Aspects sociolinguistiques de la langue française au Québec

Jean-Claude Corbeil
Office de la langue française du Québec

Jean-Claude Corbeil
Office de la langue française du Québec

À bien des égards, on peut considérer le Québec d’aujourd’hui comme l’avant-poste de la francophonie. En effet, c’est un pays où se vivent de la manière la plus apparente et la plus consciente deux problèmes fondamentaux auxquels la langue française fait face dans le monde : le concurrence avec l’anglais et la diversification géolinguistique, qui découle de l’expansion du français dans le monde et qui provoque une tension entre, d’une part, la nécessité pour les francophones de se comprendre entre eux et, d’autre part, l’adaptation indispensable de la langue à des situations et à des cultures variées. Pour la même raison, la langue anglaise, connaît, elle aussi, ce dernier phénomène, d’une manière moins aiguë sans doute du fait qu’elle est une langue moins centralisatrice du point de vue normatif.

Le Québec est le seul état de langue française en Amérique. Politiquement, il fait partie d’une confédération à dix provinces, dont neuf sont de langue anglaise, dotée d’un gouvernement central fort où le français et l’anglais ont été déclarés en 1969 langues officielles, mais où la langue anglaise prédomine encore largement dans le fonctionnement administratif. Économiquement, le Québec est intégré à l’économie canadienne et, à travers elle, à l’économie américaine, d’où la présence d’un grand nombre d’entreprises d’origine anglo-saxonne sur le territoire québécois. Scientifiquement et culturellement, le Québec participe intimement et naturellement aux grands courants du continent par les allées et venues des personnes, par le disque, les périodiques, la radio, surtout par la télévision. En fait, le Québec est d’Amérique à part entière et les Québécois sont des Américains, au sens géographique et non politique du terme, des Américains de langue et de culture françaises depuis au-delà de trois siècles.

Sur le plan linguistique, cela veut dire que la langue française du Québec est constamment en contact et en concurrence avec l’anglais du reste du continent, dans une relation de force où l’anglais est la langue dominante. Deux Commissions d’enquête, l’une fédérale, la Commission Laurendeau-Dunton[1], l’autre québécoise, la Commission Gendron[2], ont examiné et décrit en détail les modes de fonctionnement et les conséquences de cette concurrence et ont proposé à l’un et à l’autre gouvernement des recommandations propres à maintenir, vivante et dynamique, la langue française au Québec et au Canada. Au Québec, poussés par les événements et l’opinion publique, trois gouvernements ont successivement légiféré sur le statut et l’usage de la langue française : le gouvernement de l’Union nationale en novembre 1969, sous Jean-Jacques Bertrand par la Loi pour promouvoir la langue française, le gouvernement libéral en juillet 1974 sous Robert Bourassa par la Loi sur la langue officielle, enfin le gouvernement du Parti québécois en août 1977 p.r la Charte de la langue française. Ces lois définissent du même coup et en contrepartie le statut et l’usage de l’anglais. La communauté anglophone québécoise et canadienne y a vu la manifestation d’une hostilité à l’égard de la langue anglaise, alors qu’il s’agit essentiellement d’assurer la survivance et l’épanouissement de la langue française au Québec, en contrecarrant par la contrainte juridique les tendances structurelles à l’hégémonie de l’anglais et à l’assimilation des francophones, comme on le voit bien dans le reste du Canada. Les Québécois ne sont pas hostiles à l’anglais, bien au contraire, mais ils tiennent avant tout au français comme langue maternelle et comme langue d’usage courant dans les activités de la vie quotidienne dans tous les secteurs. Faire quelque chose pour soi ne signifie pas nécessairement faire quelque chose contre les autres, même si les autres, forcément, en subissent les contrecoups.

La Charte de la langue française, dite Loi 101, représente le point d’achèvement d’une quinzaine d’années de travaux et de réflexion sur le statut de la langue française au Québec. Ce statut est explicité par domaines d’usage institutionnalisé de la langue : législation et justice, administration et organismes parapublics, monde du travail, du commerce et des affaires, monde de l’enseignement et des entreprises. Ce principe est nuancé par des principes annexes, qui légitiment l’emploi, soit des langues amérindiennes ou esquimaudes, soit de l’anglais, soit enfin des langues des autres minorités culturelles, la plupart d’arrivée récente au Québec. Ces principes sont : la protection du consommateur et l’accès aux services, l’épanouissement des minorités culturelles, les communications individualisées, les communications avec l’extérieur du Québec. Cette loi a amené la paix linguistique au Québec et, à l’usage, on voit s’estomper peu à peu les appréhensions et les objections des anglophones et allophones à son égard.

