Les enjeux terminologiques de l’innovation

Jean-Claude Corbeil

Eh, dit le Seigneur, ils ne sont tous qu’un peuple et qu’une langue et c’est là leur première œuvre! Maintenant rien de ce qu’ils projetteront de faire ne leur sera impossible.

Livre de la genèse, 11 : 1 à 8

Aucune langue ne peut, sans péril pour les autres, pour elle-même, et pour la science dans son ensemble, prétendre à l’universalité. Si les sciences humaines se proposent à décrire l’homme dans sa diversité, cette diversité passe aussi par les langues qui l’expriment.

Alain Lagarde, agrégé de philosophie, Le Monde

Notre intention n’est pas de traiter ici tous les aspects du problème de l’utilisation du français comme langue scientifique ou technologique de pointe. Les colloques de Montréal ou de Bruxelles consacrés à ce sujet ont permis un examen très détaillé de tous les aspects de la question, au point qu’on peut en considérer l’analyse comme exhaustive. De même, à ces occasions, de nombreuses stratégies ont été proposées en vue de favoriser un emploi plus soutenu du français dans les publications ou les réunions scientifiques de haut niveau et on ne peut que regretter de ne pas en avoir la liste et les descriptions, ne serait-ce que pour se rendre compte qu’il est possible de réagir à l’égard de l’omniprésence de l’anglais sans compromettre la carrière de personne et surtout sans avoir recours aux prothèses que seront toujours, en ce domaine, les organismes dédiés à l’affirmation et à la défense de la langue française.

Nous nous proposons plus simplement de réfléchir un moment sur les aspects terminologiques de la concurrence entre l’anglais et le français, d’essayer en somme de prévoir l’avenir du français techno-scientifique si la tendance actuelle se maintient.

Au centre du débat, sous les feux les plus intenses de tous les réflecteurs de la rampe, posons la constatation suivante, évidente pour la plupart des observateurs : la vitalité des vocabulaires de spécialités dépend des spécialistes eux-mêmes et non des terminologues ou lexicologues professionnels. L’innovation terminologique est une conséquence de l’innovation scientifique ou technologique : celui qui crée nomme, au point que nommer d’une manière nouvelle peut donner l’illusion de la nouveauté.

D’où en arrière-plan mais déterminante, la dynamique des attitudes des scientifiques francophones eux-mêmes à l’égard de l’image du français. Nous avons plus haut parlé de « concurrence » entre l’anglais et le français, ce qui laisse supposer une conscience de la rivalité entre les deux langues aussi bien chez les francophones que chez les anglophones. Nous ne pensons pas qu’il en soit ainsi, du moins chez le plus grand nombre de spécialistes anglophones, qui utilisent naturellement leur langue pour exposer les résultats de leurs travaux, à la limite sans se préoccuper de savoir si les étrangers les comprendront : ils sont suffisamment nombreux pour former un club entre eux! Ce sont plutôt les spécialistes francophones qui doivent connaître l’anglais pour accéder à la production scientifique anglo-américaine et qui croient nécessaire d’utiliser l’anglais pour élargir la diffusion de leurs idées et assurer leur propre rayonnement professionnel. Il serait donc sans doute plus juste de parler ici d’abandon du français en faveur de l’anglais par les scientifiques francophones eux-mêmes. Ce qui nous amène de nouveau à nuancer une affirmation précédente : ceux qui sont conscients de la responsabilité des scientifiques à l’égard des vocabulaires de spécialités ne sont pas le plus souvent les scientifiques, mais des observateurs extérieurs. La chose était particulièrement évidente lors du colloque de Montréal, où beaucoup de scientifiques ont soutenu qu’ils étaient d’abord et avant tout responsables de leur propre compétence dans leurs disciplines, de l’avancement des connaissances dans le champ de leurs spécialités, et que l’utilisation pour ce faire d’une langue particulière, ou de plusieurs langues différentes est un phénomène secondaire. Personne ne peut, en effet, soutenir le contraire. Mais, en même temps, personne ne peut contredire qu’il revient aux scientifiques d’assurer le renouvellement de leurs terminologies selon l’évolution des connaissances, des méthodes et des techniques. Apparemment, nous sommes ainsi dans un cul-de-sac.

