Défis linguistiques de la francophonie

Jean-Claude Corbeil

Il peut paraître hors thème de parler ici de la francophonie, terme commode pour désigner l’ensemble des pays partiellement ou entièrement de langue française, participant de ce fait, à des degrés fort variables, à un même univers spirituel et culturel, liés entre eux par des rapports politiques et économiques fort diversifiés et d’une grande complexité, rapports dont personne encore ne s’est avisé de faire l’examen et la description.

Pourtant, la Belgique et le Québec sont l’un et l’autre très représentatifs des propos que nous tiendrons au sujet de la francophonie. Tout d’abord, nos pays, tout en participant à la langue française, sont en contact avec une autre langue, le flamand pour la Belgique, l’anglais pour le Québec, d’où tout un réseau de relations et de malentendus avec une autre communauté culturelle, ce qui entraîne, dans l’un et l’autre cas, la recherche constante d’une organisation aussi harmonieuse que possible des relations interculturelles au fur et à mesure de l’évolution de la situation. Ensuite, nos pays entretiennent des rapports avec les autres membres de la francophonie, rapports différents selon l’un ou l’autre des partenaires, rapports vécus chacun pour soi au gré des accords bilatéraux : par exemple, les rapports du Québec avec l’Afrique noire ou le monde arabe ne sont pas les mêmes que ceux de la Belgique ou de la France; ou, autre exemple, les relations entre la Wallonie et le Québec, puisque les accords de coopération sont signés entre la Belgique et le Canada, se déroulent sur l’arrière-plan de deux situations politiques de type confédératif, remises en cause l’une et l’autre. Enfin, nos pays doivent se situer l’un et l’autre par rapport à la France, du point de vue linguistique quand il s’agit de notre mode de participation à la langue française dont le symbole est l’existence des particularités de chacun de nos usages, du point de vue politique également soit qu’il s’agisse d’une certaine concurrence entre les pays francophones industrialisés dans leurs relations politico-économiques avec les pays en développement, soit qu’il s’agisse des relations de la France avec nos capitales respectives dans le cadre des grandes organisations internationales comme l’Agence de coopération culturelle et technique ou dans le cadre des politiques étrangères respectives.

D’autre part, la francophonie ne va pas de soi. Ce n’est pas parce que, au hasard de l’histoire, plusieurs pays ont été appelés à partager la même langue qu’ils constituent nécessairement une sorte de club gardien d’intérêts communs et assurant un réseau de relations suivies. Il n’existe pas que nous sachions de club des pays de langue espagnole ou portugaise.

L’idée de la francophonie a été lancée immédiatement après la décolonisation, soit dans des circonstances troubles qui font que le terme de francophonie est équivoque et que, pour plusieurs, il sent le néocolonialisme, un peu comme le diable sent le soufre dans les contes populaires. En fait, la francophonie en est encore au stade où, quoique née, sa survivance n’est pas assurée et ce, à notre avis, en raison de l’ambiguïté du concept même de francophonie et des objectifs qu’elle entend poursuivre.

Nous nous proposons de traiter ici uniquement l’aspect linguistique de la francophonie. Bien à regret, nous laissons de côté pour l’instant les aspects politiques et surtout économiques.

Nous constatons que la francophonie fait face à deux défis linguistiques fondamentaux : le multilinguisme et la diversité linguistique, dont on parle en utilisant une terminologie dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’est pas innocente.

1. Le multilinguisme

Le multilinguisme est la règle générale des pays dits francophones. Hors de France, le français est toujours en contact avec une ou plusieurs langues sur le même territoire, donc en relation avec des aires culturelles et linguistiques plus ou moins grandes, de plus ou moins grand prestige, auxquelles s’identifient à des degrés variables les individus, les communautés, les États. Le statut du français est divers : langue maternelle (en France), langue maternelle officielle (au Québec, en Suisse, en Belgique), langue officielle non maternelle (dans les pays d’Afrique noire, les Antilles, l’océan Indien), langue non officielle non maternelle mais de grand prestige, en général en concurrence avec l’anglais (dans les pays du Maghreb : Tunisie, Algérie, Maroc). Le statut des langues en présence avec le français est également varié : langue maternelle officielle (comme le flamand en Belgique, l’arabe au Maghreb, l’anglais au Québec par rapport à l’ensemble du Canada, où le français et l’anglais sont langues officielles), langue maternelle non officielle (comme l’anglais au Québec proprement dit, où seul le français est langue officielle; comme aussi le plus grand nombre des langues africaines en Afrique noire), langue officielle non maternelle (comme l’anglais au Cameroun), langue de grand prestige en concurrence avec le français (comme l’anglais au Québec, par rapport cette fois au bloc anglophone d’Amérique du Nord). Ces situations de multilinguisme sont sources d’une dynamique complexe d’attitudes à l’égard du français et à l’égard des autres langues, et de rapports naturels, ou consentis, ou obligés de chacun et de l’État avec le français et avec les autres langues.

