Le traducteur dans le calme ou la tourmente des communications
Jean-Claude Corbeil
Secrétaire général du Conseil international de recherche et d’étude en linguistique fondamentale et appliquée
Les organisateurs du colloque m’ont confié la tâche de réfléchir un moment, avec vous, à la « réévaluation de la place de la traduction dans la stratégie générale de la communication », c’est-à-dire, en termes plus simples, sur le rôle de la traduction et son avenir prévisible.
Ce n’est pas un mince sujet, encore moins un sujet de tout repos. Étant donné le temps qui m’est imparti, je me permettrai de vous présenter un texte d’allure schématique : j’estime préférable d’esquisser la problématique générale du sujet plutôt que de fignoler à plaisir un exposé tout beau et tout pimpant. Je m’engage cependant à respecter « la qualité de la langue » du mieux que je le peux!
1. Perspectives des réflexions
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1.1 On constate aujourd’hui que les situations de communication dans le monde sont très différenciées et qu’il est devenu impossible de n’en pas tenir compte, à moins de vouloir revenir à une sorte d’isolationnisme linguistique, qui est davantage du domaine du rêve que du possible, davantage du domaine de l’ignorance que de la réalité.
Aux fins de cette communication et à titre expérimental, je ramènerai à trois états les différentes situations de communication. Comme on le verra, ces états sont cumulatifs.
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(a) Les situations de communication orale où la communication est immédiate, mais réduite à la portée de la voix, naturelle ou amplifiée. La possibilité de conserver le « texte » de la communication est alors très réduite, assumée par la mémoire, personnelle ou collective.
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(b) Les situations de communication orale et écrite, où la communication peut s’établir par l’écriture ou se transcrire en écriture. Elle se diffuse alors plus ou moins rapidement selon les moyens dont on dispose ou que l’on choisit, à un nombre plus ou moins grand de lecteurs ou de destinataires. Selon la qualité du support de l’écriture (peaux de bête, papyrus, papier, pierre, etc.) et les précautions prises, le texte de la communication peut se conserver plus ou moins longtemps.
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(c) Les situations de communication orale, écrite et électronique. Avec l’électronique, la communication redevient quasi immédiate, mais sans limites d’espace sauf celle liée à la possession ou à la disposition des instruments appropriés et sans limites du nombre des personnes réceptrices. L’électronique permet de conserver le texte oral par enregistrement et le texte visuel écrit par photocopie.
Ces situations de communication recoupent les états successifs de la civilisation de l’humanité (voir Tofler) : la civilisation agricole à tradition orale dominante, la civilisation industrielle à tradition écrite dominante et la civilisation postindustrielle à tradition électronique naissante et de plus en plus dominante.
De même que les trois types de civilisation peuvent coexister dans le même pays, de même la communication peut s’établir dans un pays selon tous les états en même temps : se concurrencent alors la tradition orale, la tradition écrite et la tradition électronique.
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1.2 On peut considérer la traduction d’au moins deux manières. Au mieux, elle est un mode de communication à la fois interlinguistique et interculturelle; elle participe alors à la connaissance réciproque des cultures du monde, qu’elle rend accessibles. Au minimum, et le plus souvent, elle est un instrument de communication dont la fonction est de réduire l’impossibilité ou la difficulté de la communication entre deux locuteurs appartenant à des aires linguistiques différentes; la traduction est donc, alors, un moyen de pallier l’incapacité linguistique des interlocuteurs.
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1.3 Dans les réflexions qui suivent, je m’en tiendrai à la traduction comme instrument de communication dans une stratégie mondiale globale de la communication interlinguistique, où elle apparaît comme un moyen parmi d’autres. Dans cette perspective, la nécessité de la communication, dans des conditions de temps et d’efficacité définies par la situation elle-même et par les besoins des interlocuteurs, prime sur toute autre considération, notamment celle de la qualité de la langue utilisée. Si le traducteur professionnel, pour une raison ou une autre, valable ou non, n’arrive pas à s’insérer dans la situation réelle de communication, les interlocuteurs se passeront de ses services et utiliseront d’autres moyens d’établir ou de maintenir la communication.