Du moins, tant et aussi longtemps que nous posons une relation d’opposition entre les termes du débat : pour un scientifique francophone, accepter la responsabilité de la vitalité de la langue de sa spécialité n’entraîne pas l’usage exclusif du français. Il nous faut donc nuancer les positions. D’une part, il nous apparaît essentiel que les scientifiques reconnaissent et assument la paternité de leurs vocabulaires de spécialités et qu’en conséquence, ils se préoccupent au jour le jour de les maintenir en santé, c’est-à-dire jeunes, dynamiques, inventifs et pas trop contaminés par des corps étrangers, ne serait-ce que pour maintenir véridique l’adage à l’effet que la rigueur scientifique se manifeste par l’exactitude de la terminologie disponible et utilisée. Cette préoccupation devient essentielle dans tout ce qui touche à l’enseignement : manuels, cours écrits et oraux, travaux des étudiants. D’autre part, il faut mettre au point une forme de bilinguisme scientifique, en se guidant sur les éléments variables des situations de communication selon les lieux, les interlocuteurs, les langues d’usage admises, la disponibilité de la traduction simultanée, l’audience d’une revue, le caractère plus ou moins politique d’une réunion, les types de communication : rapport interne de recherche, article de revue, article de vulgarisation, ouvrage spécialisé, ouvrage didactique, conférence, cours, etc. L’identification des variables pertinentes n’a pas été entreprise à notre connaissance, encore moins l’évaluation de l’importance des unes par rapport aux autres, etc. L’analyse du bilinguisme scientifique n’est guère avancée aujourd’hui et on ne s’est pas encore préoccupé jusqu’à maintenant de décrire les différents scénarios possibles, sauf peut-être au Québec en ce qui a trait à l’application de la Charte de la langue française aux laboratoires de recherche, et encore est-ce très fragmentaire. On note donc chez les scientifiques francophones un malaise certain quant à l’usage du français et de l’anglais dans les communications professionnelles, qui se manifeste par des conduites et des opinions extrêmement diversifiées, autour de trois pôles observables : l’indifférence à l’égard de la question, l’obéissance aux lois du marché des communications scientifiques, le militantisme en faveur de l’usage du français. Ce qui fait que les discussions sont le plus souvent émotives et désordonnées et qu’aucun consensus ne s’est dégagé chez les scientifiques à ce sujet.

Il devient donc chaque jour plus urgent d’étudier le phénomène du bilinguisme scientifique et de décrire les scénarios de conduite possibles. D’autant que le même type de problème se pose et se posera de plus en plus pour d’autres relations de bilinguisme que celle entre le français et l’anglais : ainsi, dans l’immédiat, il nous faut réfléchir à la relation entre le français et l’arabe dans la perspective de l’arabisation des facultés scientifiques et des ministères ou organismes administratifs à vocation scientifique ou technologique. Nous débouchons ainsi sur le problème plus vaste de l’aménagement linguistique des États bilingues ou multilingues.

Ceci étant dit, et sans chercher à en atténuer l’importance, nous n’avons pas encore abordé le noyau du problème. Car, au fait, pourquoi toute cette agitation? Qu’est-ce qui est en cause exactement? En dernière analyse, ce qui nous semble être la question essentielle, dont dépendent tous les autres aspects, y compris l’aspect économique, c’est la capacité de la langue française à exprimer la nouveauté, l’avenir en marche au jour le jour, donc la capacité de développer les outils terminologiques correspondant aux notions nouvelles au rythme où elles apparaissent. De ce point de vue, notre handicap le plus important est d’être sans cesse à la remorque de l’innovation étrangère, surtout américaine, le plus souvent exprimée en anglais à cause du statut de cette langue dans les communications scientifiques et technologiques internationales.