En France, il existe, en apparence, une forte situation d’unilinguisme. En fait, on y constate la présence et la persistance d’aires linguistiques et culturelles allogènes : l’alsacien, le breton et le basque, dont les statuts sont indéfinis et dont les rapports avec le français sont sources de tensions plus ou moins vives.

Par ailleurs, le français, en France même et dans le reste du monde, est en relation et en concurrence avec l’anglais, dans des secteurs bien particuliers, par exemple la langue du travail de certains sièges sociaux, la langue technique de certaines industries, en général de pointe, comme l’électronique ou l’informatique, la langue des publications scientifiques, la langue des grandes organisations internationales, comme l’UNESCO ou la Communauté économique européenne.

Les problèmes que pose le multilinguisme à la francophonie sont à la fois d’ordre international et national.

Sur le plan international, il s’agit davantage d’une question d’objectif, soit de la manière d’envisager et de résoudre le multilinguisme. Il existe à cet égard deux tendances nettement distinctes. La première vise la forme la plus complète possible d’unilinguisme français, alors que la seconde cherche à établir une relation d’équilibre entre le français et les langues avec lesquelles il doit coexister. Chacune de ces tendances est affirmée et défendue, officiellement ou officieusement, aussi bien par des Français de France que par des Québécois, des Belges, des Africains ou des Arabes.

La première tendance aspire à faire du français, et ce de façon générale, la seule langue des communications institutionnalisées, indépendamment de la situation linguistique de départ. Elle propose donc cet objectif à tous les pays et à tous les membres de la francophonie. Il s’ensuit, en conséquence, une stratégie consciente ou inconsciente qui vise à instaurer ou à généraliser l’unilinguisme français, d’une part par la généralisation de l’usage exclusif du français dans l’enseignement, de même que dans toutes les communications institutionnalisées (administration, presse, radio, télévision, affichage public, raisons sociales, industrie et économie) et, d’autre part, par la réduction des langues du pays à un statut d’infériorité et, il va sans dire, la restriction de leur usage aux seules communications individualisées, affectives ou familiales, donc surtout à leurs fonctions intégratives, esthétiques et ludiques.

Le danger d’une telle stratégie est de faire du français une langue d’oppression et, en contrepartie, de convertir la langue ou les langues nationales en cause en langues de la révolte politique, économique ou culturelle dans le grand courant mondial d’identité culturelle et d’autonomie nationale que nous connaissons présentement. L’exemple type de la confusion entre français-langue et français-pays, du rejet du français en même temps que d’un système politico-économique, est celui de l’Algérie où la première phase de la révolution a voulu substituer l’arabe au français pour tout et en tout, c’est-à-dire opposer un unilinguisme apparent à un autre.

La seconde tendance recherche une relation d’équilibre entre les langues en présence, y compris, il va sans dire, le français. Elle poursuit donc comme objectif une forme de bilinguisme ou de multilinguisme fonctionnel adaptée à la situation de départ et conforme à la situation souhaitée. Elle débouche en général sur une démarche de type aménagement linguistique, qu’elle soit ou non systématique, dont les grands axes sont actuellement la politique d’enseignement des langues maternelles, du moins dans les premières années de scolarité, le choix des langues à « officialiser » dans le cas où elles sont très nombreuses, comme il arrive en Afrique noire, ce qui signifie le choix d’une ou de plusieurs langues dont on favoriserait l’usage selon les fonctions et les domaines d’utilisation (domaines d’unilinguisme, de bilinguisme, de multilinguisme). Le danger le plus immédiat de cette tendance est le manque de rigueur, l’impressionnisme à la fois de l’analyse de la situation et de la définition des objectifs, ce qui fait que les politiques vont sans cesse cahin-caha.

