Éléments d’une théorie de la régulation linguistique

Jean-Claude Corbeil

Résumé

La régulation linguistique est le pendant de la politique linguistique. Alors que celle-ci relève de l’intervention de l’État dans la question de la langue, celle-là met en cause des forces qui agissent au sein de la société et qui en façonnent la langue. L’une et l’autre sont à la source de la situation et de l’état de la langue, soumise à cette double tension. C’est la dynamique de la régulation linguistique qui définit la langue standard propre à une société, et non l’État, par sa politique linguistique.

La langue est un fait social. On en a toujours convenu, soit pour fonder la distinction saussurienne entre le système de communication (la langue) et l’instrument d’expression privilégié de l’individu (la parole), soit pour décrire les différentes manières caractéristiques d’un groupe ou d’un infragroupe d’utiliser la langue, de même que les attitudes qui s’y rattachent, soit enfin pour soutenir que c’est « l’usage » qui fait la langue et non la volonté ou le caprice de l’individu.

Pourtant, le caractère social de la langue étant posé, il ne nous semble pas qu’on en ait dégagé toutes les conséquences, notamment en ce qui concerne le concept d’usage, dont tous tirent argument à hue et à dia.

Nous nous proposons donc de réfléchir sur ce sujet en nous plaçant dans la perspective de l’anthropologie culturelle, c’est-à-dire en considérant la langue comme un fait culturel parmi d’autres et en la resituant dans une théorie globale de la culture. Dans cette optique, la langue est, dans la pratique quotidienne, un comportement de l’être humain, analogue aux autres comportements sociaux comme se vêtir (la mode), se nourrir (la cuisine), se constituer en groupe familial (la parenté), se conduire par rapport aux autres (la morale), concevoir sa place dans l’univers (la métaphysique et la religion). De ce point de vue, il n’y a pas de différence de nature entre la langue, la cuisine ou la mode. Dans l’un et l’autre cas, il y a un individu qui fait quelque chose – qui parle, qui mange, qui s’habille – qui le fait d’une certaine manière qui lui est personnelle tout en se conformant à une certaine manière de faire propre au groupe auquel il appartient. Dans l’un et l’autre cas également, le comportement de l’individu n’est pas parfaitement spontané, ni totalement libre : il se situe à l’intérieur d’un cadre de référence qui à la fois facilite la conduite, puisqu’elle n’a pas ainsi à être inventée à tout moment, et sécurise l’individu, puisque alors il ne provoque aucune hostilité de la part des autres membres du groupe, mais qu’au contraire il est accepté, intégré, estimé par eux. Cette situation nous apparaît acceptable, pour ainsi dire aller de soi, quand il s’agit de choses concrètes comme l’habillement ou la cuisine, et parfois même de choses abstraites comme la conduite en vie sociale : nous ne voyons pas de contrainte inacceptable ni d’atteinte à la liberté individuelle dans le fait de suivre une mode ou un régime alimentaire. Dans le cas de la langue, l’idée que les comportements linguistiques individuels soient façonnés par le groupe ne nous est pas familière ; elle crée un certain malaise et provoque même une certaine répulsion. Nous nous sentons atteints dans quelque chose d’essentiel qui est l’expression de nous-mêmes, nous nous sentons menacés de l’obligation au conformisme linguistique. Nous sommes, en ce qui regarde la langue, très sensibles au paradoxe de la liberté personnelle (la parole) et du conditionnement social (la langue), probablement parce que nos connaissances en ce domaine sont ou superficielles, ou très fragmentaires. Nous ne savons pas très bien, au fond, ce dont il s’agit.

Nous nous proposons d’explorer cette question et de réfléchir sur les modes de contrôle social de la langue. Ce qui nous intéresse, c’est de comprendre comment l’individu est sans cesse contraint au respect d’une certaine manière de faire, dans ce cas-ci de parler. La même interrogation vaut pour les infragroupes par rapport au groupe, par exemple pour une région par rapport à un pays, ou encore pour un groupe social par rapport à la société globale. On pourrait également envisager de la même manière les rapports des groupes à l’égard du supragroupe, par exemple le français au Québec par rapport à la francophonie, ou l’arabe en Tunisie par rapport à l’arabophonie. Pour l’instant, l’essentiel de notre propos aura comme objet les relations de l’individu aux infragroupes et au groupe auquel il appartient et, par la force des choses, les relations des infragroupes par rapport au groupe. Nous traiterons en parallèle deux ensembles de données, des données culturelles en prenant comme base Linton (1959) et des données linguistiques considérées comme résultant d’un comportement en société et non en soi, c’est-à-dire abstraites de leur contexte social de production et réduites à leur système interne.

Nos réflexions découlent de notre observation du jeu des institutions dans des sociétés à tradition écrite ayant atteint un haut degré d’organisation. Nous croyons qu’elles pourraient s’appliquer, mutatis mutandis, à des sociétés à tradition orale, dont notre connaissance est trop sommaire pour que nous puissions nous hasarder à en tenir compte.

Précisions terminologiques de départ

Étant donné un certain flou dans la terminologie de la sociolinguistique, nous croyons utile d’indiquer brièvement celle que nous allons utiliser dans cet article.

Par groupe, nous entendons la société globale première où s’insère l’individu, par exemple la société québécoise ou la société tunisienne, ce qui correspond sensiblement à la notion occidentale de nation. À ce groupe correspondent une culture et un sociolecte. C’est par rapport au groupe que se situent les infragroupes constitués par un ensemble plus ou moins considérable d’individus réunis par des caractéristiques communes plus ou moins aléatoires ou pertinentes comme l’âge, la profession, le niveau socio-économique, le niveau d’éducation, la région qu’ils habitent, etc. Aux infragroupes correspondent une infraculture et un infralecte. (C’est pour éviter le terme « sous-culture », dangereusement péjoratif, que nous utilisons le préfixe infra plutôt que sous). D’un autre point de vue, le groupe peut faire partie d’un supragroupe, doté d’un supralecte et d’une supraculture, ce qui permet de bien distinguer par exemple la culture et le sociolecte québécois de la supraculture et du supralecte français, ou de discuter de la double relation de la culture tunisienne avec la supraculture et le supralecte arabes ou français. L’ensemble ainsi organisé (individu – infragroupes – groupe – supragroupe) constitue un continuum à la fois linguistique et culturel formé d’un noyau (ce qui fait que le français est le français et non l’arabe) et de modulations plus ou moins nombreuses et importantes greffées sur le noyau. Le tableau qui suit illustre cette double terminologie.

Continuum linguistique et/ou culturel (noyau + modulations)
Code Taille Culture
Idiolecte Individu Personnalité
Infralecte Infragroupe Infraculture
Sociolecte Groupe Culture
Supralecte Supragroupe Supraculture

Nous entendons par régulation linguistique le phénomène par lequel les comportements linguistiques de chaque membre d’un groupe ou d’un infragroupe donné sont façonnés dans le respect d’une certaine manière de faire sous l’influence de forces sociales émanant du groupe ou de ses infragroupes. Elle provoque deux types de réaction, soit de mimétisme linguistique (imitation de l’usage d’un infragroupe ou du groupe) sous l’influence de la fonction intégrative de la langue (Corbeil, 1980b : 74 et suiv.), soit de respect de l’usage d’un infragroupe considéré comme l’usage le meilleur, même si ce n’est pas celui de l’individu lui-même (Boudreault, 1973 : 123-207) sous l’influence du principe de dominance, dont nous traiterons plus loin. Nous réservons le terme de concurrence linguistique pour désigner le phénomène par lequel deux ou plusieurs langues sont utilisées sur un même territoire et provoquent une dynamique de partage ou des fonctions de la langue, ou des différents types de communications institutionnalisées, ou des allégeances chez les individus, partages qui peuvent dégénérer en conflits. Il existe une certaine analogie entre régulation et concurrence linguistiques. Nous croyons cependant utile de les distinguer à cause de leur finalité : la régulation linguistique recherche la coexistence et la compatibilité des infralectes pour permettre la plus large intercompréhension des membres du groupe à l’intérieur du sociolecte ; la concurrence linguistique tend toujours vers le plus grand unilinguisme possible, en faisant prédominer une langue sur les autres. Lorsqu’un infralecte est trop loin du sociolecte, on retrouve des phénomènes de concurrence linguistique, comme il est arrivé dans le cas des dialectes français, ou comme il arrive dans le cas des dialectes arabes par rapport à l’arabe classique.