Évidemment, la solution la plus simple est de prendre le mot avec la notion, donc de faire un emprunt. C’est ce qui se produit le plus souvent, par commodité. En apparence, la procédure est sans danger et semble toute naturelle, ce qu’exprime bien l’argument, sans cesse répété, que « toutes les langues empruntent ». Nous en convenons, mais la question n’est pas pour autant réglée, puisque tout dépend du volume des emprunts et de leur concentration dans des zones de vocabulaire. Pour illustrer ce point, il n’y a qu’à comparer le nombre d’emprunts dans le vocabulaire général (moins de 5% dans la nomenclature du Petit Larousse) par rapport à celui dans des vocabulaires de spécialités, comme l’informatique, les fibres optiques, les synthétiseurs de son, où la grande majorité des termes couramment utilisés en français (!) sont des termes anglais. Sur ce point précis, la lecture des cahiers de la série Néologie en marche publiée par l’Office de la langue française du Québec est très révélatrice et très probante, puisqu’ainsi sont mis en lumière le poids de la terminologie anglaise dans des champs notionnels spécialisés et la difficulté d’élaborer par la suite, en retard par rapport à l’innovation, une terminologie française adéquate. Ceux que la démonstration intéresse pourront feuilleter les cahiers sur : le synthétiseur, les fibres optiques, les énergies renouvelables, l’environnement, l’emballage, les communications, la mécanisation forestière, entre autres domaines traités. Quand la terminologie d’un secteur de pointe est presque entièrement constituée de mots d’emprunt, comme il arrive, autre exemple, en micro-informatique, il ne s’agit pas d’un simple phénomène d’emprunt, mais bien d’aliénation terminologique. Encore là, à voir les choses cas par cas, et du strict point de vue linguistique, on peut considérer que ce n’est pas dramatique, que ce n’est pas si important, par exemple, que le langage Basic généralement utilisé pour le fonctionnement des micro-ordinateurs individuels soit en anglais, ou que les nouveaux modèles de microordinateurs soient mis sur le marché uniquement en anglais. C’est la multiplication des cas qui devient significative et qui finit, et c’est le point le plus important, par faire naître chez le francophone l’impression, puis la conviction, que l’anglais est la langue de la modernité et le français toujours en retard, ce qui rejoint d’ailleurs l’idée que l’Europe est vieille et l’Amérique jeune. L’emprunt n’est donc pas la meilleure tactique; ce ne peut être qu’une solution transitoire, au mieux un pis-aller. Notons enfin que le phénomène de l’emprunt est fort mal connu : la seule étude valable, celle de Deroy, date de 1956 et elle se préoccupe de l’emprunt en soi et non de sa fonction dans l’économie de la concurrence linguistique. Ici aussi, nous avons besoin d’une recherche adaptée aux conditions actuelles et d’une meilleure analyse de l’ampleur relative du phénomène, des avantages et des inconvénients de l’emprunt.

Reste la néologie, où il y aurait beaucoup à dire. Citons d’abord la remarque de Vaugelas, selon laquelle il en est de la néologie comme des modes nouvelles : seuls les sots s’y risquent. Elle est encore d’actualité quand le néologisme est perçu comme tel, puisque beaucoup de locuteurs trouvent prétentieux celui qui invente des mots. C’est là d’ailleurs l’une des raisons de la prolifération des emprunts, qui sont sans danger pour l’emprunteur, alors que l’inventeur de mots court des risques, dont celui de ne pas être compris, à moins qu’il ne prenne les précautions d’usage. Notons également que, contrairement à l’opinion reçue, les francophones créent continuellement un grand nombre de néologismes, comme en font foi les divers Dictionnaire(s) des mots nouveaux, ce qui prouve bien que le système de la langue française est parfaitement apte à générer des néologismes, contrairement à un autre préjugé. La contradiction apparente des deux propositions précédentes —risque et abondance des néologismes— s’explique par sentiment néologique : tous les néologismes ne sont pas perçus comme des néologismes, en ce sens qu’il y en a qui passent inaperçus, qui sont considérés dès l’origine comme des mots existants depuis toujours. Ainsi, le plus difficile est de proposer un néologisme pour remplacer un emprunt, car alors l’emprunt, qui a déjà sa place dans le vocabulaire, agit comme repoussoir à l’égard du néologisme.

En 1974, l’Office de la langue française du Québec a organisé un colloque international sur le thème « L’aménagement de la néologie ». Ce thème est toujours d’actualité, pour au moins deux raisons. Les besoins néologiques du français, en vocabulaire technique, technologique, commercial, administratif, scientifique, sont trop considérables pour que l’initiative privée, à elle seule, puisse arriver à les combler. Beaucoup de personnes et d’organismes s’intéressent à la néologie, mais le plus souvent en ordre dispersé et presque en concurrence : un minimum de coordination et de concertation s’impose, ne serait-ce que pour éviter la multiplication des néologismes pour la même notion ou pour choisir le terme à privilégier lorsque plusieurs existent, surtout lorsqu’il s’agit de communications institutionnelles : trop de néologismes équivalents est pire qu’un emprunt et favorise d’ailleurs l’usage du terme étranger.

À cette occasion, nous avons proposé la création d’un réseau de néologie, en vue d’assurer la liaison et la coordination d’équipes de travail en néologie réparties dans les pays ou régions entièrement ou partiellement de langue française. Les équipes, ou modules, doivent être composées à la fois de spécialistes du domaine visé, pour l’identification des notions et la connaissance de l’usage, et de terminologues, pour les travaux strictement linguistiques : donc des tandems spécialistes-terminologues. Le réseau a pour fonction : a) le dépistage terminologique, c’est-à-dire l’identification des besoins néologiques et le repérage des cas de synonymie néologique; b) le traitement terminologique, c’est-à-dire la recherche d’un néologisme et/ou la constitution des dossiers sur l’usage de chaque terme concurrent, dossiers qui sont discutés par la suite par les spécialistes en vue du choix d’un terme à privilégier; c) la diffusion des néologismes recommandés en vue de leur intégration dans l’usage de la langue, des spécialistes d’abord, du grand public ensuite dans certains cas.

