L’aménagement linguistique du Québec, cinq ans après l’adoption de la Charte de la langue française

Jean-Claude Corbeil

Résumé

On entend par aménagement linguistique l’effort délibéré et organisé d’un État pour « solutionner » des problèmes linguistiques le plus souvent de niveau national. L’aménagement peut porter soit sur le « corpus », c’est-à-dire sur les éléments de la langue elle-même, soit sur le « statut », c’est-à-dire sur les situations d’utilisation de cette langue et son interrelation avec d’autres langues.

Jean-Claude Corbeil dans son intervention estime qu’il est devenu nécessaire aujourd’hui de prendre un recul par rapport à l’application quotidienne des dispositions de la Charte. En ce sens il faut renouer avec les intentions premières et le contexte général de l’aménagement linguistique du Québec dans les années soixante-dix. Ce faisant nous ne pouvons oublier que ce qui sous-tend la Charte de la langue française c’est un projet global de société dont l’objet est le statut et la qualité de la langue française au Québec.

L’exposé de Denise Daoust-Blais dégage les grandes orientations adoptées, selon l’orientation générale donnée par la Charte de la langue française, par l’organisme responsable de la mise en œuvre de la loi, l’Office de la langue française.

Soucy D. Gagné, président de SORECOM a animé cet atelier.

Le thème qu’on nous propose ce matin se prête à de nombreux développements selon les intérêts de chacun et les différents points de vue d’où l’on peut se placer pour en traiter.

Pour ma part, j’estime qu’il est devenu nécessaire aujourd’hui de prendre du recul par rapport à l’application au jour le jour des dispositions de la Charte de la langue française, pour retrouver la perspective d’ensemble où chaque élément acquiert son sens et d’où les attaques contre la politique linguistique du Québec peuvent se comprendre et s’interpréter. L’inconvénient d’une loi est de s’écrire par articles, donc de fractionner une stratégie globale en une mosaïque de dispositions, ce qui entraîne comme conséquence une lecture éclairée de la loi et des débats d’interprétation de plus en plus byzantins, article par article, alinéa par alinéa, à la limite et souvent mot par mot.

Je vous propose donc comme exercice aujourd’hui de renouer avec les intentions premières et le contexte général de l’aménagement linguistique du Québec dans les années soixante-dix.

L’aménagement linguistique suppose un projet global de société, explicite ou implicite, et en découle directement. Pour tous les États, et à toutes les époques, la problématique de l’aménagement linguistique comporte trois caractéristiques essentielles: elle est complexe, en ce sens qu’elle est susceptible de toucher toutes les formes de communications institutionnalisées; elle est vitale, en ce sens qu’elle concerne un élément primordial de la personnalité de chaque citoyen et de chaque groupe ethnique; elle est mouvante, sans cesse influencée par l’évolution de la situation sociodémographique, sociolinguistique et sociopolitique du pays.

Au Québec même, de quels principes découle l’aménagement linguistique, principes qui se sont dégagés et précisés peu à peu tout au long d’une quinzaine d’années de travaux et de discussion, comme nous le rappellerons plus tard ?

Les Québécois ont pris conscience qu’ils constituaient une société à part entière, dotée d’un territoire, d’un ensemble d’institutions, d’une identité culturelle particulière, comprenant plusieurs groupes ethniques minoritaires d’origine différente: groupe amérindien et inuk des premiers occupants, groupe britannique introduit par la Conquête, groupe des immigrants. La langue principale de cette société étant le français, il est apparu naturel et légitime d’assurer à cette langue le statut de langue officielle de l’État québécois, clé de voûte de l’aménagement linguistique du Québec. Face à la langue officielle, toutes les minorités doivent être traitées sur un pied d’égalité, non dans le dessein de les assimiler, mais plutôt de les intégrer à la société québécoise en les faisant participer à la vie et à la culture de la majorité, tout en leur offrant la possibilité de maintenir certains aspects de leur culture d’origine, dont au premier chef leur langue, leur religion et leurs institutions culturelles. Cette manière de concevoir la société québécoise entre souvent en contradiction et en conflit avec la conception fédérale actuelle du Canada, où la société est dite canadienne, caractérisée par le multiculturalisme, dont la langue principale est l’anglais, les langues officielles le français et l’anglais, mais seulement dans les institutions relevant du gouvernement fédéral. Politiquement, cette société canadienne est dotée d’un gouvernement central et de dix gouvernements provinciaux égaux entre eux, même si ces « provinces » sont loin d’avoir le même poids économique et démographique. La politique en matière d’éducation et de culture, donc en matière de langue et de traitement des minorités linguistiques, relève en principe des gouvernements provinciaux d’après la Constitution de 1867 toujours en vigueur. Une partie de la population québécoise, surtout la minorité anglophone, s’identifie plus spontanément à la société « canadienne » qu’à la société « québécoise », ce qui constitue une source intarissable de contestations du projet de société québécoise, notamment en matière d’éducation et de langue.