Arrière-plan théorique

Le présent article se divise en trois grandes parties. Nous présenterons tout d’abord l’exposé de l’arrière-plan théorique, emprunté à l’anthropologie, que nous avons l’intention d’appliquer à la langue. Puis, nous ferons l’inventaire des forces sociales de régulation linguistique, que nous serons bien obligé de présenter l’une à la suite de l’autre.

D’où, en troisième lieu, le besoin de compenser cette impression de statisme en essayant d’ébaucher les principes dynamiques de la régulation linguistique. Nous pourrons alors examiner de ce point de vue la notion de qualité de la langue.

Nous avons déjà eu l’occasion (Corbeil, 1980b : 81-90) d’esquisser l’arrière-plan anthropologique qui inspire nos réflexions sociolinguistiques. Nous reprendrons ici quelques concepts clés en essayant de pousser plus loin l’exploration de certaines de leurs conséquences.

Le concept le plus fondamental est celui de culture, d’où découlent la distinction entre modèle réel et modèle construit et l’analyse du rapport entre modèle réel et modèle construit.

La culture est « la configuration des comportements appris et de leurs résultats, dont les éléments composants sont partagés et transmis par les membres d’une société donnée ». (Linton, 1959 : 33) Cette définition, fort synthétique, a l’avantage cependant de comporter les traits pertinents de la notion de la culture. Tout récemment, Hall (1979 : 21) retient les mêmes éléments comme essentiels. Il s’agit donc d’un ensemble organisé et non d’une collection d’éléments disparates : la culture est le lieu où chaque élément acquiert sa signification. La culture implique deux phénomènes, dont la contrepartie est d’exclure de la notion les faits automatiques comme déglutir, digérer, respirer, ou les faits strictement individuels qui forment la personnalité : d’une part, l’apprentissage et son revers, la transmission, qui sont les deux aspects de l’enculturation, définie comme le processus d’acquisition de la culture du groupe où l’on naît ; d’autre part, le partage, la participation d’un nombre plus ou moins grand de personnes à une même manière de vivre, de penser, de juger, de parler, ce qui enracine la culture dans le groupe et explique qu’elle est antérieure et qu’elle subsiste à la durée d’existence de chaque individu. Dans cette perspective, chacun pénètre au moment de sa naissance dans le courant d’une culture, est soumis à l’enculturation, vit à sa manière la culture dans son âge adulte en réagissant à ce qui lui déplaît ou ne lui convient pas, ce qui l’amène parfois à créer lui-même des nouveautés ou à s’adapter aux nouveautés des autres ou à celles qui viennent d’ailleurs, d’une autre culture avec laquelle lui ou son groupe entre en contact ; puis l’individu meurt et disparaît, en laissant des traces plus ou moins nettes de son passage, plus ou moins intégrées à leur tour dans la culture. Il apparaît alors nettement que l’enculturation explique à la fois la conservation et la mutation de la culture. Herskovits (1952 : 32) avait déjà fort bien réduit ce paradoxe : « Le principe fondamental est clair : l’enculturation de l’individu dans les premières années de sa vie est le principal mécanisme de la stabilité culturelle, tandis qu’agissant sur des êtres plus mûrs, le même processus est un important facteur de changement. »

Par l’enculturation, l’individu apprend et intègre des modèles pour chacun de ses comportements, y compris ses comportements linguistiques, c’est-à-dire qu’il acquiert une certaine conception de la manière dont il faut se comporter ou agir au sein de son groupe ou des infragroupes auxquels il a affaire pour s’y intégrer ou s’en faire accepter.

Les choses se compliquent lorsque l’on passe de la culture vécue à la culture décrite, dans notre cas de la langue vécue à la langue décrite. Il n’est pas sans importance de rappeler que ce passage s’effectue par l’intermédiaire d’une ou de plusieurs personnes qui tentent par leurs travaux d’extraire du vécu individuel les éléments stables ou communs à un groupe ou à un infragroupe, au moment de l’observation (même si les données appartiennent au passé), donc qui font un tri, une sélection : la description exhaustive de la culture réelle, ou de la langue réelle, ne serait-ce que d’une seule personne, est impossible. Tout le problème épistémologique est là, dans ce passage du réel au construit, ce qui nous amène à distinguer deux types de modèle. Le modèle réel est « l’aire de variabilité à l’intérieur de laquelle le comportement est jugé acceptable et à l’extérieur de laquelle il est jugé bizarre et provoque des réactions diverses qui se traduisent soit par des punitions, soit par des félicitations » (Corbeil, 1980b : 83). Pour un même élément de la culture, la langue par exemple, il existe autant de modèles réels qu’il y a d’infragroupes dans le groupe (le français montréalais par rapport au français québécois, par exemple) ou de groupes dans le supragroupe (le français québécois ou belge par rapport au français français ou au français « international »). De plus, le même individu participe à plusieurs modèles réels selon que sa mobilité sociale et spatiale l’amène à participer à plusieurs infragroupes ou groupes d’un même supragroupe (par exemple, l’évolution d’un enfant qui grandit dans un quartier populaire de Montréal, devient ingénieur, travaille à Montréal, pour ensuite prendre la direction d’un chantier en Algérie). Que le linguiste se place du point de vue de l’individu ou du groupe, il se trouve toujours face à un complexe de modèles réels, face à la variation des comportements, linguistiques ici. Son premier choix est donc ou d’intégrer la variation dans sa description ou de l’éliminer. D’où l’importance de la notion de modèle construit produit par le chercheur à la suite de certains choix à la fois entre diverses méthodes d’analyse et entre les multiples données fournies par l’observation, ce qui nous le fait définir comme « une aire de plus petite surface délimitée par le chercheur au sein du modèle réel en suivant ses options théoriques et méthodologiques ». Le modèle construit ne coïncide jamais et ne peut jamais coïncider avec le modèle réel. Ou il a pour objectif de décrire le réel : ce qu’on lui demande alors est d’être le plus fidèle possible; ou il vise à expliquer le réel sans vouloir le décrire, et on s’attend alors à ce qu’il le simule bien, comme lorsque l’on traite les règles d’une grammaire transformationnelle par ordinateur pour vérifier si, en les appliquant, la machine produit des phrases « correctes ». Chose certaine, on se retrouve ici une seconde fois devant une variation, mais d’un autre ordre, celui des divergences entre les chercheurs linguistes.

Le fait de considérer la langue dans cette perspective redonne beaucoup de vitalité à des considérations qui autrement paraîtraient aller de soi.