Notre attention se concentrera donc sur la stratégie de communication interlinguistique, en gardant toujours à l’esprit l’existence et la coexistence des trois états des situations de communication, que nous avons esquissés précédemment.
Paramètres de la discussion
Pour en discuter, il faut tenir compte d’un certain nombre de paramètres. Voici ceux que je vous suggère et que je retiens pour ma part :
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2.1 Le volume des communications mondiales, dont la progression est géométrique plus on s’achemine vers la généralisation du troisième état, sous forme orale ou écrite, avec support imprimé ou affiché.
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2.2 La rapidité des communications à la fois sous l’influence des impératifs de la concurrence économique, scientifique ou politique et grâce aux moyens techniques du troisième état des communications.
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2.3 L’universalité des communications, de par la transformation de la terre en un Grand Village (voir McLuhan), d’où une augmentation prévisible du nombre des langues, en relation étroite avec l’exigence du respect de l’identité culturelle de chacun, dont l’affirmation est de plus en plus fréquente partout dans le monde, mais surtout en Afrique et en Asie.
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2.4 Le caractère de plus en plus technique du contenu des communications, au fur et à mesure que se diffuse le développement économique et qu’un plus grand nombre de pays s’intègrent à la culture industrielle, notamment par le processus des accords de coopération et de l’aide au développement.
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2.5 L’importance relative de chaque acte de communication, orale ou écrite, tout particulièrement des textes et documents divers, que l’on peut évaluer en prenant en considération les critères qui suivent :
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(a) la valeur juridique ou institutionnelle du texte ou du document, tout particulièrement son facteur de rayonnement défini par le nombre de fois où on y aura recours ou le nombre de documents qui en découleront;
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(b) la diffusion du texte, c’est-à-dire son facteur de dispersion, défini à la fois par le nombre de personnes qui en prendront connaissance et les caractéristiques linguistico-professionnehes de ses destinataires. Ainsi un texte technique lu par quelques ingénieurs hyperspécialisés n’a pas la même importance stratégique qu’un document de gestion destiné à l’ensemble des contribuables d’un État;
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(c) la durée de vie du texte ou du document, c’est-à-dire le laps de temps qui s’écoulera avant qu’il ne soit périmé, détruit ou envoyé aux archives.
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Éléments de prospective
Fort des considérations précédentes, il devient plus aisé de prévoir comment se résoudront les situations de communication à travers le monde, en tenant compte du fait qu’elles sont en train d’évoluer depuis la tradition orale jusqu’à la tradition électronique et qu’en conséquence, de par le monde, tous les états transitoires et toutes les combinaisons sont possibles.
On peut raisonnablement formuler chacun des points suivants, qui m’amèneront à vous proposer une hypothèse d’avenir en ce qui a trait à la stratégie de communication et au rôle qu’y jouera la traduction.
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3.1 On observe aujourd’hui un usage généralisé de l’anglais comme langue technique et commerciale mondiale, sorte de « lingua franca » de la civilisation industrielle et surtout postindustrielle.
Mais on observe également une grande variation dans la compétence réelle à parler anglais des différents interlocuteurs dont ce n’est pas la langue maternelle ou d’usage, d’où de sérieux inconvénients et même des dangers pour les communications en anglais de ces personnes. On note une tendance de plus en plus affirmée et généralisée à réclamer l’usage des langues nationales comme langues de communication, dans la mouvance du néonationalisme et de l’identité culturelle. Enfin, il est impossible de généraliser l’usage de l’anglais aussitôt que la communication atteint les populations elles-mêmes des différents pays.
Nous ne prévoyons pas que l’anglais sera la langue mondiale du XXIe siècle.
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3.2 L’idéal serait la connaissance par chacun de la langue de son interlocuteur. Mais la chose paraît impossible pour au moins deux motifs. Tout d’abord, à cause du nombre de langues que chacun d’entre nous devrait apprendre au fil de sa carrière internationale. Ensuite, parce que le bilinguisme, à un haut niveau de performance, est toujours l’apanage d’une minorité qui en a besoin et, dans certains pays, l’apanage de la minorité instruite par rapport à la masse unilingue ou multilingue fonctionnel, dans certains pays analphabètes même.