La mise en place d’un plan d’aménagement linguistique implique au moins trois moments successifs: la connaissance précise et objective de la situation sociolinguistique de départ, la définition de la situation souhaitable, qui délimite l’objectif à atteindre, la mise en place d’une stratégie efficace et contrôlable propre à permettre l’atteinte de l’objectif, qui est au Québec d’assurer au français le statut de langue officielle. La conception de cette stratégie suppose une théorie de ce que j’ai récemment appelé « la régulation linguistique », c’est-à-dire une connaissance du processus social par lequel une langue dans une situation de multilinguisme, une variante d’une langue dans une situation de variation linguistique interne prédomine sur les autres langues ou sur les autres variantes. C’est ainsi qu’au Québec, nous avons reconnu l’importance des communications institutionnalisées en aménagement linguistique et axé en conséquence la politique linguistique sur l’usage généralisé et prédominant, dans certains cas exclusifs, du français comme langue de la législation et de la justice, comme langue de l’Administration et des organismes parapublics, comme langue de travail et des entreprises, comme langue du commerce et des affaires, comme langue d’enseignement, pour tous les citoyens québécois, avec privilège consenti d’un enseignement en anglais pour la minorité historique de cette langue, mais non pour les immigrants, quelle que soit leur langue d’origine. D’où la Charte de la langue française votée en 1977, qui s’est vue amputée de son chapitre sur la législation et la justice par jugement de la Cour supérieure du Québec en date du 13 décembre 1979 et dont l’article 73, dont nous parlerons plus loin, vient d’être amendé par décision de la même Cour. La Charte prévoit des mécanismes précis d’application et a confié à des organismes le soin d’en surveiller le respect. D’où les accusations de « police linguistique » qui sont régulièrement formulées contre eux. Mais à quoi sert une loi si personne n’a l’autorité de la faire appliquer ? Elle devient alors rapidement inopérante, comme on peut le constater par la lenteur d’application de la Loi sur les langues officielles du Canada ou comme on l’a vu pour le chapitre de la langue du travail de la Loi 63. En somme, ce n’est pas pour le plaisir de la chose qu’il existe des organismes et des programmes d’application de la politique linguistique, mais bien pour atteindre l’objectif visé. Si on peut discuter la manière dont les organismes accomplissent leurs mandats, il n’est pas opportun d’en remettre l’existence en cause, à moins que l’on veuille ainsi atténuer ou ralentir les effets recherchés par la loi.

Le principe général du français, langue officielle, est nuancé par d’autres préoccupations tout aussi importantes pour le citoyen et pour l’État. Ainsi, par souci de la protection du consommateur, l’usage de l’anglais et d’autres langues est autorisé chaque fois qu’il s’agit d’informer ou de servir un citoyen, dans des circonstances comme les services de santé, les services sociaux, les services professionnels, les contrats d’adhésion, les inscriptions sur les produits, les modes d’emploi, etc. La seule obligation à respecter est la présence du texte français ou l’existence du document en français ou la possibilité d’obtenir le service en français. L’épanouissement culturel des minorités a suscité le programme d’enseignement des langues d’origine (PELO), l’ouverture des ondes de Radio-Québec à toutes les minorités, la possibilité d’utiliser leurs langues, en plus du français, dans leurs commerces, leurs associations, leurs institutions. Enfin, la nécessité des communications avec l’extérieur du Québec, pour des fins aussi bien politiques que culturelles ou économiques, entraîne l’usage de l’anglais ou d’une autre langue, donc l’exigence de cette compétence pour certains postes et certaines fonctions dans l’entreprise ou dans la fonction publique, exigence cependant dont il faut démontrer la pertinence. Dans le concret de la vie, le respect de ces principes annexes doit inspirer l’interprétation étroite du texte même de la loi. Ici, tout particulièrement, c’est l’esprit qui doit l’emporter sur le texte.