Depuis lors, la constitution progressive du réseau se continue. Trois modules fonctionnent aujourd’hui, tous trois intégrés dans des organismes gouvernementaux pour des raisons de financement et parce que la diffusion des termes nouveaux s’en trouve facilitée : l’un au Québec, à l’Office de la langue française, l’autre à Paris, au Haut Comité de la langue française (restructuré depuis peu), le dernier à Ottawa, au Secrétariat d’État. Les programmes de coopération franco-québécoise ont permis des relations soutenues entre le module de Paris et celui du Québec. Les travaux des modules sont publiés dans la série Néologie en marche, dont nous avons parlé précédemment. La formation d’un module à Bruxelles, auprès de la Communauté économique européenne, n’a pas encore abouti, malgré les efforts des uns et des autres. La méthodologie de travail est maintenant au point et elle s’avère facile d’utilisation pour les spécialistes non terminologues qui veulent, pour les fins de leurs propres spécialités, s’adonner à des recherches néologiques. Car le réseau est très ouvert aux travaux des spécialistes, comme en font foi les cahiers de néologie préparés par eux, comme celui de Nil Parent en musique électro-acoustique, de Louis-Edmond Hamelin sur le vocabulaire de la nordicité ou de Thérèse Sicard-Lussier en mécanisation forestière. Nous savons maintenant que l’équipe terminologue-spécialiste est viable.

Mais la mise en place du réseau ne va pas tout seul. Il est d’abord trop restreint : il faudrait qu’il puisse intégrer progressivement les associations professionnelles où les besoins sont mieux identifiés et qui ont les moyens de diffuser la néologie auprès de leurs membres, sur le modèle du Dictionnaire de la comptabilité et des disciplines connexes (Toronto, ICCA, 1982) rédigé sous la responsabilité de Fernand Sylvain, avec la coopération de l’Ordre des experts comptables de France et de l’Institut des réviseurs de Belgique. Les modules de base sont trop instables, au gré des hasards administratifs et politiques. Ainsi, on se demande ce qu’il adviendra du module québécois dans le vent de réforme administrative qui balaie l’Office de la langue française du Québec, ou du module français à la suite de l’abolition du Haut Comité de la langue française et de son remplacement par trois nouveaux organismes français. Il faudrait favoriser un rapprochement entre le réseau lui-même et les Observatoires du français contemporain, même si les objectifs de l’un ou des autres ne sont pas identiques, quoiqu’ils ne soient pas incompatibles. Enfin, il faudrait constituer de nouveaux modules, dans des organismes d’importance stratégique pour la formation et la diffusion du français de demain, notamment auprès des organismes de normalisation comme l’AFNOR ou comme service auprès des organismes de grande diffusion comme les revues de vulgarisation, les journaux, la radio et la télévision, les ministères de l’Éducation nationale, etc.

Pour notre part, encore aujourd’hui, et surtout aujourd’hui, nous sommes convaincus que le réseau de néologie est un instrument de première importance pour la constitution et l’usage du français technoscientifique. On aura beau en parler de toutes les manières ou inventer toutes les stratégies pour en garantir l’avenir, il demeure qu’on aura besoin d’abord et avant tout d’une terminologie fiable et qu’on ne pourra longtemps se satisfaire de mots étrangers introduits en grand nombre dans les terminologies françaises.

Les francophones de naissance, citoyens de pays à forte concentration de langue française maternelle n’ont pas le choix : ils demeureront de langue française même si, pour certaines activités professionnelles, ils doivent employer l’anglais comme langue de travail ou comme langue de rayonnement, quoiqu’encore là, l’histoire du Québec du début du XIXe siècle jusqu’au sursaut des lois linguistiques illustre bien le mécanisme de la décadence linguistique quand une langue perd une certaine part de sa motivation socio-économique. Mais les citoyens des pays où la langue française est langue internationale sans être le plus souvent langue maternelle ont toujours la possibilité de choisir l’anglais : ils feraient ainsi l’économie d’une langue étrangère. On commence à observer des signes avant-coureurs en ce sens, par exemple dans le choix des États-Unis pour les études avancées, au niveau de la maîtrise et du doctorat.

L’avenir du français dans les domaines de pointe repose sur sa capacité à nommer la nouveauté, donc sur la néologie. C’est une sorte de préalable qu’il ne faut pas oublier au cours des discussions.

Référence bibliographique

Corbeil, Jean-Claude, « Les enjeux terminologiques de l’innovation », Perspectives universitaires, vol. 2, no 1, 1984, p. 115-121. [article]