Le bilinguisme ou le multilinguisme mondial chez les individus ne nous paraît pas prévisible.
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3.3 II faudra donc d’une manière ou d’une autre assurer l’intercompréhension malgré les différences de langues.
On ne pourra donc pas éviter de traduire. Cependant, d’un autre point de vue, le recours systématique et généralisé à la traduction est impossible pour diverses raisons : manque de traducteurs dans le plus grand nombre de pays, coût élevé de la traduction, en croissance constante, retard dans la communication à cause du temps de traduction.
La généralisation de la traduction n’est pas la solution aux difficultés de la communication mondiale.
J’en arrive donc à formuler et à proposer à votre attention l’hypothèse d’avenir suivante, en trois points.
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(a) Les communications ponctuelles, par exemple la correspondance courante, les messages télex, les appels téléphoniques, les conversations, se feront avec de plus en plus de souplesse, au gré et au hasard des compétences linguistiques des interlocuteurs. On peut donc prévoir une augmentation continuelle de l’apprentissage des langues, au moins jusqu’à une compétence fonctionnelle satisfaisante, dans un nombre de plus en plus grand de langues, donc non seulement de l’anglais, mais de langues qui nous semblent aujourd’hui très exotiques comme l’arabe, le japonais, le chinois, le swahili, pour ne citer que quelques exemples.
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(b) Les communications structurelles (contrats, accords commerciaux, imprimés de gestion, documentation technique d’usage courant, etc.) se feront de plus en plus dans la langue du pays, ou dans la langue du client ou dans celle du partenaire principal. D’où le recours soit à la traduction, soit aux passerelles linguistiques pour adaptation et rédaction nouvelle de certains documents de départ, chaque fois que ces documents se diffusent au sein d’une large population d’usagers des pays d’arrivée : consommateurs de biens et de services, ouvriers des usines, élèves du primaire ou du secondaire, etc. Il y aura donc, dans ces cas, triage des textes ou documents en fonction du traitement qu’ils subiront : demeurer dans la langue de départ, les traduire, les adapter, les rédiger à nouveau, parfois dans une forme tout autre.
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(c) Il y aura augmentation mondiale du nombre des traducteurs, des terminologues et des rédacteurs, à cause de besoins précis dont l’importance et la durée seront susceptibles d’être évaluées dans chaque cas. Mais, en même temps, se multiplient les passerelles linguistiques, c’est-à-dire que sera de plus en plus grand le nombre de professionnels de toutes spécialités dont la définition de tâche, dans leur organisation, comprendra celle de traduire, d’adapter, de rédiger à nouveau des textes à partir d’originaux en langues étrangères.
Plus la communication est structurelle, moins il y aura de traducteurs professionnels.
Par contre, l’enseignement de la traduction s’organisera dans beaucoup de pays, en suivant sensiblement leur rythme de développement industriel et celui de leur insertion dans l’activité internationale. De plus, l’enseignement pourrait prévoir d’initier à la traduction ou à l’adaptation les professionnels qui s’y adonneront accessoirement, sans désirer devenir des traducteurs de carrière, d’où une conception pédagogique spécifique de cet enseignement à cette clientèle.
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Voilà donc les réflexions que je vous propose. Il est évidemment risqué, en se situant au niveau de l’univers, d’essayer de prévoir comment se réglera le problème des communications entre individus et entre partenaires. Mais on ne peut pas ne pas le faire, d’une part, ne serait-ce que pour organiser en conséquence l’enseignement universitaire ou le recrutement/formation du personnel d’une multinationale; et, d’autre part, il y a toujours beaucoup de plaisir à réfléchir à l’avenir et à rêver de ce qui peut arriver.
Référence bibliographique
Corbeil, Jean-Claude, « Le traducteur dans le calme ou la tourmente des communications », Actes du Colloque Traduction et qualité de la langue, Hull, 30, 31 janvier et 1er février 1983, Montréal, Éditeur officiel du Québec, Conseil de la langue française / Société des traducteurs du Québec, coll. « Documentation du Conseil de la langue française », no 16, 1984, p. 130-134. [article]