Myrtille ou bleuet. Les Québécois devant la norme

Jean-Claude Corbeil
Conseil de la langue française au Québec

La question[1] s’est toujours posée au Québec, du moins depuis la fin du Régime français, depuis le moment où le pays a été coupé d’une évolution linguistique en symbiose avec celle de la France.

Au fil des événements qui ont abouti à la Charte de la langue française[2], les Québécois ont beaucoup réfléchi à la norme du français et en ont discuté tant et plus.

De nombreux documents se sont accumulés, qui nous permettent de présenter sommairement la manière dont les Québécois réagissent à l’égard de la norme. Nous pourrons ainsi décrire leurs attitudes, voir comment se pose le choix du modèle de langue à enseigner, soit comme langue maternelle, soit comme langue seconde, indiquer enfin quelles orientations la recherche sociolinguistique a prises pour examiner le problème des modèles linguistiques, soit en soi, dans le fonctionnement de toute langue, soit plus spécifiquement par rapport à la tradition française et compte tenu de la diffusion du français dans le monde.

Les attitudes des Québécois

La Commission Gendron a fait étudier les attitudes de la population à l’égard de la norme du français, de même que ses aspirations en la matière[3]. L’enquête date de 1971. Plus récemment, en 1979, le Conseil de la langue française a réuni un colloque où, entre responsables et gens du métier, il fut discuté de la qualité de la langue dans l’enseignement, la publicité et la presse écrite, à la radio et à la télévision[4]. On peut ainsi déceler quelles sont les attitudes des uns et des autres et examiner s’il y a convergence ou contradiction entre elles.

L’enquête de la Commission Gendron repose sur un questionnaire de type sondage, administré à un échantillon représentatif de la population québécoise francophone. La manière de formuler les questions excluait les désignations habituelles des « niveaux » de langue, qui sont cependant réintroduites dans le rapport.

Trois questions entre toutes se rapportent à notre sujet.

Comment les enquêtés apprécient-ils leur propre comportement linguistique? Pour l’ensemble de l’échantillon, 62 % affirment se situer au niveau de la langue familière, 25 % au niveau populaire, 11 % au niveau soutenu. Pour la partie la plus scolarisée de l’échantillon, 48 % se disent de niveau familier, 35 % de niveau soutenu et 17 % de niveau populaire.

À quel comportement linguistique les enquêtés aspirent-ils? Quel est en somme leur propre idéal? L’ensemble de l’échantillon se partage ainsi : 63 % aspirent au niveau soutenu, 29 % au niveau familier, 8 % au niveau populaire. Selon la scolarité, l’idéal linguistique varie curieusement : si la majorité vise toujours comme idéal le niveau soutenu, le niveau familier est de moins en moins l’objectif des personnes de plus en plus instruites (37 %, 21 % et 15 % d’une tranche à l’autre du degré de scolarisation depuis le plus bas) alors que la langue populaire l’est de plus en plus (6 %, 8 %, 15 %). Probablement est-ce l’indice de la sécurité linguistique : plus on est assuré de sa propre maîtrise du code, plus on peut choisir de le transgresser socialement.

Aimeraient-ils parler comme les Français d’Europe? En ce qui concerne la prononciation, 69 % répondent non et 31 % oui; pour le vocabulaire, 54 % répondent non et 45 % oui. Les Québécois ont plus d’admiration pour le mot juste des Français que pour leur accent. En somme, les Québécois souhaitent améliorer leur manière d’utiliser la langue, mais pas nécessairement en suivant le modèle hexagonal.

Les professeurs de français, langue maternelle, ont beaucoup discuté de la norme de la langue à enseigner, surtout à l’occasion des congrès annuels de l’Association québécoise des professeurs de français. Ces discussions ont abouti à l’adoption d’un ensemble de résolutions relatives à la norme et aux conséquences qui en découlent quant à l’enseignement du français. Nous retenons ici celles qui manifestent les attitudes des professeurs de tous niveaux[5].

« Que la norme du français dans les écoles du Québec soit le français standard d’ici. Le français standard d’ici est la variété de français socialement valorisée que la majorité des Québécois francophones tendent à utiliser dans les situations de communication formelle. »

« Que l’objectif des cours de français soit d’amener les élèves à maîtriser le français standard d’ici, tant à l’oral qu’à l’écrit. »

« Que le cours de français développe chez les élèves une attitude d’intérêt et de tolérance à l’égard de toutes les variétés de français, tant celles du Québec que celles des autres régions de la francophonie. »

« Que l’un des objectifs de l’enseignement du français soit de faire prendre conscience à l’enfant des variations linguistiques reliées aux diverses situations de communication. »

« Que l’acquisition du français standard ne procède pas par suppression des formes vernaculaires au profit des formes normalisées, mais par un élargissement progressif du répertoire de l’enfant. »

Les professeurs, comme groupe, prennent donc résolument parti pour une norme québécoise du français et, en corollaire, sont favorables à la variation des normes au sein de la francophonie.