Cette seconde tendance engendre des appréhensions. Certains, surtout des francophones de naissance, craignent que l’utilisation généralisée des langues nationales n’entraîne comme conséquence à long terme le passage à l’anglais comme langue seconde de grande diffusion au détriment du français. D’autres, en général des hommes politiques, influencés par la relation étroite que la Révolution française a établie entre unité politique et unité linguistique, l’une n’allant pas sans l’autre dans la forme la plus pure de ce mythe, redoutent que la reconnaissance de plusieurs langues confirme la division du pays en zones linguistiques et compromette ou rompe l’unité nationale.

Sur le plan national, le problème du multilinguisme se situe à deux niveaux : statut du français (donc l’aspect participation à la francophonie) et statut des autres langues. Qu’on le veuille ou non, ces questions se posent et il est souhaitable que les réponses soient lucides et clairvoyantes. Malheureusement, on a l’impression que les discussions se font aujourd’hui soit à l’ombre des institutions politiques, soit sous le couvert des slogans, souvent en contradiction avec les politiques réelles.

Nous ne pouvons donc que constater l’importance que devraient revêtir les thèmes du débat panfrancophone sur le multilinguisme. La difficulté de ce débat vient de la multiplicité et de la variété des situations linguistiques existantes, la connaissance qu’en a le public n’étant que fragmentaire et les termes mêmes du débat prêtant à des interprétations différentes. En réalité, ce débat n’a vraiment jamais eu lieu; la francophonie n’a pas d’objectif clair et défini en matière de multilinguisme.

2. La diversité linguistique

La langue française, comme toute langue de grande diffusion, prend une coloration particulière selon les pays (variation géographique), les couches sociales (variation socioculturelle) et les époques (variation temporelle). Les variables peuvent être d’ordre phonétique et prosodique (la source première du préjugé de l’accent), d’ordre syntaxique (difficile à percevoir et à analyser), d’ordre lexical, ce qui est le gros de l’affaire, le cœur de la notion de français régional. Là-dessus, presque tout le monde est d’accord. Ce qui est intéressant et important, c’est ce qui s’ensuit, c’est-à-dire les problèmes que la diversité linguistique pose aujourd’hui à la francophonie. Nous en ferons rapidement le tour, le tableau d’ensemble nous intéressant ici davantage que l’exposé de détail de chaque question.

a) L’inventaire et la description des variantes, des usances, selon l’expression de Maurice Piron

La démarche en « isme » est encore aujourd’hui très pratiquée. Nous entendons par là la sélection, à même un système linguistique global, d’éléments que l’on juge propres à un usage régional du français ou caractéristiques de cet usage et que l’on qualifie de « canadianismes », « québécismes », « belgicismes », « helvétismes », « africanismes », etc. selon la provenance. Elle est la résultante d’un choix plus ou moins impressionniste qui favorise les faits de langue les plus apparents tels que les formes lexicales ou la phonétique, dicté en fonction de critères de type normatif plus ou moins bien établis, d’où l’épithète « de bon aloi » qui qualifie souvent de telles expressions, « canadianismes de bon aloi » par exemple. Elle a suivi, presque partout, la même évolution en trois phases successives : la phase péjorative, la phase sélective et, enfin, la phase descriptive. La phase péjorative considère le « isme » comme une forme fautive, du type « Dites... ne dites pas... »; par l’adjonction de l’épithète « de bon aloi », la phase sélective n’entérine que certains « ismes », ce qui fait que ceux qui ne sont pas dits « de mauvais aloi » n’ont en fait aucun statut; enfin, la phase descriptive, récente, entend tout simplement faire l’inventaire, sans juger de ce qu’on doit décider de chaque forme du point de vue de l’usage institutionnalisé, mais elle comporte tout de même un choix puisque, manifestement, on ne met pas tout dans l’inventaire.