Pour compléter ce rapide retour aux sources, il faut rappeler que l’aménagement linguistique du Québec concerne aussi les francophones hors Québec. Le fait que le Québec constitue le foyer principal d’affirmation, d’illustration et de défense de la culture française au Canada et en Amérique du Nord, le fait qu’il met son poids économique et politique au service de cette cause, dans la limite étroite de ses moyens dans le système fédéral actuel, entraîne comme conséquence un changement d’attitude et de stratégie de la part des minorités francophones hors Québec, dont le signe le plus net est la création de la Fédération des francophones hors Québec et la vigueur nouvelle de leurs positions au moment du débat sur le « rapatriement » de la Constitution canadienne. Notre position à leur égard est complexe: dans l’ensemble canadien, nous constituons avec eux une même minorité; mais nous possédons un État où nous sommes la majorité et d’où, en invoquant le sort confortable de la minorité anglophone au Québec et celui également de toutes les autres minorités, nous pouvons chercher à améliorer leur situation dans les autres provinces; en somme, nous nous sentons solidaires d’eux et nous avons conscience de nos responsabilités aussi bien à l’égard de la survie et de l’épanouissement de la culture française en Amérique du Nord, où le Québec est le creuset d’émergence d’une culture américaine originale, qu’à l’égard du sort qui est le leur dans les autres provinces en tant que minorités culturelles, surtout en ce qui concerne l’accès à l’école française pour leurs enfants et à l’usage du français dans les services et les organismes de l’Administration.

Peut-être voit-on mieux maintenant en quoi l’aménagement linguistique du Québec découle d’une conception globale de la société québécoise, c’est-à-dire de la manière dont les Québécois veulent vivre chez eux: leur adhésion massive à la Charte de la langue française démontre bien qu’elle rejoint leurs aspirations. Peut-être voit-on mieux également en quoi ce projet de société peut contredire le projet de société canadienne.

Le débat récent au sujet de l’accès à l’école anglaise, dont la première manche s’est terminée avec la ratification de la nouvelle Constitution canadienne, dont la deuxième s’est achevée avec le jugement Deschênes, dont la troisième est aujourd’hui devant les tribunaux, puisque le Québec a interjeté appel de ce jugement, nous servira d’exemple concret pour illustrer cet aspect de la question.

L’objet du débat est le paragraphe a) de l’article 73 de la Charte, qui se lit comme suit: « Par dérogation à l’article 72, peuvent recevoir l’enseignement en anglais, à la demande de leur père et de leur mère, a) les enfants dont le père ou la mère a reçu au Québec, l’enseignement primaire en anglais ». Le complément circonstanciel « au Québec » a pour effet d’obliger les parents anglophones des autres provinces du Canada à envoyer leurs enfants à l’école française lorsqu’ils émigrent au Québec. C’est ce qu’on a appelé par la suite « la clause Québec ». Pourquoi cette mesure ? Elle provient d’une double préoccupation: traiter de la même manière tous les immigrants, donc toutes les minorités ethniques du Québec, et ne plus faire de distinction entre les immigrants de langue anglaise et ceux d’autres langues comme dans la Loi 22; favoriser l’amélioration du sort scolaire des minorités francophones hors Québec en offrant aux provinces dont les ressortissants auraient à se plaindre de la clause Québec des accords de réciprocité: les anglophones venant d’une autre province auraient accès à l’école anglaise si le gouvernement de leur province d’origine s’engage à assurer aux francophones y résidant l’accès à l’école française. Aucune province n’a accepté un semblable accord.