La seule chose qui soit réelle, c’est le comportement linguistique de l’individu, dont la seule manifestation explicite, concrète, est la chaîne sonore produite, donc une série de sons se succédant dans le temps et formant des groupes plus ou moins complexes séparés par des respirations, des pauses, des arrêts, des silences. Tout le reste, surtout le sens et les règles présidant à l’assemblage des éléments, est implicite, enfoui dans l’intelligence et la mémoire des locuteurs, hors d’atteinte immédiate de l’auditeur comme de l’observateur. En linguistique, le réel est toujours individuel et toujours en situation, déterminé par des coordonnées temporelles, spatiales et sociales. Dans cet esprit, on pourrait dire que la langue n’existe pas, mais qu’il n’y a que des individus qui parlent!

Cette boutade attire l’attention sur le fait que la langue est un être de raison, et ce à un double titre. Comme modèle réel, elle est ce par quoi l’individu s’exprime et communique avec les membres du groupe où il se trouve, conformément aux habitudes de ce groupe. En ce sens, la langue est un moyen d’intégration sociale, un vecteur privilégié du sentiment d’identité culturelle, en somme l’occasion d’affirmer ou de nier, volontairement ou malgré soi, son appartenance à un groupe. De plus, c’est dans ce sens de modèle réel que la langue est transmise et apprise, qu’elle est partagée par les membres du groupe, qu’elle est donc un élément de la culture. La régulation linguistique ne concerne, à l’évidence, que ce seul sens du mot langue, la langue en tant que comportement. Comme modèle construit, c’est-à-dire comme résultat de l’activité du linguiste, elle est un produit de la culture, entrant dans la catégorie des produits scientifiques, donc une somme de connaissances sur lesquelles soit les membres du groupe, soit les linguistes s’entendent plus ou moins. Il apparaît ainsi clairement que la langue comme modèle réel n’est pas synonyme de la langue comme modèle construit. Les deux concepts ne sont pas du même ordre : le premier est du domaine des phénomènes, le second de celui des connaissances. La régulation linguistique, donc la notion de qualité de la langue, ne se fonde pas sur l’une ou l’autre théorie linguistique, si ce n’est comme moyen d’obtenir une description du noyau de la langue-modèle réel en ne retenant que les points communs de tous les modèles construits proposés. Et encore ne serait-ce qu’une approximation, dont la validité dépend du nombre et de la qualité des modèles construits disponibles. Nous examinerons par la suite le rôle que jouent les modèles construits comme facteurs de régulation linguistique.

Si la langue-modèle réel ne se manifeste qu’au travers des comportements des individus, elle préexiste et subsiste à chaque individu. Elle existe donc en soi et évolue selon sa propre dynamique interne, à l’occasion des comportements des usagers. Nous revenons ainsi au phénomène d’enculturation : pour l’individu, la langue est un avant, une chose apprise dans l’enfance, un bien collectif sur lequel il a bien peu de prise. C’est cependant par la convergence des changements individuels que la langue peut évoluer. L’évolution linguistique est toujours en cours, si on considère la langue comme comportement En posant la distinction entre synchronie et diachronie, Saussure se plaçait du point de vue de la description linguistique, donc de la langue comme modèle construit; il réagissait à l’emprise des études historiques à son époque et surtout fondait une approche méthodologique capable de faire apparaître le système en dissipant le brouillard des détails historiques. Il ne niait pas la continuité de l’évolution, il en faisait abstraction, ce que confirme sa définition de la synchronie comme une période de relative stabilité entre deux états du système (Saussure, 1967 : 140). La distinction entre langue et parole rejoignait la même préoccupation : dans son esprit, la parole est la langue en tant que comportement réel, donc une réalisation individuelle où se manifeste la variation, tandis que la langue est pour lui le modèle construit, obtenu par l’élimination des éléments variables au profit des éléments communs au plus grand nombre de locuteurs. Si, comme le fait Bailey (1973), on se préoccupe d’observer la variation linguistique, on est logiquement amené à se placer dans la perspective de l’évolution continue, donc à repousser la distinction synchronie/diachronie, et à privilégier une description de la parole, c’est-à-dire à intégrer les particularismes plutôt qu’à les éliminer. Mais, d’une part, on bénéficie aujourd’hui pour ce faire des résultats de la linguistique structurale (du moins pour certaines langues européennes comme l’anglais ou le français, ce qui n’est pas le cas pour l’arabe et encore moins pour les langues africaines) ; d’autre part, on aboutit, ici aussi, à un modèle construit, dans la même relation au réel que le modèle saussurien. La notion de qualité de la langue nous apparaît relever d’une linguistique de la parole, donc de la variation, et non d’une linguistique de la langue-modèle construit.

À partir de ces remarques, on voit mieux maintenant comment se pose le problème de la régulation linguistique. Si, par hypothèse, le comportement linguistique de l’individu était libre de toutes contraintes, laissé totalement à lui-même, les variations personnelles s’additionnant et se consolidant au fil des ans finiraient par rompre la communication avec les autres individus : la communauté linguistique éclaterait. L’hypothèse nous apparaît immédiatement absurde. Mais si, au lieu de l’appliquer à un individu, on l’applique à un groupe ou à un infragroupe, elle acquiert toute sa valeur et elle explique la constitution des créoles ou celle des dialectes romans à partir du latin : le phénomène de créolisation ou de dialectisation suppose une période suffisamment longue pendant laquelle la régulation linguistique a été inopérante au niveau du supragroupe et réduite à la nécessité de l’intercommunication des individus, au jour le jour, au sein de groupes restreints et isolés.

Les forces sociales de la régulation linguistique

Il y a donc grand intérêt à comprendre le phénomène de la régulation, puisqu’il explique comment la variation et l’uniformisation linguistique peuvent se manifester en même temps dans le même groupe, sans qu’il y ait conflit ou contradiction, conclusion à laquelle arrive de son côté Fishman (1971 : 70) : « Both uniformisation and differentiation are found to go on simultaneously. » On voit alors pourquoi nous nous risquons ici à formuler les éléments d’une théorie de la régulation linguistique. Il ne faut surtout pas y voir une opposition avec les linguistes qui s’intéressent à la variation. Pour nous, les deux questions vont de pair et exigent toutes deux une explication qui puisse tenir compte en même temps de l’une et de l’autre.

La principale force de régulation linguistique est l’apprentissage de la langue comme partie intégrante du processus d’enculturation, c’est-à-dire l’acquisition de la langue comme modèle réel de comportement linguistique. Nous y distinguons trois moments : l’apprentissage primaire ou familial, l’apprentissage secondaire ou scolaire et l’apprentissage tertiaire ou continu.

