauté québécoise, il semble que les choses soient en train de changer, du moins dans le domaine de l’immigration et de l’éducation. Par exemple, en 1961, le taux d’accroissement au Canada en faveur de l’anglais était de 23% et de 0,46% en faveur du français. En 1968 et 1974, le pourcentage d’immigrants parlant uniquement le français était de 21%, en 1981, de 31%, pendant que la proportion d’immigrants parlant uniquement l’anglais passait de 38% à 19%. Le nombre d’anglophones bilingues a augmenté dans la région de Montréal, de 35% en 1971 à 53% en 1981. Malgré tout, les transferts linguistiques sont toujours favorables à l’anglais, ce qui confirme la persistance de son pouvoir d’attraction. En 1969-70,85% des jeunes allophones du Québec fréquentaient l’école anglaise et 1,6% des jeunes francophones, 2,5% en 1974-75. En 1982-83, la proportion d’allophones dans les écoles anglaises était descendue à 50,9% et tous les enfants francophones devaient être dans une école de langue française. La même année, la proportion d’enfants allophones inscrits dans les maternelles de langue française était de 70%, alors qu’elle était de 27% en 1971-72. Le bilan de la Charte de la langue française est donc positif dans le secteur scolaire[4].

1.3. Le thème « projet collectif »

La définition, l’adoption et l’application d’une politique linguistique supposent, au sein de la communauté concernée, une conscience linguistique en éveil, des aspirations communes et des consensus sur les objectifs à atteindre à court et à moyen terme. Les variations de ce thème sont donc nombreuses, les unes fortement affirmées et constantes, les autres volatiles et changeantes; il marque de ses mouvements toute la fugue politique linguistique, surtout la voix législative, à cause de la sensibilité des hommes politiques au chant de l’opinion publique.

Voici les grandes lignes de cette partition pour le Québec :

1.3.1. Conscience politique

Elle est devenue très vive et bien informée à la fin des années soixante et tout au long des années soixante-dix, mais uniquement au sein de la population francophone. Étrangement, les anglophones de la même époque n’ont pas pris au sérieux ces projets de politique linguistique ou n’ont pas cru que cela allait les toucher de près. Chose certaine, ils sont demeurés hors du débat. Aujourd’hui, on dirait que les francophones se sont endormis dans l’illusion d’une sécurité linguistique garantie par la Charte de la langue française, la conscience linguistique a diminué chez les jeunes[5] et on peut penser qu’ils n’ont pas la même vigilance que leurs aînés à l’égard de l’évolution de la situation linguistique.

En même temps, la minorité anglophone s’est perçue pour la première fois comme une minorité et s’est organisée pour faire valoir, avec retard mais aussi avec force de publicité, ses aspirations et ses demandes.

1.3.2. Les consensus chez les francophones

Par définition, un consensus est plus ou moins généralisé, donc plus ou moins contesté.

On peut dire que les Québécois sont largement d’accord sur les points suivants :

Par contre, comme exemple de consensus fragile, on peut citer la politique à l’égard de l’affichage et de la publicité où beaucoup voudraient revenir au bilinguisme, comme nous le verrons par la suite.

Enfin, disons que ce n’est pas parce qu’un consensus s’est établi sur un point que les tenants d’une autre opinion ont désarmé : se rallier est toujours transitoire et la lutte pour faire prévaloir un avis contraire au consensus se poursuit toujours, avec plus ou moins de vigueur, plus ou moins ouvertement, avec plus ou moins de chance de se concilier des hommes politiques influents. Le lobbying est une institution nord-américaine aussi vivante que discrète, ici comme ailleurs.

1.3.3. Les consensus chez les anglophones

Idéalement, les anglophones voudraient revenir au bilinguisme généralisé et, peut-être, par ce moyen, à la situation antérieure ou l’anglais prédominait.

Ceci n’est jamais dit ouvertement. On constate aujourd’hui deux stratégies dans les milieux anglophones : une stratégie de dénigrement systématique des intentions des Québécois, des faits et gestes du Gouvernement du Québec, notamment dans les médias de langue anglaise[6]; une stratégie d’entente, avec acceptation d’une partie de la législation linguistique, mais rejet de certains éléments, notamment l’affichage uniquement en français.