Le contact avec l’anglais a entraîné une pénétration de mots anglais dans le vocabulaire populaire québécois. Ces mots proviennent principalement, soit des vocabulaires techniques et administratifs du monde du travail, soit de l’introduction de techniques nouvelles, par exemple l’automobile, le tracteur, les nouveaux matériaux, soit des modes nouvelles, souvent éphémères, comme les pas de danse, les types de musique, de vêtement, etc. Ce phénomène est historiquement lié à la prédominance de l’anglais dans le monde industriel et économique québécois et au monde de formation de la classe ouvrière, qui s’est constituée, comme partout ailleurs, à partir de la partie la moins instruite de la population, donc la plus vulnérable à l’anglicisation. La bourgeoisie de l’époque s’est cependant préoccupée de se défendre de la contamination linguistique et y a relativement bien réussi.

Sur cette toile de fond, les anglicismes sont au cœur d’un certain débat, qui porte sur la notion d’usage et la manière d’en tenir compte dans le choix d’une norme linguistique. Les uns, observant que certains mots anglais sont bien intégrés au vocabulaire québécois et d’un usage courant, estiment qu’il faut les accepter et cesser de les condamner ou de les combattre. Les autres, considérant que les anglicismes sont la conséquence et le symbole du fait que l’anglais était la langue dominante au Québec, intègrent la substitution de mots français aux mots anglais dans le programme général de redressement de la situation linguistique. Chose certaine, le changement de statut du français et les dispositions de la loi relatives à la langue de travail et du commerce, la forte augmentation du taux de scolarisation de l’ensemble de la population entraînent déjà et entraîneront à moyen terme de notables transformations dans le vocabulaire québécois. La langue québécoise est en pleine mutation de statut entre son passé récent de langue négligée et négligeable et son avenir de langue principale d’une population instruite, largement ouverte vers la francophonie et le monde extérieur, bien déterminée à s’affirmer et à prendre sa place.

En ce qui concerne le contact avec l’anglais, le Québec est au premier front de la francophonie. Historiquement, le Québec sait, parce qu’il l’a vécu, comment fonctionne la concurrence linguistique, comment une langue peut facilement devenir une langue secondaire, même si elle est la langue principale de la nation, comment aussi on peut permettre la coexistence de deux ou de plusieurs langues sur le même territoire. Quotidiennement, la nouveauté américaine arrive au Québec, exprimée en anglais. Souvent, avant même que la France ne connaisse la chose, le Québec doit la nommer, ou bien en empruntant le terme anglais, ou bien en lui trouvant immédiatement un équivalent. Les Québécois sont généralement plus attentifs à l’égard de la concurrence entre le français et l’anglais, plus sur la défensive à l’égard de l’anglais. Un certain engouement des Français pour l’anglais, l’usage de plus en plus fréquent par eux de l’anglais dans les publications scientifiques, dans le commerce extérieur, lors des rencontres internationales, politiques ou scientifiques scandalisent et inquiètent les Québécois qui s’interrogent sur le statut international du français. Les Français commencent à s’en préoccuper, comme en témoignent un récent colloque à Nice où on a discuté des pratiques linguistiques en commerce extérieur[3] et une série d’articles traitant du statut international du français parus dans le journal Le Monde en décembre 1979. Dans l’un et l’autre cas, on fait appel à l’expérience et à la vigilance des Québécois.

L’autre aspect de la langue québécoise qui attire l’attention des observateurs est celui des écarts par rapport au français de France, particulièrement celui des classes cultivées de Paris. Chez certains anglophones, il en découle un préjugé défavorable, une sorte de mépris à l’égard du français du Québec et une admiration romantique du « Parisian French », d’autant plus chaleureuse que cette forme du français est vraiment une langue étrangère, et non celle d’une population avec qui l’histoire les oblige à cohabiter et qui embête tout le monde avec l’affirmation de sa spécificité culturelle. Il ne faut jamais perdre de vue le contenu psychologique inconscient des remarques des anglophones canadiens à l’égard du français du Québec.

Comme l’anglais des Etats-Unis ou du Canada par rapport à l’anglais d’Angleterre, le français du Québec présente des différences par rapport au français de France. Ce qui est normal pour toutes les langues, pour l’espagnol, l’italien, le portugais, le russe, l’allemand ou le chinois, c’est-à-dire de prendre des visages particuliers d’un endroit à l’autre, devient anormal, maladif et inacceptable pour le français. Cela est dû au caractère fortement centralisé du français, à l’esprit de clocher des francophones dont parle de Saussure, selon lequel chacun est convaincu que c’est l’autre qui a un accent, le plus haut de tous ces clochers étant Paris, capitale administrative et culturelle, lieu d’excellence supposé de la langue française. Ce phénomène mérite quelques commentaires, surtout à l’intention des professeurs américains qui pourraient voir des inconvénients à s’initier ou à initier leurs élèves au français québécois.