Au cours de l’apprentissage primaire, l’enfant apprend d’abord la langue de son milieu immédiat, la langue de sa famille, surtout par les contacts avec sa mère. Il apprend une langue essentiellement orale, à destination utilitaire, d’où un apprentissage par mimétisme – l’enfant essaie de reproduire les chaînes sonores qu’il entend – et par conditionnement, où la récompense est l’efficacité de la communication (obtenir ce qu’il souhaite par exemple) et la punition la non-communication, l’échec de l’expression. En prenant de l’âge, l’enfant agrandit son champ d’exploration et du même coup ses expériences linguistiques : il entre en contact avec sa famille élargie (grands-parents, oncles, tantes, cousins et cousines) et avec les amis de la maison; il parcourt son quartier et parle avec les gens; enfin il apprend à manipuler certains instruments de communication de masse, surtout la radio et la télévision. Tous ses interlocuteurs ne parlent pas exactement de la même manière, d’où une première expérience de la variation linguistique où domine cependant le modèle de la famille et du quartier d’enfance. L’enfant se constitue ainsi une grammaire intérieure dont les règles de profondeur lui permettent à la fois de s’exprimer (compétence d’expression) et d’interpréter les faits de variation chez les autres (compétence de reconnaissance). La part de la réflexion ou de la systématisation consciente est alors très réduite, pour ne pas dire inexistante : le processus d’acquisition de cette grammaire d’enfance est du type mise en place de réflexes conditionnés. « Ce premier acquis devient si efficace qu’il constitue la routine du comportement quotidien […] sans dépasser le seuil de la conscience » (Herskovits, 1952 : 32). La compétence d’expression s’exerce toujours à ce moment selon le modèle linguistique du milieu immédiat, avec parfois quelques tentatives de s’adapter à un autre style pour certains interlocuteurs. Il se produit donc un premier modelage linguistique, qu’on pourrait appeler langue maternelle, si on entend par là non seulement la connaissance du noyau d’un système linguistique particulier (le français ou l’arabe par exemple), mais surtout la manière de la réaliser dans un certain milieu à une certaine époque (le français d’un quartier de Montréal ou l’arabe d’un quartier de Tunis ou de Sfax). Il est essentiel de remarquer que l’apprentissage premier aboutit chez l’enfant à une stratégie de la variation linguistique, dont le résultat est la reproduction du modèle familial (famille et quartier) et la capacité de reconnaître un certain nombre de divergences à ce modèle; la compétence d’expression est donc moins grande que la compétence de reconnaissance. Nous rejoignons ici les arguments de Bailey propres à légitimer la nécessité d’une grammaire incluant la variation : « A child, in an on-going process, is constantly revising his internalized grammar with every new encounter with systematic variation in the speech of others, and this is done in such a way as to create an underlying grammar which will generate all the variants that he must competently cope with [...]. The result is that what the child produces gets more and more restricted to the exemplar of his peers (unless he is isolated from them), while what he has in his understanding competence is constantly being enlarged » (Bailey, 1973 : 23-24).

Puis l’enfant est soumis à une forme quelconque d’instruction, différente d’un pays à l’autre. À notre époque, dans la plupart des sociétés, cela se fait par l’entrée de l’enfant à l’école à un âge qui varie beaucoup selon le système d’enseignement, surtout en ce qui concerne l’école maternelle (par exemple, à l’âge de trois ans, bientôt deux, en France). Le fonctionnement de l’école suppose et privilégie le choix d’un infralecte parmi tous ceux qui composent le tissu linguistique du groupe soit comme langue d’enseignement (la langue dans laquelle l’école fonctionne), soit comme langue enseignée (la langue comme matière de cours), ce que l’on observe dans toutes les sociétés. L’école québécoise favorise « le français standard québécois » (Gagné, 1980 : 85), l’école tunisienne, l’arabe classique, l’école française, le français des gens instruits de la région parisienne, l’école sénégalaise, le wolof tel que le décrit le CLAD (Centre de linguistique appliquée de Dakar), etc. La langue enseignée acquiert ainsi le prestige de l’Écriture et un statut supérieur du fait qu’elle est confirmée et imposée par l’appareil pédagogique au détriment des autres variantes. Pour l’enfant, l’entrée à l’école est une véritable révolution : il accède à une forme écrite de son sociolecte, il découvre le découpage linguistique, surtout en lexèmes et morphèmes, il apprend à réfléchir sur le fonctionnement linguistique comme objet en soi par la notion de règle et par l’entraînement à l’analyse, début d’une sorte de distanciation entre la langue comme comportement et la langue comme réalité extérieure à soi, comme élément de la culture du groupe. Son expérience de la variation linguistique s’élargit au contact de la langue de l’école et de celle de ses condisciples, qui ne viennent pas tous du même milieu, surtout dans le contexte de l’école publique. Mais le plus important est que l’école lui fait découvrir que tous les infralectes ne sont pas égaux, qu’il existe une hiérarchie qui les situe les uns par rapport aux autres, enfin que l’un d’entre eux est plus important, puisqu’il est celui de l’école, décrit dans les grammaires et les dictionnaires et imposé par les exercices et les examens. L’enfant doit résoudre pour lui-même divers écarts qu’il ressentira dans les manières d’utiliser la langue autour de lui : entre le modèle familial, le modèle proposé par l’enseignement et le modèle réalisé par ses professeurs qui peut fort bien ne coïncider ni avec celui de l’école, ni avec celui de l’enfant; écart entre la langue de son milieu et la langue de l’école dans les cas de multilinguisme, lorsque la langue de l’école n’est pas la langue de l’enfant (école en français pour un enfant non-francophone, école en wolof pour un enfant sérère, etc.). Les résultats de l’apprentissage sont de divers ordres : constitution d’une conscience linguistique par l’appareil pédagogique qui servira de référence pour apprécier les comportements linguistiques, tant les siens propres que ceux des autres; modification de la grammaire intérieure d’enfance, dont les règles se complexifient et se raffinent, d’où une augmentation de la compétence d’expression et, plus encore, de la compétence de reconnaissance ; enfin, conséquence plus importante, la manière dont l’enfant ou l’adolescent réagira personnellement à la langue de l’école selon qu’il en fera son propre modèle, qu’il cherchera un compromis entre elle et son propre infralecte, ou qu’il refusera de l’intégrer ou ne réussira pas à le faire, sans qu’on sache cependant beaucoup de choses aujourd’hui sur la part du refus ou de l’incapacité d’assimiler le modèle scolaire dans l’échec de certains enfants.

L’école, tôt ou tard, débouche sur les débuts de la vie adulte tout au long de laquelle l’apprentissage de la langue se poursuivra sans arrêt, mais en redevenant pour le plus grand nombre un apprentissage plus inconscient que celui de l’école. La langue est alors surtout un modèle réel de comportement, traversé par des moments de réflexion ou de doute au cours desquels l’adulte interroge les ouvrages de description linguistique. L’apprentissage continu de la langue est directement influencé par le destin de chaque individu. Trois facteurs auront sur cet apprentissage une influence décisive : tout d’abord, le type d’activité professionnelle de l’individu, c’est-à-dire le ou les rôles qu’il jouera au sein du groupe ; d’où découle son statut dans le groupe ; enfin, la mobilité de l’individu qui favorisera plus ou moins ses contacts soit avec les divers infragroupes, soit avec les autres groupes du supragroupe, soit avec d’autres groupes linguistiques. L’apprentissage continu déterminera la connaissance qu’a l’individu de la variation linguistique dans sa propre langue, l’évolution de son propre modèle de comportement linguistique en fonction de cette connaissance de même qu’en fonction de l’évolution de son statut dans la société; il déterminera aussi l’attitude qu’aura l’individu à l’égard de sa langue par rapport aux autres langues qu’il connaîtra.

Pour l’élaboration d’une théorie globale de la régulation linguistique, nous tirons du facteur apprentissage deux conséquences principales.