Il est difficile aujourd’hui de savoir ou de prévoir les intentions de la communauté anglophone à l’égard de la communauté francophone, d’autant que son influence dans le monde économique est forte, ce qui donne du poids à son lobbying. Pour les Québécois, cette inconnue est ressentie comme une menace, d’où leur méfiance à l’égard des Anglais, comme on dit habituellement.

1.3.4. Le mystère de l’opinion publique

Les consensus dont nous venons de parler sont, en général, formulés et véhiculés par des porte-parole, d’où le soin qu’il faut prendre pour apprécier leur crédibilité. D’une certaine manière, les sondages d’opinion peuvent être indicatifs, mais également dangereux à cause de la fragilité de cette méthodologie et des multiples interprétations qu’on peut leur donner, selon que les conclusions du sondage nous agréent ou pas. Chose certaine, il est toujours difficile de savoir ce que la majorité pense ou veut, certainement plus difficile que de parler en son nom.

Telle est la première voix de notre fugue.

2. La voix législative

La deuxième voix est la voix législative, c’est-à-dire la manière dont la politique linguistique se formalise dans des textes d’ordre législatif, comme la constitution d’un État, des articles de lois ou de règlements dont l’objet n’est pas strictement linguistique, par exemple une loi sur l’instruction publique, ou sur le commerce des aliments et drogues; mais ce peut être aussi une loi portant spécifiquement sur le statut des langues en présence et sur leur emploi dans les communications institutionnalisées.

La voix législative est en subordination à la fois à la voix sociale, que nous avons décrite précédemment, et à la voix juridique, dont nous parlerons par la suite. La voix sociale est en amont de la voix législative, en ce sens que les intentions collectives et les consensus qui en découlent amènent, en un premier temps, les hommes politiques à se préoccuper du dossier linguistique, le plus souvent à leur corps défendant, et à formuler une loi sur les langues qui va dans le sens de la volonté collective; dans un deuxième temps, la voix sociale influence l’évolution de cette législation, par le jeu des partis politiques et des changements de gouvernements, soit vers une plus grande précision des dispositions, soit vers un adoucissement de certains articles, ou même dans les cas extrêmes, l’abandon pur et simple de la loi. Les exemples de variations sont nombreux de par le monde contemporain. La voix juridique, au contraire, est en aval de la voix législative, puisqu’il s’agit cette fois de la contestation de la loi devant les tribunaux et de l’introduction d’un nouvel instrument dans notre fugue, le Juge. La voix législative est donc, comme on le voit, une voix en mineur.

Elle comporte quatre grands thèmes, que nous décrirons par le cas du Québec : le thème principes de l’intervention législative, le thème domaines d’intervention de la loi, le thème compatibilité avec les autres lois et le thème stratégie d’application de la loi.

2.1. Le thème « principes de l’intervention législative »

Une loi d’ordre linguistique, comme tout autre loi, s’insère dans un cadre et un ensemble législatif et suppose qu’on détermine les grands principes qui en constitueront l’armature.

Au Québec, toute loi doit tenir compte de deux grands paramètres : la Constitution canadienne et une tradition législative mixte, empruntant à la fois au Code napoléon et à la Common Law britannique. La Constitution canadienne reconnaît au Parlement du Québec la capacité de légiférer en matière linguistique dans les domaines de sa juridiction et à condition de ne pas entrer en contradiction avec elle-même. En matière linguistique, le Québec est donc un État souverain.

Beaucoup de lois linguistiques, dans les pays multilingues, reposent sur le principe de la territorialité, c’est-à-dire que l’usage des langues est défini en fonction d’un découpage du territoire : c’est le cas en Suisse, en Belgique, en Yougoslavie, par exemple. Le principe de territorialité s’applique d’une certaine manière au Québec, en ce sens que la juridiction du Parlement québécois se limite au strict territoire du Québec et ne peut, en conséquence, s’étendre aux francophones hors Québec. Mais, à l’intérieur même du Québec, il n’était pas possible d’appliquer le principe de la territorialité puisque les francophones et les anglophones sont indistinctement présents dans l’ensemble du pays, tout particulièrement dans la région de Montréal. Aucune frontière linguistique ne s’est historiquement définie au Québec, à la manière de la frontière wallonne-flamande en Belgique ou française-allemande en Suisse, qui remonte pour ainsi dire à l’époque de la description de la Gaule par Jules César.