Le paragraphe a) de l’article 73 était constitutionnel au moment de son adoption et l’est demeuré cinq ans. Entre-temps, le gouvernement fédéral s’est porté à la défense des immigrants anglophones, sous couvert de la protection des droits des minorités anglophones et francophones du Canada, donc au nom d’une conception canadienne de la société. Les grandes lignes de la stratégie fédérale ont été les suivantes. Première étape, mise au point progressive de l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés, dont le paragraphe n° 1 se lit comme suit: « Les citoyens canadiens: a) dont la première langue apprise et encore comprise est celle de la minorité francophone ou anglophone de la province où ils résident, b) qui ont reçu leur instruction, au niveau primaire, en français ou en anglais au Canada et qui résident dans une province où la langue dans laquelle ils ont reçu cette instruction est celle de la minorité francophone ou anglophone de la province ont, dans l’un ou l’autre cas, le droit d’y faire instruire leurs enfants, aux niveaux primaire et secondaire, dans cette langue ». Le paragraphe 3 a) stipule que ce droit « s’exerce partout dans la province où le nombre des enfants [...] est suffisant pour justifier à leur endroit la prestation, sur les fonds publics, de l’instruction dans la langue de la minorité ». Deuxième étape: mise au point de l’article 1 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui se lit comme suit: « La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique ». La référence à un projet de société est on ne peut plus explicite et il revient au Québec de prouver que l’article 73 a) de sa Charte de la langue française est une restriction « raisonnable », « dans le cadre d’une société libre et démocratique ». Troisième étape: l’insertion de la Charte canadienne des droits et libertés dans la Constitution canadienne, dont l’article 52 stipule qu’elle est « la loi suprême du Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit ». Quatrième étape: accord des provinces, sauf du Québec, sur les modalités du rapatriement de la Constitution (5 novembre 1981) et vote de la Loi constitutionnelle du Canada le 2 décembre 1981 par le Parlement d’Ottawa malgré le refus réitéré du Québec d’y adhérer. La contestation de l’article 73 a) de la Charte de la langue française pouvait donc s’inscrire devant les tribunaux, en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés et en vertu de la Loi constitutionnelle du Canada. Tout était bien prêt. Le juge Deschênes a donc déclaré que l’article 73 a) était inconstitutionnel, en fait il aurait mieux valu, par respect pour l’histoire, déclarer que l’article 73 a) était devenu inconstitutionnel de par la volonté expresse du gouvernement fédéral.

Il s’agit vraiment ici d’un conflit entre deux conceptions de la société, deux conceptions des droits et devoirs de la majorité et des minorités. Cela est si vrai que le juge Deschênes n’a pas hésité à traiter la société québécoise de société totalitaire à cause de l’article 73 a), bien qu’il ait été voté par un parlement légitime d’une société que nous continuons à considérer comme libre et démocratique. Le Québec a ainsi perdu une part de son pouvoir de se définir en tant que société. Quant aux minorités francophones hors Québec, il faudra attendre qu’elles inscrivent leurs propres procès devant les tribunaux pour savoir si la nouvelle Charte canadienne des droits et libertés change quelque chose à leur sort actuel.

L’affaire de la clause Québec est également révélatrice des tendances que l’on peut observer au Québec au sujet de la politique linguistique proprement dite. Depuis qu’elle a été formulée d’une manière détaillée, précise, technique, dans un texte de style juridique comportant un grand nombre d’articles, les citoyens du Québec, surtout les francophones, ont considéré que l’affaire était réglée, que leur rôle était terminé, que c’était maintenant l’affaire des fonctionnaires, des ministres et des tribunaux. On assiste donc à une démobilisation de la collectivité à l’égard de la politique linguistique, alors qu’il est encore trop tôt pour penser que la situation linguistique de départ a été significativement modifiée dans les faits, trop tôt pour juger que les objectifs de la Charte de la langue française ont été atteints. D’autre part, à cause même de l’existence de la Charte de la langue française, les questions linguistiques sont devenues des questions de détail, portant sur l’interprétation ou la portée de tel ou tel article de la loi, à la manière des querelles de clôture d’autrefois. Ces deux tendances expliquent l’apathie de l’opinion publique au lendemain du jugement Deschênes: pour le citoyen ordinaire, aux prises avec la crise économique, il s’agit d’un détail de la loi, d’un épisode de l’éternelle querelle entre Québec et Ottawa, dont les Grands Chefs s’occupent avec délectation. Il faudra bien pourtant revenir un jour aux grands objectifs de la société québécoise et aux grands principes dont nous nous sommes réclamés jusqu’à maintenant pour la concevoir, depuis la révolution qualifiée de « tranquille » sans doute par un observateur fin psychologue qui connaissait notre placidité.