Les choix linguistiques des agences de publicité peuvent être de bons baromètres du climat normatif au Québec, d’autant que la langue n’est alors qu’un moyen d’influencer les comportements d’une clientèle spécifique et non une valeur en soi. Quelle langue utilisent-elles?

Une enquête menée par SORECOM en 1971[6] indiquait que 55 % des publicitaires utilisaient le français familier, 36 % le français soigné et 8 % le français populaire. Les utilisateurs du français familier se légitiment en disant que ce type de langue est le plus proche de celui du plus grand nombre de locuteurs, qu’il est correct et qu’il permet un message direct, bref et concis. Ceux qui emploient le français soigné le font parce que c’est le français le plus correct, le plus près du français international. Enfin, les agences disent utiliser parfois le français populaire pour atteindre des secteurs particuliers de la population.

En 1979, lors du colloque du Conseil de la langue française, les positions sont apparues plus claires. Le « souci de la qualité dans l’expression publicitaire est évident dans toutes les agences[7] ». Au Québec, la langue de la publicité suit l’évolution de la langue québécoise. « L’utilisation du français international se fait nécessairement au détriment d’une certaine spécificité québécoise et, par ricochet, de l’efficacité persuasive. » Par contre, « utiliser le langage du menu peuple est encourager le nivellement par le bas en utilisant une terminologie vague, un vocabulaire passager et des constructions inélégantes[8] ».

Les responsables de la publicité sont donc, eux aussi, favorables à une norme québécoise du français.

Lors du même colloque, les journalistes, les représentants de la radio et de la télévision ont manifesté sensiblement la même position, en insistant sur le fait qu’ils étaient liés de très près à l’évolution de la compétence linguistique des Québécois.

La position des professeurs de français énonce donc et explicite les attitudes des autres groupes et de la population en général. Un consensus s’est dégagé à l’égard de l’adoption du « français standard d’ici » comme norme du français au Québec.

L’enseignement de la langue maternelle

L’examen des programmes-cadres de 1969 pour l’enseignement du français à l’élémentaire et au secondaire, revus, explicités et confirmés en 1979, révèle la position du ministère de l’Éducation au sujet de la norme.

Le ministère entérine la position de l’A.Q.P.F. et choisit comme norme « le français standard d’ici ».

Résumant les discussions de la séance consacrée à l’enseignement lors du colloque précité, R. Joly écrit[9] : « Ce qui importe avant tout, c’est la maîtrise d’un outil de communication pleine et authentique. Idéal exigeant : une langue fonctionnelle doit assurer la communication efficace de tous les messages. Elle sera donc riche d’un grand nombre de registres, pour se prêter aux échanges quotidiens et familiers comme aux plus officiels, pour rendre avec force et avec précision le concret comme l’abstrait. Elle sera respectueuse du code grammatical; elle sera simple (...); elle sera exacte, car la complexité de la vie et de la pensée résiste aux instruments grossiers. »

Le programme accorde une égale importance à la langue écrite et à la langue orale. Il abandonne la pratique d’un enseignement centré sur la grammaire et l’orthographe, mais affirme la nécessité de ces connaissances comme matériaux des habiletés langagières, à travers lesquelles se manifeste et s’évalue l’évolution de la compétence linguistique de l’enfant. Enfin, le programme ne favorise pas une approche esthétique de l’enseignement du français, qui avait entraîné autrefois une surévaluation du modèle littéraire, d’où alors l’omniprésence en classe de la littérature.

Au Québec, comme ailleurs, les résultats de l’enseignement du français sont le thème d’un débat continuel. Vieille querelle, constante historique, puisqu’en 1689 (déjà!), Nicolas Audry s’indignait en ces termes : « Il est ordinaire de trouver (des écoliers de rhétorique) qui n’ont aucune connaissance des règles de la langue françoise et qui en écrivant pèchent contre l’orthographe dans les points les plus essentiels[10]. » Cependant, le ministère de l’Éducation et la population en général sont très sensibles et très attentifs à cet aspect de l’enseignement.