Le Québec a donc opté pour le principe de la langue officielle unique. Le Préambule de la Charte de la langue française déclare que :

L’assemblée nationale (...) est donc résolue à faire du français la langue de l’État et de la Loi aussi bien que la langue normale et habituelle du travail, de l’enseignement, des communications, du commerce et des affaires[7].

Ce principe fondamental est nuancé par l’intention explicite d’assurer l’épanouissement culturel des minorités, notamment par l’enseignement des langues d’origine et la protection des consommateurs d’autres langues que le français, surtout dans l’étiquetage des produits, la publicité des contrats, l’accès aux services. Le Préambule ajoute donc :

L’Assemblée nationale entend poursuivre cet objectif dans un climat de justice et d’ouverture à l’égard des minorités ethniques, dont elle reconnaît l’apport précieux au développement du Québec.

L’Assemblée nationale reconnaît aux Amérindiens et aux Inuits du Québec, descendants des premiers habitants du pays, le droit qu’ils ont de maintenir et de développer leur langue et culture d’origine.

Les dispositions de la Charte découlent donc de trois principes : le français, langue officielle du Québec et langue normale et habituelle des communications; l’épanouissement culturel des minorités; la protection du consommateur et son accès aux services.

2.2. Le thème « domaines d’intervention »

Il s’agit ici de savoir sur quels domaines d’usage de la langue devrait porter ou porte effectivement une loi linguistique.

Disons au départ que la loi linguistique ne peut viser que les communications institutionnalisées, c’est-à-dire l’usage de la langue dans les situations ritualisées de communication. On ne peut, et il serait odieux de le faire, vouloir réglementer l’usage personnel de la langue, dans les communications entre individus. Il nous apparaît important de noter qu’une loi linguistique s’applique aux institutions et non aux individus en tant qu’individus[8].

Théoriquement, toutes les institutions d’une société sont susceptibles d’être touchées par une loi linguistique. En pratique, le choix dépend d’une foule de facteurs : la situation sociolinguistique de départ, l’état de l’opinion publique, la capacité terminologique d’une langue, la puissance législative du groupe en fonction de l’organisation juridique où il s’insère, les lois du marché économique, etc.

Au Québec, la Charte de la langue française touchait, au moment de son adoption, les domaines suivants;

Comme on le voit, il s’agit d’une loi globalisante, qui règle l’usage du français et des autres langues, dont l’anglais, dans les principaux secteurs de l’activité sociale.

2.3. Le thème « compatibilité avec les autres lois »

Au moment de sa préparation, la loi linguistique, comme toute autre loi, ne doit pas entrer en conflit avec une autre loi du pays ou avec une convention internationale à laquelle adhère le pays.

Il n’y a là rien de particulier, c’est plutôt un simple rappel. Donnons quelques exemples.

Des conventions internationales existent dans des domaines comme les raisons sociales, les marques de commerce, l’étiquetage des produits de consommation courante, en particulier les aliments et drogues. Il faut donc en tenir compte au moment de la conception d’un article de la loi, à cet effet. Par exemple, on ne peut forcer une entreprise à changer de nom, puisque la convention internationale stipule qu’elle doit garder le nom sous lequel elle a été constituée conformément aux règles du pays où la chose s’est faite : on peut tout ou plus l’inviter à se constituer de nouveau dans le pays d’accueil et en profiter pour modifier son appellation. Autre exemple, les marques de commerce, au Canada, sont de juridiction fédérale par appropriation de champ : le Québec ne pouvait donc pas légiférer à cet effet, même si les marques de commerce sont un puissant instrument de diffusion d’une langue, ici l’anglais, notamment par le fait qu’on finit souvent par désigner la chose par la marque.