Il faut, en effet, remonter au début des années soixante pour voir s’amorcer sérieusement le débat sur le statut de la langue française au Canada d’abord et au Québec ensuite. Car l’aménagement linguistique du Québec tel que nous le concevons aujourd’hui est l’aboutissement d’un long cheminement des idées et des opinions au sujet de la langue française et, d’une manière plus globale, au sujet de l’avenir du Québec et des francophones en Amérique. Une documentation importante s’est ainsi accumulée au fil des années, dont il est opportun d’énumérer rapidement les sources principales, qui coïncident avec les temps forts du débat:

Il est évident, au vu de cette abondante documentation, que personne ne peut aborder le débat linguistique à partir de zéro. Les opinions les plus diverses se sont exprimées et ont été discutées, les études les plus variées et les mieux fouillées sont disponibles, réparties sur une période relativement assez longue pour qu’on puisse les comparer et suivre l’évolution à la fois de la situation et des idées. L’amateurisme et le spontanéisme n’ont plus leur place dans ce débat, à moins d’accepter de le voir revenir sans cesse au point de départ comme le rocher de Sisyphe.

Ce qui frappe, lorsqu’on retrace l’évolution des idées au travers de cette documentation, c’est la continuité des aspirations chez les Québécois et la recherche progressive des moyens de les réaliser. Malgré les divergences, l’impression d’un mouvement vers un accord profond se dégage nettement. Accord pour le français, langue officielle du Québec, contre le bilinguisme institutionnalisé et généralisé. Accord pour l’omniprésence du français dans l’étiquetage, l’affichage public, la publicité, les services publics, contre l’unilinguisme anglais. Accord pour que le français devienne une langue de promotion et de succès dans le monde du travail et de l’économie, au lieu d’être une langue de seconde zone face à l’anglais. Accord pour que les minorités, y compris la minorité anglaise, s’intègrent et participent à la culture québécoise, au lieu de l’ignorer ou de tenter de la noyer par le nombre, mais en même temps et sans contradiction, accord pour que les minorités culturelles maintiennent le contact avec leur culture d’origine, sans devoir s’assimiler à la manière du melting pot américain. Pendant la même période, on note que les anglophones du Québec s’intéressent peu à cette effervescence d’idées et n’en tirent pas les conclusions quant à leur propre avenir. Il se crée ainsi un hiatus considérable au sujet de ce que sera la société québécoise entre les francophones et les anglophones du Québec.

Au regard de la documentation disponible relative à l’aménagement linguistique du Québec, je propose à votre attention une impression et une remarque personnelles. J’ai l’impression que le dossier linguistique du Québec, dans ses éléments, ses nuances, sa dynamique, ses fondements, son évolution, est mal connu du public en général, et surtout, ce qui est plus préoccupant, très mal connu des jeunes. Il ne semble pas que cette question, intéressante en soi et touchant de très près l’histoire contemporaine du Québec et du Canada, soit étudiée, par exemple au niveau du cégep ou de l’université. Je remarque d’autre part que la théorie et la pratique de l’aménagement linguistique, au Québec ou dans les autres pays, ne soulève que peu d’intérêt chez les linguistes québécois. Il y a pourtant là nombre de sujets à creuser et qui concernent de très près et d’une manière pressante non seulement le Québec, mais beaucoup d’autres pays, dont tous les pays arabes, tous les pays d’Afrique noire, les pays scandinaves, la Belgique, la Grèce, la Yougoslavie, la Chine, l’URSS, pour ne citer que ces exemples, en fait tous les pays où existe une situation de multilinguisme. Il s’agit d’un vaste champ d’investigation, dont une face est pragmatique — assurer la coexistence de plusieurs langues sur le même territoire ou adapter une langue à des fonctions nouvelles — et l’autre théorique, comment fonctionne la concurrence linguistique ou comment agir sur l’usage linguistique. On pourrait même aller plus loin et établir une similitude entre les phénomènes liés à la variation linguistique, tout particulièrement la concurrence entre les normes à l’intérieur d’une même langue, et ceux liés au multilinguisme. Ce ne serait pas faire preuve de chauvinisme que de prendre comme terrain d’observation et comme point de départ l’expérience québécoise, mais au contraire profiter d’une situation exceptionnellement favorable à l’observation participante, pour utiliser une expression chère aux anthropologues. Évidemment, ce n’est pas un sujet à la mode chez les gourous de la sociolinguistique, du moins pas encore, mais ça viendra, soyez-en certains, peut-être un peu trop tard pour nos linguistes et nos étudiants, comme il est arrivé pour la terminologie, qu’on enseigne aujourd’hui un peu partout alors que les besoins s’estompent. Faudra-t-il qu’un Américain vienne étudier le language planning du Québec pour que nos linguistes s’y intéressent ? Remarquons que des Mexicains et des Africains sont déjà venus en mission au Québec pour examiner l’un ou l’autre aspect de notre politique linguistique, dans l’espoir d’y trouver une source d’inspiration pour la solution de leurs propres problèmes. Il y a tout de même là quelque chose de paradoxal: alors que nous avons acquis une expérience collective originale et très documentée en matière d’aménagement linguistique, nous ne disposons d’aucun spécialiste universitaire capable d’en traiter, avec hauteur de vue, détachement et compétence, d’en extraire et d’en exposer des principes théoriques propres à faire mieux comprendre le rôle des langues dans l’organisation sociale, d’illustrer la manière dont on peut trouver des solutions réalistes aux situations de multilinguisme ou la manière dont se régularisent les comportements linguistiques dans les sociétés complexes.