Dans chaque société, parmi toutes les variantes d’une langue, on en choisit une dont on fera soit la langue à enseigner, donc la langue décrite par l’appareil pédagogique, soit, avec moins d’efficacité, la langue d’enseignement, donc la langue que devrait utiliser chaque professeur au cours de son enseignement. Cette variante, de ce fait, s’imposera peu à peu comme étant la norme, la langue par excellence. Mais il est utile de garder en mémoire qu’à l’origine, il y a un choix et que ce choix a été celui d’un infragroupe ou d’une personne au pouvoir, à la suite d’un débat plus ou moins intense et plus ou moins démocratique. Les exemples confirmant cette thèse sont nombreux. Ainsi, quand Jules Ferry institue en France « l’école gratuite, laïque et obligatoire » sous la IIIe République, par un ensemble de textes datant de mars 1881 jusqu’à la fin de 1883, il ne lui vient pas à l’esprit de choisir autre chose comme langue enseignée et langue d’enseignement que la langue « nationale », c’est-à-dire la langue de la Cour et de la Ville récupérée par la Révolution française (Brunot, 1967), en continuité avec l’édit de Villers-Cotterêts (1539) et dans l’esprit de Vaugelas, confirmant de ce fait le rejet des dialectes ou des variantes du français en France à cette époque et le refus de considérer les autres langues en usage sur le territoire français (le provençal, le breton, le basque et l’alsacien) au nom de l’unité nationale. Plus près de nous, on peut citer le débat qui partage la société québécoise quant à la norme du français que doit favoriser le Ministère de l’Éducation et la manière dont se dégage un certain consensus à l’égard de l’usage des classes instruites québécoises, usage qui se situe entre l’usage populaire et l’usage parisien, mais qui intègre des éléments propres au Québec. Enfin, on peut observer que l’intégration des langues africaines dans les systèmes d’enseignement pose pour chaque pays et chaque langue le problème du choix d’un « standard » comme modèle à enseigner, ce qui implique une description globale de la langue (noyau + variantes) et l’intervention des autorités en tant que responsables du choix. Lors de la dernière table ronde des centres de linguistique appliquée d’Afrique noire à Yaoundé, en 1981, de nombreuses communications ont traité de cette question.

Seconde conséquence : au sortir de l’école, l’évolution linguistique de l’adulte est en rapport étroit avec les rôles qu’il jouera dans la société, notamment avec ses activités professionnelles. La fonction intégrative de la langue entre en jeu de nouveau, à l’âge adulte cette fois. Par son activité professionnelle, chaque individu participe au groupe exerçant la même occupation que lui, dont l’une des caractéristiques est un certain modèle linguistique. Nous sommes ici devant la relation qui existe entre structure sociale et variation linguistique. Une pratique de la régulation linguistique implique nécessairement un type d’organisation sociale et politique de la société. L’adulte peut évoluer du point de vue linguistique selon trois directions principales, nous semble-t-il. Ou bien, son activité professionnelle confirme la variante linguistique de son enfance. Par exemple, l’enfant d’un ouvrier peut devenir à son tour ouvrier et revenir, après sa scolarisation, à la variante linguistique de cet infragroupe, la perpétuant ensuite par transmission à ses propres enfants. Ou bien, l’activité professionnelle met l’adulte en contact régulier avec la variante du système scolaire et des communications institutionnalisées (cf. ci-après) qui demeurera son modèle personnel et qu’il transmettra à son tour, conformément à la tradition de sa propre famille, ou en provoquant chez lui et chez ses enfants une mutation culturelle par changement d’allégeance linguistique par rapport à sa variante d’enfance. Enfin, l’adulte peut être amené à utiliser une autre langue que sa langue maternelle, par exemple l’anglais au lieu du français comme il arrive au Canada, ou le français à la place d’une langue africaine comme on l’observe en Afrique noire pour un grand nombre de professions. Si le choix de cette autre langue se transmet aux enfants, il y a transfert linguistique.

La deuxième force de régulation linguistique est l’influence du ou des modèle(s) linguistique(s) propre(s) aux communications institutionnalisées.

Nous entendons par communication institutionnalisée l’acte, le plus souvent anonyme ou impersonnel, par lequel une institution communique avec des personnes ou avec d’autres institutions, pour les fins de ses activités. Par exemple, l’État avec les citoyens par le biais d’une grande variété d’imprimés administratifs, une société commerciale avec ses employés, ses clients, ou ses fournisseurs. Nous donnons ici au terme « institution » son sens le plus large d’entité devant son existence à une loi (personnes morales ou associations), à un accord international (l’ONU, la CEE, par exemple) ou encore à une constitution coutumière ou écrite, comme les États (Corbeil, 1980b : 79).

La typologie des communications institutionnalisées varie selon les genres de sociétés et donc d’organisations sociales. Comme facteurs de régulation linguistique, nous identifions aujourd’hui les institutions suivantes, dont les attitudes et les comportements linguistiques ont une influence régulatrice certaine : le système d’enseignement, dont nous avons traité précédemment; l’administration publique, par le prestige qu’elle confère à la variante qu’elle choisit comme langue des lois, règlements, directives, des imprimés administratifs, des communications écrites et parlées des hommes politiques et des fonctionnaires ; les institutions économiques, y compris les industries culturelles (édition et diffusion des livres, des disques, des films, etc.) et les médias (journaux, radio, télévision), qui confèrent une motivation socio-économique à la langue ou à la variante qu’elles utilisent et diffusent ; la littérature et les publications scientifiques ou techniques, la première constituant l’affirmation et l’illustration d’une ou de plusieurs variantes dans des relations complexes de complémentarité ou de concurrence (les « bons » et les « mauvais » écrivains), les secondes accordant un prestige certain à la variante ou à la langue qui donne accès aux connaissances et au savoir-faire. Enfin, dans certaines circonstances historiques, on peut ajouter la religion à la liste. Ainsi, il est évident que l’Islam est un puissant facteur de conservatisme linguistique en langue arabe par l’affirmation du Coran (VIIe siècle) comme norme linguistique par excellence; on peut aussi citer comme exemple le fait que la religion catholique a favorisé la survie du français en Amérique (Québec, Acadie, chez les Franco-Américains) de par l’identification du catholicisme au français et du protestantisme à l’anglais : la religion déterminait alors l’appartenance linguistique.

Les communications institutionnalisées entraînent d’importantes conséquences en régulation linguistique.

Les groupes de pouvoir (pouvoirs politique, économique, administratif et religieux) ont la capacité de choisir et d’imposer une langue ou une variante d’une langue comme modèle à utiliser dans leurs propres communications. Lorsque le choix de tous les ordres de pouvoir est identique, la langue ou la variante de la langue choisie s’en trouve très solidement soutenue et confirmée dans le statut de langue officielle, reléguant ainsi au second plan les autres variantes ou les autres langues. Mais on observe que les choix ne sont pas toujours les mêmes et qu’une concurrence se manifeste alors entre les langues ou les variantes de la langue retenue par l’un ou l’autre ordre de pouvoir. Dans ce cas, on note que l’usage du pouvoir économique tend à prédominer dans l’ensemble de la population, comme langue de promotion et de succès socio-économique.

Le pouvoir politique peut déterminer par loi, par règlement, par décret ou par simple décision administrative le statut et l’emploi des langues ou des variantes de langue en usage sur son territoire. La politique linguistique peut alors être globale et détaillée comme au Québec, ou procéder par secteurs d’application comme il arrive dans la plupart des pays où elle se disperse dans de nombreux textes relatifs à l’enseignement, à l’affichage public ou à la signalisation routière, à la langue des contrats ou des textes de loi, à la protection du consommateur par le biais de prescriptions touchant les textes et étiquettes accompagnant les produits, etc. L’inventaire de Wallace Schwab (1979) des textes législatifs sur l’emploi des langues au Québec, au Canada, en France, en Belgique, en Suisse, au siège des Communautés européennes et du Conseil de l’Europe est très significatif à cet égard.

Les institutions peuvent contrôler et, de fait, contrôlent l’usage qu’elles font de la langue ou des langues dans leurs communications. Les moyens pour ce faire sont très divers : emploi d’un personnel spécialisé, rédacteurs ou traducteurs, constituant parfois un service de linguistique dûment identifié à la fonction de régulation linguistique interne; normalisation officielle de la terminologie administrative et technique en usage au sein de l’institution; normalisation des imprimés de gestion, donc de la langue qui y est employée; directives aux employés sur l’usage de la langue ou des langues au sein de l’entreprise, etc.