Autre exemple, interne cette fois : la toponymie. Au moment d’une loi linguistique, il est bon d’y intégrer les dispositions relatives aux noms de lieux, mais aussi de tenir compte des règles linguistiques particulières à la toponymie, en particulier l’intérêt que présentent les couches successives de toponymes pour l’histoire. Règle générale, l’adoption d’une législation linguistique est une excellente occasion de regrouper dans une même loi toutes les dispositions du code en matière de langue : par exemple, l’étiquetage des aliments relevait au Québec de l’autorité du ministère de l’Agriculture avant d’être intégré aux lois linguistiques.

Ce principe de la compatibilité peut jouer des tours, comme nous le verrons par la suite.

2.4. Le thème « stratégie d’application »

Une loi doit être applicable, donc réaliste, et appliquée, donc contenir les mécanismes mêmes de son application.

Trois préoccupations ont guidé le législateur québécois à cet égard : confier à des organismes le soin de faire appliquer la loi et leur accorder, en conséquence, l’autorité requise pour le faire et les moyens financiers de s’acquitter de leurs fonctions; pour certaines dispositions de la loi, tenir compte des situations de départ variables d’un cas à l’autre et du temps nécessaire pour arriver aux objectifs fixés par la loi; enfin, définir des sanctions à imposer aux contrevenants de manière à ce que la loi soit prise au sérieux.

Les principaux organismes créés par la Charte de la langue française sont :

Certaines dispositions de la loi ne pouvaient pas être appliquées du jour au lendemain. La loi a donc prévu des échéances selon la difficulté de la tâche. Notamment, l’introduction du français comme langue de travail dans les entreprises se réalise par le biais d’un programme de francisation, négocié avec chaque entreprise, dont la réalisation est confiée à un comité de francisation composé de représentants de la partie patronale et de la partie syndicale sous la surveillance de l’Office de la langue française.

En cas d’infraction, si la Commission de protection de la langue française n’obtient pas du contrevenant qu’il respecte la loi, le procureur général intente les poursuites nécessaires. La loi fixe des amendes selon qu’il s’agit d’une personne physique, d’une personne morale ou d’une entreprise lorsqu’il s’agit du français, langue de travail.

Le drame de la voix législative est de s’écrire sous forme de loi, donc article par article, de fractionner une stratégie globale en une mosaïque de dispositions, avec comme conséquence une lecture éclatée et des débats d’interprétation de plus en plus byzantins. Ainsi, au fil du temps, se perdent de vue les grands objectifs collectifs au départ de la loi et s’effrite le sentiment de la légitimité de la loi et de chacun de ses articles. On revient ainsi à la voix sociale, comme la seule possibilité ou de reconfirmer les dispositions de la loi ou de définir l’orientation de ses modifications. La voix législative est vraiment une voix en dépendance de la voix sociale.

3. La voix juridique

La contestation devant les tribunaux d’un chapitre ou d’un article de la loi linguistique, ou d’un règlement découlant de la loi elle-même, met en relief le soin qu’il faut prendre lors de la rédaction d’une loi ou d’un règlement en vue d’en assurer la solidité devant les tribunaux. D’un autre point de vue, la répétition de jugements défavorables à la loi entraîne des conséquences d’ordre sociolinguistique importantes, qui peuvent modifier substantiellement les attitudes des citoyens à l’égard de l’ensemble de la loi et non des seuls articles touchés par le ou les jugements.

Nous illustrerons notre propos à partir du destin juridique de la Charte de la langue française du Québec, d’après l’excellente analyse qu’en a faite le Conseil de la langue française dans un avis au Ministre déposé en janvier dernier[9].

La Charte de la langue française, ou les règlements qui en découlent, ont fait l’objet de sept jugements devant les tribunaux, dont trois sont actuellement en appel. Les causes de ces procès ne sont pas de même nature : quatre relèvent de divergences quant à l’interprétation d’un article de la loi ou d’un règlement, deux ont comme point de départ la contestation de la constitutionnalité d’une disposition de la loi par rapport à la Constitution du Canada, enfin la dernière repose sur une éventuelle incompatibilité juridique entre la Charte de la langue française et la Charte québécoise des droits de la personne.