La démarche en « isme » est sans doute une étape nécessaire, mais elle ne peut nous fournir une description rigoureuse et fiable du français régional. Il y aurait lieu, pour ce faire, d’y substituer une analyse linguistique stricte qui, pour des raisons évidentes de comparaison des résultats, devrait nécessiter une concertation entre spécialistes, tout au moins sur le choix des appareils de description de la langue. Nous ne pouvons que déplorer l’absence d’une méthodologie de la description globale du français régional, c’est-à-dire une méthodologie de la construction du français commun dit « universel », à un niveau d’abstraction qui fasse l’objet d’un certain consensus, un peu à la manière de celui qui a favorisé les travaux de dialectologie.

b) La question de la norme

Elle se pose à deux niveaux, les niveaux théorique et pratique. La discussion au sujet du concept de norme est à peine amorcée. Les linguistes ont toujours mal réagi à cet égard pour plusieurs raisons. Intéressés surtout à la description du système, ils ont senti le besoin de se démarquer par rapport aux grammairiens et au concept de « bon usage », étant eux-mêmes descriptivistes et peu enclins à intervenir dans les mécanismes de la régulation linguistique qui les intéressent peu et que, d’ailleurs, ils connaissent mal. Ce qui n’empêche pas que la régulation linguistique existe, que l’usage est un résultat et non un principe et qu’il faudra éventuellement en faire l’analyse et en élaborer la théorie, soit autant de responsabilités qui incombent aux sociolinguistiques, aux anthropologues, aux sociologues, enfin à tous ceux qui s’intéressent à la fois à la communication et à l’organisation de la vie en société.

Sur le plan pratique, beaucoup de personnes, qui ne sont pas des linguistes, ont sans cesse des choix linguistiques à faire dans l’exercice normal de leurs métiers ou de leur responsabilités. Ces choix, et leur convergence, jouent un rôle dans l’orientation de l’usage du groupe et la construction de la hiérarchie des usages linguistiques. Ils portent sur la langue qu’il faut écrire ou parler dans les médias selon les types d’articles ou d’émissions, la langue qu’il faut enseigner, la langue qu’il faut utiliser dans tous les imprimés de l’Administration, la langue des communications internationales, la langue de la publicité, etc. En somme, il y a un recours obligé quotidien à la norme par un grand nombre d’usagers qui cherchent des guides, des instruments de référence, des critères de conduite, et ce dans tous les pays. C’est, pour nous, l’aspect le plus important d’une problématique de la norme.

c) Le monde des préjugés

Les francophones sont « divisés par la même langue », aurait pu écrire Daninos. D’instinct, ils font l’inventaire de leurs différences en oubliant presque et en sous-estimant toujours ce qu’ils ont en commun. Le préjugé par excellence, c’est de croire que nous n’avons personnellement pas d’accent et de prétendre que ce sont les autres qui en ont un. Lorsque nous arrivons à prendre conscience que nous avons aussi un accent, et, qu’en fait, tout le monde a un accent et que cela va de soi, le second préjugé, c’est de s’imaginer que son accent est le moins marqué, ou le plus répandu, ou le plus acceptable, et de revenir par ce biais à l’exclusion de l’autre dans les ténèbres du mauvais accent, d’où, troisième préjugé, cette sorte de hiérarchie esthétique des accents qui manifeste soit nos sympathies, soit nos allégeances à un groupe particulier. C’est ainsi qu’on pourra aimer l’accent de Provence, mais détester l’accent alsacien, trouver charmant l’accent québécois, mais ne pas priser l’accent belge, etc. Notons le flou du mot « accent » : si on pense surtout à sons et ligne mélodique, on y fait entrer aussi le vocabulaire, la syntaxe, la stylistique; en somme, c’est l’antithèse du français non marqué, idéal qui nous vient surtout à travers la langue écrite. Enfin, un dernier préjugé consiste à réclamer des autres le respect de la forme régionale de français qui est la nôtre tout en nous moquant des autres formes de français régionaux, fait beaucoup moins contradictoire et plus fréquent qu’on ne le croit.

3. La fausse innocence de la terminologie

Une certaine terminologie est en usage au sein de la francophonie. Du fait que la valeur et le sens même de ces mots varient selon les attitudes et les objectifs attribués à la francophonie ou tout simplement selon la qualité de l’information de ceux qui les utilisent, il convient d’amorcer l’analyse critique de ces termes en indiquant les ambiguïtés que nous y voyons à la suite d’une fréquentation assidue des lieux de la francophonie.