Ce qui m’amène au troisième et dernier volet de mon exposé.

L’aménagement linguistique du Québec ne se réduit ni à l’adoption de la Charte de la langue française, ni à son application mécanique. La Charte détermine le statut de la langue française en la déclarant langue officielle et en fixant les domaines où son utilisation est obligatoire. Mais reste entière la question de la langue elle-même, du choix des éléments linguistiques qui seront, devront ou devraient être utilisés. Il serait tout de même contradictoire que l’application de la politique linguistique n’implique pas un effort de redressement qualitatif de la langue française au Québec.

Là-dessus, les idées sont loin d’être claires actuellement.

Il semble bien que les deux thèmes centraux soient la détermination d’une norme québécoise de la langue française et la légitimité de la normalisation. Dans l’un et l’autre cas, il faut considérer le réel, c’est-à-dire ce qui se vit effectivement au sein de la société québécoise, et la théorie, c’est-à-dire les opinions des uns et des autres, commun des mortels ou spécialistes, soit sur ce qui se passe, soit sur la manière dont les choses devraient se passer. La divergence entre ces deux aspects du même phénomène est considérable aujourd’hui et compromet le contenu proprement linguistique de l’aménagement linguistique.

Prenons le cas de la norme. Dans les faits, il existe une norme québécoise de la langue française et le consensus s’est fait récemment sur sa légitimité. Elle se situe entre les deux extrêmes d’une langue populaire vilipendée depuis longtemps sous l’étiquette du joual et un alignement systématique sur le français de Paris, surtout en ce qui a trait à la prononciation. Ses caractéristiques relèvent davantage de la phonétique et du vocabulaire que de la morphologie ou de la syntaxe. Elle correspond à l’usage des locuteurs instruits et urbains et constitue de fait une norme dominante, dont l’existence est constante dans toutes les langues des sociétés complexes. Elle n’est pas décrite, du moins pas d’une manière exhaustive, ce qui ne l’empêche pas d’être et de remplir sa fonction régulatrice, mais ce qui gêne les diffuseurs de la langue, ceux qui au jour le jour doivent choisir ou juger entre les différents styles d’une même langue, comme les enseignants du primaire et du secondaire, les journalistes, les publicitaires, les rédacteurs, les animateurs de la radio et de la télévision, parce qu’ils ne disposent pas de sources fiables pour régler les problèmes un à un, puisque les seuls ouvrages de référence dont ils disposent aujourd’hui sont français et parisiens.

Voilà pour les faits. Voyons la théorie maintenant, élaborée et diffusée en général par les linguistes. Notons d’abord, et la remarque est fondamentale, que la sociolinguistique est apparue dans des sociétés industrialisées dont les langues sont fixées et décrites depuis très longtemps. En réaction, la sociolinguistique s’est attachée à la description des usages différents d’une même langue et à l’analyse des modalités de leur coexistence dans le processus social de la communication. Elle a été ainsi amenée à contester l’impérialisme de la norme dominante, d’où le glissement prévisible vers la contestation de la nécessité même d’une norme dominante. On délimite ainsi un premier champ théorique où la discussion et les idées sont pour le moins confuses: on ne peut nier qu’il existe dans les faits à la fois une norme linguistique dominante, des normes sociales différentes, plus ou moins nombreuses et plus ou moins divergentes de la norme dominante; on ne peut nier également que la concurrence entre les normes soit le signe extérieur de la concurrence entre les différents sous-groupes sociaux d’une même société et qu’il y ait une relation entre le succès personnel et la maîtrise de la norme dominante; d’où, d’une part, le besoin d’une théorie sociolinguistique qui permettrait de comprendre comment fonctionne la langue comme phénomène social et non comme strict système combinatoire d’éléments et comment se régularisent les comportements linguistiques des membres de la communauté linguistique; d’où, d’autre part, la discussion sur le choix de la norme qui sera acceptée comme norme dominante et sur les attitudes à l’égard des autres normes existantes, ce qui fait partie aussi, à proprement parler, de l’aménagement linguistique. Sur ce dernier point, on remarque que les sociolinguistes, surtout montréalais, ont eu tendance à favoriser la description du français populaire parlé de Montréal et que personne ne semble se préoccuper de décrire l’usage québécois collectivement valorisé, écrit et parlé. À cause de ce choix, les discussions sont souvent en porte à faux.