Résumons rapidement les cas d’interprétation :

  1. mars 1984 (Cour d’appel, affaire Miriam) : un employeur n’est obligé d’utiliser le français dans ses communications que lorsqu’il s’adresse à l’ensemble de son personnel et non à chacun de ses employés.
  2. avril 1984 (Cour supérieure, affaire McKenna) : la distribution des brochures bilingues dans un lieu public est permise.
  3. mars 1982 (Cour supérieure, affaire Devine) : le Québec a le droit de prescrire l’usage exclusif du français dans l’affichage public. Cause en appel.
  4. août 1984 (Cour d’appel, affaire Nancy Forget) : deux articles du règlement de l’Office de la langue française sur les tests linguistiques pour les professionnels sont déclarés invalides. Cause en appel.

Les causes relevant de la constitutionnalité de la Charte de la langue française par rapport à la Constitution du Canada sont plus significatives et d’une plus haute valeur symbolique. Il y en a deux, très différentes l’une de l’autre.

La première porte sur le chapitre de la « La langue de la législation et de la justice », chapitre III de la Charte de la langue française de 1977. Sous couvert de la capacité du Québec de modifier sa propre Constitution, ce chapitre stipulait que, dorénavant, les lois du Québec seraient publiées uniquement en français, avec version anglaise disponible, de même que les jugements des cours du Québec, avec traduction disponible également. Le Manitoba avait fait de même à la fin du XIXe siècle, mais sans assurer la version en français. La Cour Suprême du Canada a décidé en 1979 que ces articles étaient inconstitutionnels, puisqu’ils dérogeaient à l’article 133 de la Constitution du Canada selon lequel la langue française et la langue anglaise ont un statut égal au Québec en matière de législation et de justice et qu’en conséquence la législation au Québec doit être simultanément dans l’une et l’autre langue et que l’usage de l’une ou de l’autre langue doit être égal devant les tribunaux. La Cour Suprême a rendu un jugement du même esprit contre le Gouvernement du Manitoba, mais quatre-vingts ans après la suppression du français dans cette province, au moment où la minorité de la langue française est en voie de disparition par assimilation ou migration vers le Québec.

La seconde est beaucoup plus intéressante, parce qu’elle révèle la différence d’objectif entre le Canada et le Québec, le Canada se préoccupant d’une protection juridique des droits et minorités dans tout le Canada indépendamment de l’effet réel dans chaque province des dispositions juridiques ainsi prises au niveau fédéral, le Québec désirant que les minorités francophones du Canada aient dans les faits les mêmes droits que la minorité anglophone au Québec. Mais aussi, on verra ici par quel subterfuge juridique le Parti libéral de l’époque est parvenu à contrer la Charte de la langue française. Le point en litige est la délimitation des catégories d’enfants ayant le droit de fréquenter l’école anglaise. Le Gouvernement du Québec avait décidé de considérer ceux des Canadiens qui viennent s’installer au Québec de la même manière qu’un immigrant venant d’ailleurs, à moins qu’un accord, dit de réciprocité, ne soit signé entre la province de provenance des personnes et le Québec, garantissant l’accès à l’école française à la minorité anglophone au Québec. Aucune province n’a accepté un semblable accord.

L’objet du débat était le paragraphe a) de l’article 73 de la Charte, qui se lisait comme suit : « Par dérogation à l’article 72, peuvent recevoir l’enseignement en anglais, à la demande de leur père et de leur mère, a) les enfants dont le père ou la mère a reçu au Québec l’enseignement primaire en anglais. » Le complément circonstanciel « au Québec » avait pour effet d’obliger les parents anglophones des autres provinces du Canada à envoyer leurs enfants à l’école française lorsqu’ils émigraient au Québec. C’est ce qu’on a appelé par la suite « la clause Québec ».