Le français que parlent les Québécois leur permet de communiquer avec tous les autres francophones sans problème. Puisque l’intercompréhension existe, c’est que les écarts sont minimes, superficiels. Par le biais de la coopération franco-québécoise, des milliers de Québécois et de Français, de toutes les régions et de tous les métiers ou professions, des médecins, des cultivateurs, des ouvriers, des pêcheurs, ont été mis en contact et ont travaillé ensemble sans aucun problème linguistique notable. Il faut donc ramener les caractéristiques du français québécois à leur juste proportion de phénomènes marginaux par rapport à la structure générale du français : il ne s’agit pas d’une autre langue, mais d’une même langue, qui prend une coloration particulière. Le noter est d’autant plus important qu’on oublie cette réalité fondamentale en concentrant l’attention sur les différences. À examiner un arbre, on oublie la forêt.

D’un autre côté, on ne peut pas non plus nier l’existence de traits linguistiques caractéristiques du français au Québec, qui concernent surtout la phonétique et la phonologie, le vocabulaire et la sémantique. De nombreux travaux de description ont été publiés ou sont en cours[4]. Cependant, nous sommes enclin à penser que beaucoup d’observateurs confondent caractéristiques du français québécois et caractéristiques du français de certains quartiers de Montréal : il n’est pas assuré que les conclusions d’une étude d’un certain coin de Montréal soient valables pour tout Montréal, encore moins pour tout le Québec.

Ce que l’on appelle les niveaux de langue, faute d’une expression meilleure pour désigner les diverses formes d’une même langue selon les circonstances ou l’appartenance sociale, deux phénomènes pourtant très distincts, sont très marqués au Québec et plus apparents qu’en France, sans doute à cause du chiffre relativement peu élevé de la population. De plus, beaucoup de locuteurs appartiennent plus ou moins à deux ou plusieurs sous-ensembles du français québécois, ce qui découle du brassage social que vit le Québec depuis une vingtaine d’années sous l’effet de la démocratisation de l’enseignement. Par exemple, un jeune médecin habitant aujourd’hui un quartier chic est le fils d’un ouvrier et a grandi dans un quartier populaire. Beaucoup vivent donc une sorte de mutation sociolinguistique plus ou moins harmonieuse ou réussie, dont la langue de leurs enfants, devenus grands, sera le résultat. Le français au Québec est aujourd’hui moins standardisé que le français de Paris, plus spontané, plus individualisé. Pour celui pour qui le français est une langue étrangère, il y a là un problème, car il se trouve sans cesse confronté à des éléments linguistiques, sons, mots, structures syntaxiques, qui n’appartiennent pas au français fondamental habituellement enseigné par les diverses méthodes.

On utilise souvent le mot « joual » pour désigner une manière populaire de parler français au Québec, surtout dans les quartiers ouvriers de Montréal. En général, c’est un terme de mépris à l’égard de la démission linguistique du peuple québécois, laisser-aller, anglicismes, carence de vocabulaire, syntaxe désarticulée, prononciation avachie, en fait tout ce qui n’est pas la langue soignée. Parfois, le même mot est brandi comme une arme, assumé comme un titre de noblesse, par ceux qui contestent une société aliénée et aliénante, par ceux qui militent pour la reconnaissance de la culture québécoise, affranchie de la tutelle mythique de la culture française, par une mise en relief exacerbée de tout ce qui n’est pas bourgeois et français-français. Un courant littéraire important, entre 1963 et 1975, choisira le « joual » comme langue d’écriture; dans beaucoup de films québécois de cette époque, les personnages parleront de cette manière. C’est un parti pris[5], dont il ne faut pas conclure que c’est une description du français québécois ou la revendication de cette parlure comme norme.

En conclusion, nous voudrions tout simplement attirer l’attention sur deux choses. Le français du Québec est, pour les Américains et les anglophones canadiens, d’un grand intérêt et d’une utilité certaine, d’abord et surtout parce qu’il exprime profondément et naturellement une culture française à l’américaine, les Québécois étant d’Amérique depuis assez longtemps pour en avoir imprégné leur langue, vivante, nerveuse, indépendante, riche de tous les mots, de toutes les images pour dire les choses d’ici; ensuite parce qu’elle est la langue d’un des rares coins du continent où on parle normalement français, la langue de partenaires politiques, économiques et scientifiques; enfin parce que c’est du français, utilisable partout dans la francophonie.

Il est trop tôt pour porter un jugement définitif sur le français québécois, dans le style « C’est un patois », comme on le dit parfois. Le français québécois est en pleine mutation, une mutation de statut depuis les lois qui en ont fait la langue officielle du Québec et une mutation socioculturelle depuis la démocratisation de l’enseignement et les modifications rapides de structure de la société québécoise. Le temps des changements linguistiques est lent : attendons deux ou trois générations avant de conclure sur ce qu’est le français québécois.

Notes

Référence bibliographique

Corbeil, Jean-Claude, « Aspects sociolinguistiques de la langue française au Québec », The French Review, vol. 53, no 6, mai 1980, p. 834-838. [article]