Les idées ne sont pas plus claires au sujet de la normalisation. À cet égard, il semble bien que prévaut, chez la majorité des locuteurs, la crainte de voir une autorité quelconque, l’Office de la langue française par exemple, intervenir arbitrairement dans l’usage personnel de chaque locuteur. Ce n’est pourtant pas ainsi que le problème se pose, dans la réalité. En fait, la communication ne poursuit pas les mêmes objectifs, donc ne fait pas face aux mêmes contraintes, selon qu’il s’agit d’une communication individualisée ou d’une communication institutionnalisée. Dans la communication individualisée, le locuteur est entièrement libre d’utiliser la langue comme il l’entend et de choisir les mots qui lui plaisent. Rigoureusement, personne ne peut l’en empêcher. Il est le maître absolu de son usage et il exerce cette liberté à ses risques et périls. Dans la communication institutionnalisée, l’émetteur doit tenir compte d’un certain nombre de contraintes dont les sources les plus importantes sont l’efficacité de la communication, le respect des lois surtout en ce qui concerne la protection du consommateur et l’image de marque qu’il veut projeter de lui-même. La normalisation ne concerne que les communications institutionnalisées. Elle a surtout comme fonction soit d’assurer l’efficacité de la communication en mettant tout le monde d’accord sur l’usage d’un même terme pour une même chose, soit d’éviter la possibilité de fraudes terminologiques dans le commerce des objets et des services.

La normalisation est l’un des aspects les plus délicats de l’aménagement linguistique, mais un aspect nécessaire. Ici aussi, on note que les théories et les opinions sont demeurées superficielles. On pourrait prendre le recul nécessaire et arriver à des conclusions plus justes en examinant d’autres situations sociolinguistiques, par exemple les travaux sur les langues scandinaves pour les épurer des influences de la langue danoise, les travaux relatifs au renouveau de la langue macédonienne en Yougoslavie, ou encore tout le problème de la modernisation des langues africaines qui implique une politique de standardisation et une diffusion massive de néologismes.

L’aménagement linguistique, au Québec comme ailleurs, comporte inévitablement un contenu proprement linguistique, ce qui a pour effet de modifier l’usage linguistique, d’abord dans les communications institutionnalisées, puis, par ricochet, dans les communications individualisées. C’est, en définitive, sa finalité ultime.

On voit donc, par ce long exposé, que l’aménagement linguistique du Québec est un processus toujours en cours, qui exige de la part des citoyens une vigilance constante aussi bien à l’égard de la manière dont la Charte est appliquée qu’à l’égard des tentations d’en modifier le contenu. Malheureusement, il apparaît nettement que le dossier s’est fonctionnarisé et qu’il s’est réduit à l’application morcelée des articles de la Charte. Nous courons alors le danger de perdre de vue les grands objectifs et les grands principes qui l’ont inspirée, d’oublier qu’il s’agit d’abord et avant tout d’un élément important d’un projet global de société, dont l’objet est le statut et la qualité de la langue française au Québec.

Référence bibliographique

Corbeil, Jean-Claude, « L’aménagement linguistique du Québec, cinq ans après l’adoption de la Charte de la langue française », Actes du Congrès Langue et société au Québec, Québec, 11-13 novembre 1982, tome 2 : « Le statut culturel du français au Québec », Montréal, Éditeur officiel du Québec, Le Conseil de la langue française / Québec français / L’Association québécoise des professeurs de français, 1984, p. 299-308. [article]