a) Francophone

De par sa composition, francophone désigne celui qui parle français. C’est un peu court : à ce compte, l’anglophone qui a appris le français comme langue étrangère est un francophone, puisqu’il parle français. Si nous ajoutons « ... comme langue maternelle », la définition est meilleure, mais pas encore satisfaisante, puisque beaucoup d’Africains, d’Antillais, d’Arabes se conçoivent comme francophones sans avoir le français comme langue maternelle; à cause du multilinguisme de leur pays, ils participent à deux ou plusieurs mondes linguistiques. Il faudrait, en fait, que la définition retienne l’élément de fréquence d’usage du français, donc de la distribution des langues selon les domaines ou les fonctions, et qu’elle intègre l’appartenance et la participation à un univers culturel de grande extension. Chose certaine, la définition ne doit pas être telle qu’elle oblige l’individu à choisir entre langue maternelle et langue française, car ce serait en contradiction explosive avec le fait du multilinguisme, mais en harmonie avec la tendance unilinguiste. La définition du mot « francophone » pourrait donc être celle-ci : « celui qui s’intègre et participe à un univers culturel multinational dont la langue d’usage est le français, bien que ce ne soit pas forcément sa propre langue maternelle ».

b) Francophonie

Le mot francophonie subit, en ce moment, les contrecoups de la décolonisation, du zèle des tenants de la tendance unilinguiste, enfin de la confusion entre « français » signifiant « appartenant ou relatif à la France » et « français » se rapportant au mot langue dans le syntagme « langue française ». Sous le couvert de la langue, il y a danger que la francophonie soit récupérée par les hommes d’affaires et les hommes politiques pour masquer une mainmise économique et politique sur certains pays; qu’elle empêche l’épanouissement des langues et des cultures nationales au nom de la langue française alors qu’en fait, cette langue est le moyen de préserver un marché et une zone d’influence. Il semble bien que le mot « francophonie » soit à ce point compromis qu’il faille en abandonner l’usage. Si on veut le réhabiliter, il faudra mettre de l’avant l’idée d’égalité des partenaires, favoriser les relations et les échanges multilatéraux, culturels et surtout économiques, faire de la francophonie un lieu où coexistent en harmonie plusieurs langues et cultures.

c) Français, français universel, français régional, français dialectal

Derrière ces mots, il y a tout le malaise de la diversité linguistique : existence inéluctable de formes régionales du français, donc de normes régionales de l’usage, d’où éclatement du mythe d’une seule et même norme pour tous; malaise théorique et méthodologique des spécialistes face à ces problèmes, ambiguïté des attitudes de ceux qui en parlent. Il faut revenir à la marguerite : le français est la somme du français commun (tous les éléments de la langue qui sont utilisés par tous les francophones, dans toutes les circonstances et à tous les niveaux), de tous les français régionaux (variantes linguistiques d’une région) et de tous les français spécialisés (variantes des niveaux socioculturels et éléments, surtout terminologiques, des langues de spécialités). C’est plus et autre chose que le français des manuels, des dictionnaires, des ouvrages de linguistique, qui n’en sont que des fragments, des choix, des descriptions.

Le français universel est ou bien synonyme de français commun, ou bien une construction de l’esprit, une manière de décrire le français en y intégrant certains régionalismes selon des critères à déterminer. Chose certaine, la sanction internationale des faits de langue régionaux n’est pas un idéal : il faut abandonner l’objectif de la reconnaissance panfrancophone des régionalismes, concrétisée par exemple par leur inscription au dictionnaire. Certains traits régionaux sont strictement de tradition locale; d’autres se diffusent avec les personnes et les choses, sans qu’on sache trop comment. Les premiers appartiennent à la norme régionale, les autres à la norme du français commun. C’est davantage une question d’attitude qu’une question linguistique.

Le français dialectal est à la fois différent du français régional et du dialecte. À un certain moment, l’expression « français dialectal » a été utilisée dans le sens de français régional. Mais, d’une part, on est revenu à un sens plus technique du mot dialecte, d’autre part, ce dernier a été entaché d’une valeur péjorative qui en rend aujourd’hui l’usage difficile, surtout dans les milieux et pour les publics non spécialisés. Français dialectal s’entend aujourd’hui pour désigner les traces des dialectes, au sens diachronique strict, qu’on retrouve dans les français régionaux, ou les formes hybrides que sont devenus les dialectes à force d’être envahis de termes français.

d) Créole et créolisation

Dans la perspective où nous nous plaçons, celle de la diversité linguistique, les mots « créole » et « créolisation » sont péjoratifs et souvent utilisés à tort, le second pour désigner toute forme de contamination d’une langue par une autre, et le premier pour en qualifier le résultat. C’est ainsi qu’aux débuts de la querelle du « joual », certains ont soutenu qu’il s’agissait d’un créole, donc d’un processus de créolisation, ce qui apparaît maintenant exagéré. Il faudrait définir soigneusement ces deux termes et, comme dans le cas de « dialecte », en user avec prudence ou en restreindre l’emploi aux milieux spécialisés. Ce sont là des mots qui jouent un rôle très particulier dans l’expression des préjugés.