On voit ainsi que de nombreuses décisions sont prises, au jour le jour, qui ont trait à l’emploi des variantes d’une langue ou à l’emploi des langues dans l’activité quotidienne des institutions relevant des divers ordres de pouvoir. L’ensemble finit par donner plus d’importance à une variante ou à une langue par rapport aux autres, donc par confirmer un modèle linguistique, qu’on désigne souvent par l’expression usage dominant.

L’appareil de description linguistique, c’est-à-dire la langue comme modèle construit, constitue la troisième force de régulation linguistique.

À première vue, l’affirmation peut paraître surprenante, surtout dans les milieux où on soutient « l’objectivité » des travaux linguistiques. Elle le devient de moins en moins à mesure qu’on y réfléchit.

Il faut, au départ, prendre conscience des conditions dans lesquelles s’exerce l’activité de description de la langue.

Celui qui décrit la langue ne décrit pas n’importe quel usage de cette langue, encore moins la totalité des usages. En général il choisit, et le plus souvent il choisit l’usage dominant. Vaugelas est toujours d’actualité, qui avouait avec franchise et une certaine candeur décrire la langue de la Cour et de la Ville, confirmée par l’usage des bons écrivains; et qui attribuait le « mauvais » usage à « la pluralité des voix ».

Celui qui décrit appartient à un groupe défini par un statut, un lieu, une époque. Il adhère également à certaines idées au sujet de la langue, qui le font ainsi participer à une école de pensée en particulier. Le plus souvent, il décrit l’usage de son groupe. S’il en décrit un autre, se pose le problème délicat de la relation, consciente ou inconsciente, qui s’établit alors entre le descripteur et le groupe décrit. On retrouve ici le problème plus global de l’anthropologue et de son ombre : l’impossibilité de faire abstraction de ses propres modèles et de sa propre culture en observant et en décrivant l’autre.

D’autre part, certains éléments de l’épistémologie de la linguistique font apparaître le caractère relatif des résultats obtenus. Deux surtout sont pertinents à notre propos. D’abord, le type de « vérité » auquel on arrive. Mis à part la phonétique dont la vérité est de type expérimental, fondée sur la possibilité d’obtenir toujours les mêmes résultats dans les mêmes conditions ou de reproduire artificiellement les faits, la « vérité » linguistique est du type « science humaine », constituée par la convergence des résultats auxquels arrivent plusieurs chercheurs, le témoignage d’un seul étant sujet à caution, selon l’adage « testis unus, testis nullus ». On voit immédiatement la conséquence de ce type de vérité lorsque les chercheurs décrivent, en majorité, un même usage : les autres deviennent « faux » ou prennent l’apparence du faux, d’où la rengaine « ce n’est pas français » quand ce n’est pas inclus dans la description majoritaire. En second lieu, il est nécessaire de tirer les corollaires du fait que la description linguistique elle-même varie soit selon les écoles, soit selon l’objet, soit enfin selon la taille de l’échantillon décrit (idiolecte, infralecte, sociolecte ou supralecte), en somme selon la distance plus ou moins grande qui existe entre les comportements réels des locuteurs et la description qu’on en donne.

Dans cette perspective, il apparaît nettement qu’une description linguistique doit être « située » au terme d’un examen critique attentif et difficile dont la majorité des utilisateurs de cette description n’ont pas les moyens. D’où le rôle, bien involontaire souvent, parfois même ouvertement récusé, que joue la description de la langue comme force de régulation linguistique : les utilisateurs réduisent la réalité linguistique au contenu des ouvrages qu’ils consultent épisodiquement. Sur ce point, l’écart est total entre eux et les linguistes qui connaissent les limites de leurs travaux ou de ceux de leurs collègues.

Du point de vue où nous nous plaçons, nous classons les produits de la description linguistique en trois catégories, selon l’objectif principal que poursuivent les auteurs.

D’abord, les ouvrages normatifs, plus ou moins militants du bon usage, le plus souvent des grammaires ou des manuels d’enseignement de la langue maternelle ou d’une langue étrangère. L’intention pédagogique est toujours présente dans ces ouvrages et on rejoint par là le facteur apprentissage de la langue. Pour la langue française, le plus connu de ces ouvrages est Le Bon Usage de Grevisse.

Puis, les ouvrages descriptifs, de type linguistique, dont l’addition, lorsqu’ils traitent d’une seule et même variante, finit par consolider cet usage dans le rôle d’archétype de la langue au détriment des autres usages. Par exemple, la plupart des linguistes en France décrivent le français écrit, parfois parlé, de la population instruite de Paris.

Enfin, il y a les ouvrages commerciaux, destinés à une clientèle définie d’acheteurs potentiels, d’où des préoccupations de prix et d’adaptation aux caractéristiques des usagers. Ce sont surtout des dictionnaires et des manuels scolaires. Les auteurs de ces ouvrages sont dans une situation difficile : professionnellement, ils aspirent à décrire la langue le plus exactement possible, mais ils doivent tenir compte des contraintes commerciales découlant de la concurrence et des réactions ou habitudes des acheteurs, adultes ou enfants. Bien souvent, ces ouvrages sont plus normatifs que descriptifs, soit volontairement, soit malgré eux, de par la manière dont les utilisateurs en tirent argument et d’après les traditions lexicologiques ou grammaticales.

En définitive, l’appareil de description joue, en régulation linguistique, le rôle de surmoi linguistique collectif et ce de différentes manières.

Tantôt, l’appareil explicite le surmoi. Quand on dit « la langue », on désigne, en fait, la variante de la langue qui est l’objet habituel de la description et qui servira de base de comparaison par rapport à laquelle on classera et on évaluera les autres variantes. Il est, à ce sujet, important de noter que les groupes de pouvoir ont la capacité de contrôler, ou tout au moins d’influencer, l’objet et le fonctionnement de l’appareil de description par le biais des organismes nationaux de recherche et de subventions, ou encore par l’acceptation ou le refus d’éditer ou de diffuser les résultats des travaux.

Tantôt, l’appareil atténue le rigorisme du surmoi linguistique. Ou bien il démontre le relativisme linguistique par l’analyse de la variation ou par l’observation de son universalité, pour toutes les langues à toutes les époques. Ou bien il constate l’écart entre les conclusions tirées de l’observation des faits et les prescriptions d’un certain militantisme normatif.

Tantôt, enfin, l’appareil sert à psychanalyser le surmoi linguistique, en ce sens que la compréhension et la description du phénomène normatif d’une part, l’analyse des mécanismes de la régulation linguistique d’autre part, démontrent que ce n’est pas la langue en soi qui est ici en cause, mais bien le phénomène plus général de la contrainte sociale dans les groupes humains organisés. La « norme » n’est alors plus un problème linguistique, mais un problème sociologique.

Voilà donc les forces de régulation linguistique que nous identifions aujourd’hui et l’action particulière de chacune d’elles telle que nous la percevons.

Les principes dynamiques de la régulation linguistique

Nous voudrions maintenant les considérer en tant que système et chercher à saisir les principes dynamiques qui en commandent le fonctionnement.

Nous en distinguons quatre : le principe de convergence, le principe de dominance, le principe de persistance et le principe de cohérence.

Le principe de convergence se définit ainsi : la régulation linguistique est d’autant plus forte au sein du groupe (ou du supragroupe) que toutes les forces de régulation privilégient la même variante, le même usage.