L’application du programme-cadre se heurte à deux obstacles majeurs. D’une part, le « français standard d’ici » n’est pas entièrement et clairement décrit. Si cette absence de description n’empêche pas cette forme de langue de fonctionner comme modèle réel des comportements linguistiques, elle devient cependant gênante quand il s’agit de l’enseignement, parce que la description est essentielle à la mise au point du contenu pédagogique. On arrive ainsi au second obstacle : le matériel pédagogique disponible commercialement est, en général, d’origine française, donc fondé sur une norme française; au mieux, parfois, a-t-il subi une adaptation québécoise qui est toujours un pis-aller. La grammaire de référence demeure Grevisse et les dictionnaires les plus courants sont le Larousse ou le Robert. Il n’existe pour ainsi dire pas de manuels pour l’enseignement de la langue orale. Les professeurs québécois se constituent donc leur propre matériel pédagogique, dont il sortira un jour des manuels québécois d’enseignement du français, conformes à la norme québécoise et à l’objectif de développer les habiletés langagières, écrites et orales, des enfants en fonction de leurs propres besoins de communication entre eux et avec le monde des adultes.

L’enseignement de la langue seconde

En 1980, le Conseil de la langue française commandait une étude traitant de l’enseignement du français, langue seconde, surtout dans la perspective de l’enseignement aux adultes[11]. Les renseignements qui suivent sont extraits de ce rapport.

Quelle langue française enseigne-t-on? L’analyse des méthodes en usage et l’interview de responsables donnent à la question une réponse d’une remarquable unanimité : on enseigne le français fondamental, c’est-à-dire la partie la plus stable de la langue et la plus commune à tous les francophones, d’abord sous sa forme parlée, ensuite écrite.

Pourtant, en dehors de la classe, l’enfant, l’adulte surtout, sont dans une situation de communication avec des locuteurs qui ne s’en tiennent pas au français fondamental. L’élève est frustré de ne pas comprendre ce qu’il entend et réagit de diverses manières : le professeur est incompétent, la méthode n’est pas bonne, les Québécois parlent mal, le français est une langue trop difficile, le français de la méthode ne correspond pas à ses besoins. Il ne peut cependant pas en être autrement puisque les méthodes excluent ce qui fait la vie même d’une langue, c’est-à-dire la variation des usages.

D’où l’interrogation lancinante, le malaise et le remords chez tous ceux qui s’occupent de l’enseignement du français, langue seconde : que faire de la variation linguistique, qu’elle soit géographique, sociolinguistique, occupationnelle? Faut-il l’enseigner? Quelles variantes faut-il enseigner, les unes pour que l’élève puisse les reconnaître (exercices de reconnaissance), les autres pour qu’il puisse les reproduire (exercices d’expression)? Faut-il distinguer systématiquement et toujours les variantes strictement québécoises (par exemple, les formes ouvertes des voyelles /i/, /y/, /u/) des variantes partagées avec d’autres francophones, comme /i/ pour /il/, la réduction de « ne ... pas » à « pas », la mise en relief du groupe sujet ou objet? Et où trouver une description fiable des variantes? Sans le vouloir, par nécessité, le professeur de langue seconde fait face à l’une des questions les plus controversées en linguistique descriptive.

Coincé entre le français fondamental et international des méthodes et la nécessité d’adapter son enseignement au français de la vie réelle, le professeur doit faire les commentaires qui s’imposent au sujet de l’usage québécois, comme au sujet des « niveaux de langue[12] » (Terminologie commode bien que dépassée). Voir à ce sujet P. Corbin (1980) et D. et P. Corbin (1980). Il est aussi amené à compléter d’un matériel d’appoint la méthode de base qu’il utilise en classe. On retrouve ici une situation analogue à celle de l’enseignement de la langue maternelle.

Or l’attitude des professeurs de français, aussi bien langue maternelle que seconde, à l’égard de la variation linguistique est ambiguë. Leur formation en linguistique est suffisante pour qu’ils sachent que la variation est normale et universelle, mais l’état des travaux en sociolinguistique ne leur permet pas de trouver facilement réponse aux questions des élèves. Les professeurs improvisent le plus souvent leurs commentaires. Par formation également, les professeurs de langue sont en général plus normatifs, plus conscients et préoccupés de « la » norme que de la moyenne des usages au Québec, ce qui fait qu’ils recourent facilement à des arguments évaluatifs subjectifs du type : « C’est bien, c’est mal, c’est acceptable. »

En ce qui concerne plus spécifiquement le « français québécois », le malaise est plus grand encore. Pour les professeurs d’origine québécoise, c’est tout le problème ou de l’acceptation, ou du refus, ou de la reconnaissance conditionnelle de cet aspect de nous-mêmes. Pour les professeurs d’origine non québécoise, la question se pose de leur connaissance des particularités de l’usage québécois et de leur attitude à leur égard : enthousiasme d’intégration, refus, mépris. Pour les uns et les autres, il est toujours difficile, voire impossible, de distinguer ce qui est proprement québécois de ce qui pourrait s’observer ailleurs dans le monde francophone.

Les orientations de recherche

L’activité de recherche est relativement intense au Québec sur le thème de la norme et de la variation linguistique[13].