Le paragraphe a) de l’article 73 était constitutionnel au moment de son adoption et l’est demeuré cinq ans. Entre-temps, le Gouvernement fédéral s’est porté à la défense des émigrants anglophones, sous couvert de la protection des droits des minorités anglophones et francophones du Canada, donc au nom d’une conception canadienne de la société. Les grandes lignes de la stratégie fédérale ont été les suivantes. Première étape, mise au point progressive de l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés, dont le paragraphe no. 1 se lit comme suit :

Les citoyens canadiens : a) dont la première langue apprise et encore comprise est celle de la minorité francophone ou anglophone de la province où ils résident, b) qui ont reçu leur instruction, au niveau primaire, en français ou en anglais au Canada et qui résident dans une province où la langue dans laquelle ils ont reçu cette instruction est celle de la minorité francophone ou anglophone de la province ont, dans l’un ou l’autre cas, le droit d’y faire instruire leurs enfants, aux niveaux primaire et secondaire, dans cette langue.

Le paragraphe 3 a) stipule que ce droit « s’exerce partout dans la province où le nombre des enfants (...) est suffisant pour justifier à leur endroit la prestation, sur les fonds publics, de l’instruction dans la langue de la minorité. » Deuxième étape : mise au point de l’article 1 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui se lit comme suit :

La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

La référence à un projet de société est on ne peut plus explicite et il revenait au Québec de prouver que l’article 73 a) de sa Charte de la langue française était une restriction « raisonnable », « dans le cadre d’une société libre et démocratique ». Troisième étape : l’insertion de la Charte canadienne des droits et libertés dans la Constitution canadienne, dont l’article 52 stipule qu’elle est « la loi suprême du Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit. » Quatrième étape : accord des Provinces, sauf du Québec, sur les modalités du Rapatriement de la Constitution (5 novembre 1981) et vote de la Loi constitutionnelle du Canada le 2 décembre 1981, par le Parlement d’Ottawa malgré le refus réitéré du Québec d’y adhérer. La contestation de l’article 73 a) de la Charte de la langue française pouvait donc s’inscrire devant les tribunaux, en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés et en vertu de la Loi constitutionnelle du Canada. Tout était bien prêt. Le Juge a donc déclaré que l’article 73 a) était inconstitutionnel. En fait il aurait mieux valu, par respect pour l’Histoire, déclarer que l’article 73 a) était devenu inconstitutionnel de par la volonté expresse du Gouvernement fédéral.

Il s’agit vraiment ici d’un conflit entre deux conceptions de la société, deux conceptions des droits et devoirs de la majorité et des minorités. Cela est si vrai que le Juge n’a pas hésité à traiter la société québécoise de société totalitaire à cause de l’article 73 a), bien qu’il ait été voté par un parlement légitime d’une société que nous continuons à considérer comme libre et démocratique. Le Québec a ainsi perdu une part de son pouvoir de se définir en tant que société. Quant aux minorités francophones hors Québec, il faudra attendre qu’elles inscrivent leurs propres procès devant les tribunaux pour savoir si la nouvelle Charte canadienne des droits et libertés change quelque chose à leur sort actuel[10].

Enfin, dernier cas, la règle de l’affichage public uniquement en français, sauf dans certaines circonstances, définies par la loi, relatives aux institutions et aux activités culturelles ou économiques directement liées à la culture d’une minorité, est devant les tribunaux, en appel d’un jugement de la Cour supérieure du Québec. Alors que le législateur a considéré que l’affichage public était assimilable à une communication institutionnalisée, puisque le message est destiné à tout le monde indistinctement et que l’ensemble des affiches donne au Québec son image linguistique extérieure, le Juge a été d’avis que le fait d’afficher dans une langue était du domaine privé, assimilable donc à une communication individualisée, et relevait en conséquence du droit à la liberté d’expression, tel que garanti par la Charte québécoise des droits de la personne. Il a ainsi conclu que l’interdiction d’une autre langue que le français dans l’affichage allait à rencontre de la liberté d’expression. Le fond de la question est donc la définition même de l’affichage public. Chose certaine, le législateur québécois n’avait certainement pas l’intention d’entrer en conflit avec lui-même en faisant adopter l’une et l’autre Charte.

Tirons rapidement quelques conclusions.