Dans la terminologie habituelle, l’expression « unification linguistique » désigne le processus de la convergence, « l’unité linguistique » son résultat, tandis que la norme dominante est le modèle linguistique ainsi promu au rang de « langue » nationale ou officielle, selon le vocabulaire utilisé par chaque État en fonction de sa complexité linguistique.

Deux exemples historiques illustrent le principe de convergence. Aux premiers temps de la Nouvelle-France, les immigrants représentaient tous les éléments de la société française de l’époque : noblesse, haut et bas clergé, bourgeois, artisans et paysans. Les variantes du français d’alors se sont trouvées confrontées : le français du Roi utilisé par la noblesse, le haut clergé et une partie de la bourgeoisie d’une part, d’autre part différents dialectes ou usages régionaux parlés par les artisans et les paysans, principalement le normand, le picard, le saintongeois et le poitevin. Mais comme les pouvoirs politique, religieux, militaire et économique utilisaient, chacun et tous, le français du Roi, l’unité linguistique du nouveau groupe s’est faite rapidement autour de ce français, avec quelques emprunts aux différents dialectes ou usages régionaux, surtout sans doute les termes communs à plusieurs variantes. Le deuxième exemple, emprunté aussi à l’histoire de la langue française, montre le même processus de convergence. L’unification linguistique de la France s’est sérieusement amorcée sous la IIIe République, lorsqu’une seule et même variante du français a été utilisée comme langue de l’État, langue de l’école et langue de l’industrialisation naissante. En quelques générations à peine, disons entre 1880 et 1940, l’unité linguistique était réalisée (Pottier, 1968 : 1144 et suiv.).

Le principe de convergence s’applique aussi bien à l’intérieur du groupe que du supragroupe. Dans le groupe, il favorise l’uniformisation linguistique de ses membres au détriment des infralectes. Dans le supragroupe, il favorise la réduction des écarts entre les normes dominantes de chaque groupe.

Dans le cas contraire, lorsque les forces de régulation sont divergentes, la situation linguistique se caractérise par une tension plus ou moins forte entre les variantes ou entre les langues en concurrence. C’est la condition dans laquelle se trouvent, par exemple, tous les pays d’Afrique noire et, selon une problématique tout à fait différente, les pays du Maghreb. On y observe une norme linguistique pour la vie quotidienne (arabe dialectal au Maghreb, nombreuses langues africaines en Afrique noire), une norme pour le système d’enseignement (l’arabisation ou l’africanisation ont atteint des niveaux variables d’un pays à l’autre), une norme pour les usages du pouvoir politique et de l’administration (arabisation et africanisation également variables), une norme pour la vie économique et industrielle (le français dans la plupart des cas, parfois l’arabe au Maghreb ou une langue africaine au sud, par exemple le swahili, surtout pour les relations avec les clients de même langue maternelle ou véhiculaire, dans les activités traditionnelles). Tous les pays tendent à réduire cette complexité linguistique, ce qui est l’objet même de l’aménagement linguistique.

Le principe de dominance s’énonce ainsi : au sein d’un groupe, l’usage linguistique qui prédomine est celui des infragroupes qui contrôlent les institutions. Il s’applique également au supragroupe.

Ce principe suppose évidemment l’existence d’usages différents de la même langue dans le groupe selon diverses divisions en infragroupes et infralectes. Il est une forme particulière d’un principe plus général, celui de l’ethnocentrisme culturel, qui a pour fonction de « renforcer le moi en s’identifiant à son propre groupe, dont on admet implicitement la supériorité » (Herskovits, 1952 : 62). L’ethnocentrisme culturel conduit un infragroupe ou un groupe à considérer son comportement langagier comme le meilleur et à l’imposer ou à tenter de l’imposer de ce fait aux autres, selon ses moyens. Il arrive souvent, au terme du processus, qu’un accord collectif se dégage parmi les membres du groupe pour reconnaître comme norme celle de l’infragroupe au pouvoir. Les travaux de Labov ou le rapport de Boudreault (1973) donnent d’intéressantes indications à ce sujet.

Le principe de dominance est d’application universelle : à chaque niveau, pour l’infralecte, le sociolecte et le supralecte, il existe un usage dominant, décrit ou non. Dans la vie collective, le problème est celui du mode d’émergence et d’affirmation de cette norme. En linguistique descriptive, il revient à l’identifier et à la décrire en tenant compte ou non des variantes selon l’option théorique du chercheur.

Dans la relation de groupe à groupe, le nombre de locuteurs de chaque groupe, l’importance relative de la production littéraire et scientifique de chacun, enfin le fait que l’usage d’un groupe soit mieux décrit que celui des autres jouent un rôle important dans la conception d’une norme supralectale. Ainsi, par exemple, se trouve favorisé l’usage de la France pour la langue française ou celui de l’Égypte pour la langue arabe.

Nous entendons par principe de persistance le fait que le maintien d’un même usage dominant d’une époque à l’autre malgré ses propres variations temporelles consolide la régulation linguistique.

C’est ainsi qu’un certain usage du français s’est imposé comme norme depuis le XVIe siècle, malgré les changements de régimes, les modifications de l’ordre économique, malgré les effets de la démocratisation et de la décolonisation.

À la longue, l’ensemble des textes de toute nature qui emploient ou ont employé cette norme « historique » et les habitudes collectives qui en découlent, constituent une force d’inertie considérable qui maintient cette norme en place et gêne considérablement toute tentative de la modifier. L’exemple le plus probant de ce conservatisme linguistique est la langue arabe classique ; ou encore le maintien de l’orthographe du français en dépit de tous les arguments et de tous les projets de réforme.

À la limite, le principe de persistance entraîne comme conséquence une sorte d’hypocrisie linguistique qui amène les membres du groupe ou du supragroupe à nier la variation linguistique, ou encore au mieux à la minimiser en la désignant par des expressions euphémiques du type « niveaux de langue », « régionalisme » (voir Boulanger, 1980).

Enfin, le principe de cohérence du système linguistique lui-même : au-delà des variations des infralectes par rapport au sociolecte, ou des sociolectes par rapport au supralecte, il existe un ensemble d’éléments formant système qui constituent la spécificité même de la langue et qui autorégularisent le fonctionnement du système linguistique de chacune de ses variantes.

Le principe de cohérence rejoint le concept de norme objective.

Dans la pratique du langage, ce noyau dur de la langue assure l’intercompréhension des locuteurs malgré les variantes. Sur cette base nous fondons la distinction entre variation et dialectisation : le dialecte, au terme de sa propre évolution, a atteint un niveau de différenciation si élevé que son emploi ne peut permettre que la communication avec des locuteurs du même dialecte ou de dialectes voisins, alors que la variation n’est pas suffisante pour empêcher la communication entre eux des locuteurs de la même langue. Ainsi, un dialecte wallon ne permet pas de communiquer avec des locuteurs français, alors que le français régional de Belgique le permet.

En linguistique descriptive, l’identification du noyau dur, la construction d’un « modèle de langue » (Rey, 1972 : 13) se fait à divers niveaux d’abstraction, toujours par élimination des variantes. La « langue » serait alors le plus haut niveau d’abstraction atteint, dont les résultats s’adapteraient à tous les locuteurs, mais aussi à aucun usage, puisque celui-ci implique toujours des éléments de variation plus ou moins nombreux ou marqués. La comparaison entre l’enseignement d’une langue comme langue maternelle et comme langue étrangère permet de mieux saisir ce que nous voulons dire ici (Archambault-Corbeil 1982). Dans l’enseignement de la langue maternelle, la variation est connue de l’enfant et la langue enseignée lui apparaît comme une variante de plus, à une distance plus ou moins grande de son propre usage. Dans certains cas, quand l’écart est trop grand, il peut se produire des difficultés d’apprentissage, source à leur tour de retard scolaire (Bourdieu-Passeron, 1964 et 1970). Dans l’enseignement de la langue étrangère, la langue enseignée est la seule chose connue de l’élève : la langue réelle avec ses variations sera à plus ou moins grande distance de la langue apprise et perturbera de toute manière le débutant dans ses essais de communication avec les locuteurs de cette langue dans des situations habituelles d’emploi.