Dans les universités, on peut distinguer trois secteurs de recherche. En syntaxe, les chercheurs travaillent dans la perspective de Labov, en utilisant le plus souvent le modèle de la grammaire transformationnelle. On note une nette tendance à décrire le français populaire, surtout de Montréal. Il faudra bien cependant entreprendre aussi la description du modèle linguistique socialement favorisé par les Québécois. En phonologie, la description du système québécois est fort avancée et on peut s’attendre à des publications importantes d’ici peu, surtout de la part du groupe de l’Université de Montréal. C’est le domaine où les connaissances sont les plus sûres. En lexicologie, les travaux sont très diversifiés. À l’Université Laval, Gaston Dulong a publié les résultats d’une longue enquête de type dialectologique, tandis que se poursuivent les études relatives à un « trésor de la langue française au Québec ». A l’université de Montréal et de Sherbrooke, des chercheurs dépouillent les textes littéraires à la poursuite des « canadianismes ».

L’Office de la langue française mène depuis des années d’importants travaux de terminologie et de néologie. De par sa position d’organisme linguistique officiel, l’Office a dû définir sa position par rapport à la norme. D’où la distinction entre norme et normalisation, entre la dynamique d’émergence d’un modèle linguistique privilégié et les interventions d’orientation de l’usage. Cette distinction repose elle-même sur la différence entre communication individualisée et institutionnalisée, selon qu’elle a comme objectif l’expression de soi ou la transmission de messages administratifs ou commerciaux anonymes. L’Office a conclu que, s’il était impossible et inconvenant de tenter d’agir sur les comportements linguistiques des individus, on pouvait facilement, par contre, influencer les comportements des institutions, où l’émission du message est, en général, objet d’attention et de soin. Nous pensons ici à des choses comme l’étiquetage des produits, les textes législatifs, réglementaires ou administratifs, la presse écrite, etc. L’Office a donc concentré son action sur les communications des institutions. L’Office a également constaté que les vocabulaires de spécialités avaient une tendance naturelle à la normalisation, en ce sens que leur idéal est un mot et un seul pour chaque chose et le même pour tous, alors que le vocabulaire de la langue commune est constitué de termes polysémiques et comporte de nombreux synonymes ou quasi-synonymes. D’où deux méthodologies de description : la terminologie pour les vocabulaires de spécialités, la lexicographie pour le vocabulaire de la langue commune. L’Office s’est spécialisé en terminologie, d’autant que cet organisme a aussi comme mandat l’implantation du français comme langue de travail au Québec.

L’Office s’intéresse de très près à la description du français au Québec et dispose de crédits pour financer les recherches universitaires en ce sens.

En guise de conclusion, nous formulerons quelques réflexions personnelles sur l’expérience québécoise.

Depuis des années, les Québécois vivent la contradiction apparente inhérente à la variation linguistique.

D’une part, affirmer la spécificité linguistique du Québec; d’autre part, maintenir l’intercommunication avec les autres francophones. Dans l’état actuel de la langue française dans le monde, c’est plus un problème normatif que linguistique, davantage une question d’attitudes. L’acceptation de la différence implique la fin de la suprématie de la norme parisienne, la substitution de l’esprit de tolérance à l’esprit de clocher, la coexistence de plusieurs normes régionales, la distinction entre les faits de langue d’expérience panfrancophone et ceux particuliers à un groupe, dont la connaissance ne devient utile qu’au moment des contacts avec ce groupe.

Pour décrire le français au Québec, nous ne croyons pas que la méthodologie comparative soit la bonne, qui poursuit comme objectif l’identification des particularités. Le français au Québec doit être décrit en soi, comme s’il était la seule forme de la langue française, de manière à obtenir des résultats aussi exhaustifs que possible. L’identification des particularités sera alors un sous-produit de la description. Tout particulièrement, les travaux de type « canadianismes » ne mènent nulle part.

Enfin, nous croyons indispensable l’élaboration progressive d’une double théorie sociolinguistique. L’une a pour objet la régulation linguistique, c’est-à-dire la compréhension du phénomène de la concurrence entre des normes d’une même langue et de l’émergence de l’une d’entre elles comme norme dominante. L’autre étudie l’aménagement linguistique, c’est-à-dire la manière de régler la concurrence entre deux ou plusieurs langues sur le même territoire. La première est de portée universelle et s’applique à toutes les langues, à toutes les époques. La seconde est circonstancielle et correspond à une période de définition ou de redéfinition d’un projet collectif national où l’élément linguistique intervient.

Notes

Référence bibliographique

Corbeil, Jean-Claude, « Myrtille ou bleuet. Les Québécois devant la norme », Le Français dans le monde, vol. 22, no 169, mai-juin 1982, p. 56-60. [article]