Aucun des jugements rendus ne contredit le pouvoir du Québec à légiférer en matière de langue, ni ne conteste

l’existence ou l’affirmation des droits linguistiques fondamentaux des Québécois, c’est-à-dire le droit fondamental de communiquer en français, de s’exprimer en français, de travailler en français, d’être informé et servi en français, ou de recevoir de l’enseignement en français[11].

On pourrait donc penser que l’essentiel est sauf, ce qui est peut-être vrai du point de vue strictement législatif, mais ce qui est moins sûr du point de vue social. D’abord parce que ces jugements contredisent l’objectif global de la Charte de la langue française qui est de « faire du français la langue de l’État et de la Loi aussi bien que la langue normale et habituelle du travail, de l’enseignement, des communications, du commerce et des affaires », selon le Préambule de la Charte. Ensuite, parce que l’effet répétitif des jugements défavorables à la Charte effrite la confiance des Québécois à l’égard de cette loi et amoindrit leur détermination à la défendre perpétuellement, la loi risquant d’être considérée comme le rocher de Sisyphe. Enfin, dans le cas de l’affichage public, la valeur symbolique de ces dispositions est telle qu’un retour à l’affichage bilingue, surtout dans la région de Montréal, est considéré par les Québécois comme l’échec complet de la politique linguistique, même si ce sentiment est contraire aux faits.

On comprend peut-être mieux, maintenant, pourquoi nous pensons qu’une politique linguistique est une sorte de mouvement social en variation continuelle.

La voix sociale de cette fugue, voix en ton majeur, détermine la forme et le contenu de la législation linguistique, mais aussi les modifie soit de par sa propre évolution, soit par rebondissement au choc des jugements successifs sur la psychologie collective. Elle est à la fois la garantie la plus sûre de l’existence et du contenu de la loi, mais aussi la source de son affaiblissement si, par malheur, elle cesse de s’y intéresser ou abandonne certains objectifs au fil des années.

La voix législative, en ton mineur, fournit une assise institutionnelle et juridique solide à la politique linguistique, qui agit à la fois comme élément d’une paix linguistique de plus en plus confortable à mesure que les attitudes lui deviennent favorables et comme force d’inertie à des mutations trop brusques et trop aléatoires de l’opinion publique et des intentions électoralistes des hommes politiques; mais en même temps, elle est entièrement entre les mains du Législateur qui peut la modifier quand bon lui semble et comme il l’entend, en harmonie plus ou moins heureuse avec la voix sociale; enfin, certains de ses articles sont annulés ou modifiés par les Tribunaux, en conformité avec la seule logique juridique, sans égard aux consensus de la voix sociale, du moins en principe.

La voix juridique, en contre-point de la voix sociale et de la voix législative, de par l’indépendance que lui confère la Constitution, en cas de procès, juge de l’interprétation de la loi ou de sa compatibilité à l’égard d’autres lois, ce qui peut remettre en marche, par ricochet, la procédure législative en vue de se conformer aux jugements ou en vue d’arrêter de nouvelles dispositions qui satisferaient aux vices juridiques constatés; mais aussi, de par l’Autorité dont elle jouit dans la société, la voix juridique peut influencer la voix sociale et modifier ainsi les consensus à la base de la législation linguistique.

La mise en forme d’une politique linguistique est donc un processus complexe et délicat. Le bilinguisme ou le multilinguisme des États rendent inévitable, d’une manière ou de l’autre, qu’on s’y engage. La seule chose que l’on puisse souhaiter, dans l’espoir du bonheur des peuples, c’est qu’on s’y engage avec d’autant de détermination que de prudence, dans un respect des minorités qui ne contredise pas les droits de la majorité, selon les caractéristiques juridiques et la situation sociolinguistique de chaque pays et de chaque région.

Notes

Référence bibliographique

Corbeil, Jean-Claude, « La politique linguistique québécoise : une fugue perpétuelle à trois voix », Québec-Catalogne : deux nations, deux modèles culturels, sous la direction de Gaétan Tremblay et Manuel Parès i Maicas, Montréal, Université du Québec à Montréal, 1987, p. 123-142. [Conférence prononcée au Colloque de Barcelone, mai 1985.] [article]