D’autre part, les mêmes mots ont, dans d’autres contextes, un sens noble et désignent la langue maternelle des Antillais, des Seychellois, des Mauriciens, etc.

e) Emprunt

Il y a ici deux problèmes distincts. D’une part, ce mot est trop vaste, ou trop flou, ou encore préstructuraliste : il sert à désigner tout passage d’un terme d’une langue dans une autre, quelles qu’en soient la fréquence (nombre total de mots empruntés), l’ancienneté (donc le degré d’intégration de l’emprunt dans le système), l’appartenance à la langue commune ou à une langue de spécialité. Peut-on vraiment parler d’emprunt lorsqu’on constate que la terminologie de pointe d’une spécialité est en forte proportion composée de termes anglo-américains? Est-ce le même phénomène que redingote, streaker ou fast food? Est-ce encore de l’emprunt quand tout le vocabulaire industriel est d’une autre langue, comme en anglais au Québec avant les programmes de francisation? D’autre part, la pratique de l’emprunt n’a jamais fait l’objet ni d’un débat ni d’une définition de politique au sein de la francophonie. Par rapport à l’anglais, les choses se présentent si différemment d’une situation linguistique à une autre, par exemple en France et au Québec, que la perception du phénomène et les attitudes sont pour ainsi dire aux antipodes : accueil de l’emprunt et snobisme de l’anglais en France, francisation des terminologies et usage restrictif de l’anglais au Québec. Par rapport aux autres langues, notamment aux langues africaines, la question ne s’est pas encore posée, ce qui se fera avec la publication de l’Inventaire des particularités lexicales du français en Afrique noire, quand on aura en main une description suffisamment riche du phénomène des emprunts à ces langues pour bien saisir la problématique de l’emprunt dans une conception non normative du français régional : synonymie des emprunts découlant du nombre de langues en contact avec le français, difficultés d’intégration des emprunts au système français quant à la graphie, au genre, au nombre, extension limitée à l’Afrique noire ou à une région de l’Afrique noire de la plus grande partie de ce vocabulaire par sa liaison étroite avec des faits socioculturels africains, ce qui milite en faveur d’une politique du français régional sans intention de sanction internationale. Ici encore, on voit que le mot « emprunt », comme « bilinguisme », doit être utilisé avec soin et prudence. Nous avons besoin d’une nouvelle analyse du phénomène de l’emprunt plus sociolinguistique et plus structuraliste que la seule dont nous disposions aujourd’hui, celle de Leroy.

f) Normalisation, normatif

Les mots clés de l’horreur, pour un linguiste. Pourtant, ces faits existent et se produisent tous les jours. Ils sont au cœur de la théorie de l’aménagement linguistique, en ce que celle-ci nous oblige à examiner, à expliquer comment se constitue un usage linguistique. Autant il est légitime, dans la définition d’une méthodologie de la description, d’exiger du descripteur une aussi grande neutralité que possible à l’égard des faits observés, autant il est utile de chercher à comprendre les mécanismes de la régulation linguistique et admissible d’y intervenir consciemment, en sociolinguistique théorique et appliquée, plutôt que de se voiler les yeux et laisser les forces sociales jouer aveuglément, toujours au profit du plus fort. L’essentiel, pour tous, est de ne pas confondre les démarches, pour les linguistes d’assumer le fait que la langue n’est pas un seul objet de description, mais un élément stratégique de l’organisation sociale et de la concurrence entre les groupes qui constituent une société.

4. Proposition d’objectifs linguistiques à la francophonie

Ce qui précède nous amène à proposer des objectifs linguistiques à la francophonie, c’est-à-dire à expliciter et formuler ce que beaucoup pensent que devraient être ses objectifs, mais qui n’a jamais fait l’objet ni d’un débat, encore moins d’un accord au sein des instances et des institutions de la francophonie. Nous les formulerions ainsi : coexistence des langues, coexistence des usages, sentiment et valorisation de la ressemblance.