Le principe de cohérence s’appuie sur l’appareil de description linguistique, surtout lorsque celui-ci a pour objet la même variante sur une longue période de temps, puisque alors le principe de persistance lui donne encore plus de consistance.

Voilà donc les principes selon lesquels les facteurs que nous avons mentionnés précédemment fonctionnent, l’ensemble ayant comme conséquence la régulation des comportements langagiers de chaque membre d’une communauté linguistique selon ses appartenances et ses rôles.

Le résultat n’en est pas un dirigisme linguistique, dans le sens habituel d’essais explicites d’orientation ou de contrainte des manières de parler ou d’écrire, mais plutôt un équilibre dynamique consenti entre la liberté de chaque locuteur et le besoin de s’intégrer à une société et de communiquer avec ses membres.

La régulation linguistique n’est ainsi qu’une forme particulière du phénomène global du modelage des comportements individuels, élément essentiel de la formation et de la continuité de toute culture.

La notion de qualité de la langue

Dans cette perspective, que devient la notion de « qualité de la langue »?

Au départ, il est essentiel de noter que cette notion se rapporte non pas à la langue comme modèle construit, mais bien à la langue comme modèle réel. Si, conformément au principe de cohérence, l’identification d’une norme objective peut justifier une partie du contenu du modèle linguistique inhérent à la qualité de la langue, on ne peut cependant y trouver une légitimation complète, comme il ressort clairement de notre exposé.

La notion renvoie nettement au constat de la variation linguistique, à l’existence de plusieurs normes sociales dans le groupe. S’il en était autrement, si tous les locuteurs faisaient le même usage de la langue, il ne serait pas nécessaire d’en promouvoir la qualité. On est donc ici dans le domaine des choix linguistiques (Corbeil, 1980a), donc dans celui des jugements évaluatifs de sa propre manière de parler ou de celles des autres.

La « qualité de la langue » est la manifestation d’une préoccupation fondamentale du locuteur à la recherche d’une manière acceptable (objectif : communiquer) et efficace (objectif : s’exprimer) de parler ou d’écrire (Gusdorf, 1952). « Chez le locuteur-auditeur dans son groupe social, la langue n’est pas même conçue comme un code de communication; elle est d’abord une “ norme ” impérative, un “ usage établi” par la société et qu’il convient de suivre. La notion d’usage correspond à la conscience de la socialité et donne accès à la saisie intuitive du procès communicatif, notamment par la perception des écarts. » (Rey, 1972 : 12).

La variation linguistique est vécue d’une manière différente d’une société à l’autre, selon le système de valeurs de chacune et plus précisément selon son idéal linguistique. Ainsi, en langue française et en langue arabe, la variation évoque l’idée de concurrence, alors qu’en langue anglaise, allemande ou italienne, elle s’apparente surtout au sentiment d’identité régionale et à un phénomène de complémentarité. La chose apparaît clairement dans la manière dont les sociolinguistes interprètent la variation. Par exemple, pour Labov (1966 : 412), « la communauté linguistique dans son ensemble est unifiée par un ensemble commun de normes », alors que Marcellesi (1974 : 147), rejetant cette position, met l’accent sur « l’assignation de valeurs sociales à certaines variables, c’est-à-dire la création et la reproduction d’une certaine norme dominante » et sur « l’incapacité de cette idéologie à unifier les comportements linguistique ».

Au sens large du terme « manière la meilleure d’utiliser la langue », il y a une qualité de la langue pour chaque infralecte. Chaque infragroupe juge à sa manière « le bien parler » et possède ses beaux parleurs, ses modèles d’excellence langagière, ses « écrivains » en un mot, même s’il s’agit de langue orale. La même constatation vaut pour chaque groupe du supragroupe.

Au sens plus restreint où s’utilise habituellement l’expression « manière la meilleure d’utiliser la langue entre toutes celles existantes », elle renvoie à la promotion et à la précellence d’un usage par rapport à tous les autres. En ce sens, l’expression désigne un phénomène réel, celui de la régulation linguistique, et son résultat, l’émergence d’une norme dominante.

Mais elle peut aussi se confondre avec un discours idéologique visant à légitimer « en soi » cet usage dominant, à le transformer, de simple résultat d’un processus de vie en commun, en un objet doué d’une existence propre s’imposant à tous de par ses vertus. C’est le fait du « purisme », dont l’objectif est, en somme, de sacraliser un usage. Ce discours puriste génère son contraire, celui qui tend à nier toute forme de contrôle social sur la langue et à sacraliser cette fois l’usage, entendu comme une sorte de spontanéisme linguistique. Ainsi se posent en adversaires deux utopies.

L’expression qualité de la langue est donc une expression hautement ambiguë, compromise par ses relations avec le normatif et le purisme militant d’une certaine bourgeoisie.

Conclusion

Au fur et à mesure qu’une société s’unifie et se complexifie, elle génère une double tendance linguistique. D’une part, la variation linguistique se manifeste, soit comme reflet des langues, dialectes et variantes des populations qui se trouvent réunies par le mouvement unificateur, soit comme marque de la complexification socioéconomique croissante de sa population. D’autre part, apparaît la nécessité de réduire les conséquences de la variation par une pratique, à la fois consciente et inconsciente, de la régulation linguistique. La standardisation des comportements linguistiques est donc partie intégrante de l’organisation sociale, indépendamment de la description ou de l’interprétation que peuvent en faire les observateurs, anthropologues, sociologues ou linguistes.

Dans toutes les langues, la régulation linguistique met de l’avant une norme dominante, autour de laquelle gravitent les variantes et les attitudes des locuteurs à la fois à l’égard de leur propre variante et à l’égard de la variante dominante. La manière de vivre cette relation est déjà un trait de culture.

Probablement à cause d’une conception hypertrophiée de l’unité linguistique et de la norme dominante, le monde francophone commence à peine à s’intéresser à la variation linguistique, si ce n’est dans le passé pour l’avoir condamnée, en principe, au nom de l’unité nationale. On ne sait à peu près rien sur les faits de variation en français, sur la manière dont cette variation est vécue d’un groupe à l’autre à l’intérieur de la francophonie, enfin sur les attitudes et les jugements évaluatifs des locuteurs à l’égard d’eux-mêmes et des autres.

Le paradoxe d’une langue à grande diffusion est d’intégrer la variation tout en respectant une norme unificatrice. Le paradoxe semble se résoudre plus aisément dans l’exercice de la langue par les locuteurs que dans les réflexions et discours de ceux qui en parlent officiellement.

Bibliographie

Référence bibliographique

Corbeil, Jean-Claude, « Éléments d’une théorie de la régulation linguistique », La norme linguistique, Textes colligés et présentés par Édith Bédard et Jacques Maurais, Québec/Paris, Conseil de la langue française/Le Robert, coll. « L’ordre des mots », 1983, p. 281-303. — Version retouchée reprise de L’Embarras des langues : origine, conception et évolution de la politique linguistique québécoise, préface de Louise Beaudoin, Montréal, Québec Amérique, 2007, 548 p. [article]