5. Coexistence des langues

La francophonie doit être un lieu où, grâce au fait que la langue française sert de lien culturel et spirituel, chaque pays cherche une solution originale aux problèmes qui découlent de la multiplicité des langues sur son territoire, à l’exclusion d’une volonté ou d’un idéal d’unilinguisme. Si, dans certains pays, le français est langue officielle et/ou langue dominante parce que langue maternelle (France, Belgique, Québec, Suisse), il n’est pas nécessaire qu’il en soit ainsi dans tous les pays de la francophonie, où le français peut fort bien être, devenir, demeurer une langue étrangère privilégiée, la langue de communication internationale choisie, une langue en équilibre fonctionnel avec une ou plusieurs autres. La francophonie doit s’engager dans une stratégie de multilinguisme fonctionnel français/autre(s) langue(s), comme le Québec s’est engagé dans une stratégie de bilinguisme fonctionnel français/anglais.

6. Coexistence des usages

La francophonie doit reconnaître et admettre l’existence de normes régionales de l’usage, autour d’un noyau linguistique central qui assure l’intercompréhension des pays entièrement ou partiellement de langue française, d’où la nécessité de définir une stratégie de la variation linguistique. La francophonie ne doit pas se donner comme objectif l’usage du même français pour tous, c’est-à-dire une même manière pour tous de parler français, soit en somme la plus grande illusion qui plane sur nous, ou qui nous soit proposée.

7. Sentiment de la ressemblance

Les francophones doivent surtout valoriser ce qu’ils ont en commun sur le plan linguistique, c’est-à-dire les structures profondes de la langue, plutôt que de faire inlassablement l’inventaire de ce qui les distingue, en général les faits de surface. C’est strictement une question d’attitude, de point de vue, comme dans l’histoire du verre à moitié vide ou à moitié plein. La francophonie doit entraîner ses membres dans une stratégie de la tolérance, qui remplacera avantageusement celle de l’élitisme, et dans une stratégie de la performance, qui reconnaît que les critères de qualité varient avec les circonstances, stratégie préférable à celle de la culpabilité, c’est-à-dire la crainte paralysante et la mauvaise conscience des fautes.

8. Conditions du développement de la francophonie

En conclusion, nous voudrions attirer l’attention sur ce que nous pensons être les conditions du développement de la francophonie.

La francophonie ne saurait se développer sans l’observance de certaines règles de conduite de la part des pays membres. Il nous apparaît indispensable, au départ, que les pays de la francophonie se mettent d’accord sur des objectifs définis, objectifs linguistiques, politiques et économiques, le premier et le plus important étant, selon nous, la création d’un réseau préférentiel de relations économiques. Il existe actuellement un fossé qu’il est urgent de combler entre la francophonie culturelle et la francophonie politique et économique. L’essentiel n’est pas la francophonie culturelle, car elle ne peut subsister sans la francophonie politique et économique qui nous offre malheureusement l’image d’une réalité fragile, sujette à de constants tiraillements.

Une fois ce premier principe admis, la concertation de tous les pays membres s’impose quant à la formulation des programmes de coopération; il importe, en somme, de passer de la conception bilatérale de la coopération à la conception multilatérale. Il est déplorable, en effet, de constater le degré d’incohérence qui existe au sein de la coopération panfrancophone, même sur le plan linguistique.

Il faudrait enfin mettre fin au verbalisme et cesser de se faire des illusions au sujet de l’importance des institutions. En effet, ce ne sont pas les longs discours, les grandes déclarations qui font la francophonie et ce n’est pas non plus parce qu’on se donne des institutions que la francophonie existe. En réalité, la francophonie se meut dans l’abstrait; elle n’a pas encore fait la preuve de sa raison d’être. Les francophones ont-ils véritablement la volonté de faire quelque chose ensemble, au-delà des mots? C’est la question que nous nous posons au terme de cette réflexion.

Discussion

On s’interroge (M. Piron, G. Gagné) sur le thème de « marginalité » retenu dans l’argument du programme, notion qui semble confirmer une tendance à recevoir le débat de la francophonie plutôt en termes de différences que de ressemblances. Le fait amène à souligner contradictoirement l’importance du facteur « communication » à l’intérieur de la francophonie qui est, du reste, beaucoup plus effectif que ne le laisse entendre l’attitude des spécialistes. P. Chantefort souligne qu’il convient de distinguer la sensibilisation (négative) et la valorisation possible de la différence, qui passe par la reconnaissance de normes régionales.

Pour J.-M. Klinkenberg, le sentiment de la diversité des usages s’accuse néanmoins de façon très particulière dans le cadre de cette francophonie, qui fournit un exemple peu commun de culture centralisée, où le rôle de la norme joue à plein. Que ce soit dans la pratique pédagogique ou dans le domaine de la description linguistique pure, le bon usage joue en arrière-plan et fait office de filtre, là dans le choix des matériaux didactiques, ici dans les modèles qui correspondent à un usage qui est déjà sociologiquement établi et normalisé. La question qui se pose est celle de savoir comment, face à cette situation, la réflexion pourrait conduire à éliminer, ou, du moins, à réduire le sentiment de culpabilité linguistique actuel, et comment elle pourrait concevoir cette stratégie de la tolérance qui a été évoquée comme un des objectifs à poursuivre pour la francophonie.

Quel serait par ailleurs le rôle des sociolinguistes dans cette revalorisation de la variation linguistique? Comment établir un modèle linguistique qui ferait intervenir prioritairement la variable linguistique? Autant de questions posées, auxquelles l’orateur ne prétend pas apporter de réponse. La question capitale, conclut-il, est en tout cas d’ordre sociolinguistique puisque la solution passe nécessairement par le contrôle des attitudes ou, mieux, par celui des institutions qui assurent la diffusion des attitudes (écoles, radio, presse...)

Au Québec, par exemple, une déculpabilisation des attitudes a pu s’opérer par une sensibilisation à la querelle du joual.

Par ailleurs, la sociolinguistique devrait orienter ses travaux vers l’étude des usages appréhendés dans leur totalité et non plus selon une perspective normative ou comparative. Les procédures de description, le choix des problèmes préférentiels, de par leur diversité, constituent, il est vrai, une difficulté majeure pour les sociolinguistes. Aussi la priorité devrait être accordée dans ce domaine à l’aménagement des appareils de description ou à la définition d’une méthodologie de la description. On a conscience, évidemment, de la nouveauté de la discipline sociolinguistique et de sa perplexité par rapport à d’autres approches disciplinaires telles que la dialectologie notamment. Alors que celle-ci est assurée de ses modèles et de sa méthode, ce n’est pas le cas pour la sociolinguistique, où le problème est cependant moins dû à une pauvreté qu’à une trop grande diversité des méthodes disponibles.

D. Racelle-Latin souligne par ailleurs l’importance d’une prise de responsabilité chez les scientifiques face au discours général de la francophonie, et la nécessité de distinguer nettement une terminologie ambiguë, idéologiquement marquée, et l’ensemble des concepts spécialisés qui sont utiles à la description sociolinguistique des diverses situations francophones. Elle reprend notamment l’exemple du terme de « créolisation », utilisé à titre péjoratif dans le discours général et dont le sens scientifique (cf. les travaux de G. Manessy et de P. Wald) est exactement contraire au sens vulgarisé. D’une façon générale, le discours scientifique doit marquer ses distances par rapport aux préventions idéologiques que véhicule le discours sur la francophonie, mais c’est là une tâche d’autant plus difficile lorsque les partenaires scientifiques sont eux-mêmes impliqués comme partie prenante de cette francophonie.

Cependant, si le concept de francophonie est à certains égards critiquable, il est aussi, ainsi que le souligne J.-M. Léger, susceptible d’une appréhension positive lorsqu’on prend en compte l’acquis réalisé dans le domaine de la coopération culturelle et interuniversitaire par des organismes tels que l’Agence de coopération culturelle et technique (ACCT) ou l’Association des universités partiellement ou entièrement de langue française (AUPELF). Leur rôle respectif dans la connaissance et la reconnaissance des grands problèmes interculturels (par exemple ceux du monde créolophone) laisse en effet bien augurer de l’avenir dynamique de la francophonie.

Référence bibliographique

Corbeil, Jean-Claude, « Défis linguistiques de la francophonie », Langages et collectivités : le cas du Québec. Actes du Colloque international du Centre d’études québécoises, Université de Liège, du 25 au 28 mars 1980, Montréal, Les Éditions Leméac, 1981, p. 269-281. [article]