Les choix linguistiques

Jean-Claude Corbeil

Au cours du colloque qui nous réunit et qui se veut résolument préoccupé de la question des choix linguistiques, nous nous heurterons sans cesse à l’ambiguïté fondamentale de la notion de « norme » et à l’ambivalence d’une terminologie qui varie autant par le sens objectif qu’on accorde aux termes que par la valeur subjective que chacun leur attribue. Mon intention, ce matin, est donc de poser certaines distinctions qui m’apparaissent pertinentes et de proposer une terminologie qui puisse nous servir d’outil de travail.

Le concept de « norme » recouvre, en fait, trois questions différentes :

Compte tenu de l’orientation de ce colloque, nous traiterons surtout des choix linguistiques, en essayant de dégager les critères qui puissent les expliquer ou les guider, quand la langue est un outil de travail, un instrument de l’activité professionnelle. Nous terminerons par quelques remarques sur la régulation linguistique.

Nous croyons utile de poser trois niveaux successifs de critères pouvant expliquer ou guider les choix linguistiques :

Niveau 1 — les critères linguistiques

Nous entendons par critères linguistiques l’ensemble des règles de profondeur qui constituent le noyau dur de la langue; ce qui fait, par exemple, que le français n’est pas l’anglais ou le wolof. C’est ce qu’on appelle parfois la norme objective. Il s’agit donc d’un niveau de grande abstraction, où sont neutralisées les variantes géographiques et sociolinguistiques. Les linguistes distinguent trois composantes : la composante phonologique (le système des sons potentiels qui orientera la réalisation phonétique), la composante morphosyntaxique (le système de formes et de règles où se moule la réalisation de la phrase), la composante sémantique (la structure des éléments qui permet la formulation et l’expression de la pensée). Ici, la langue parlée est la forme canonique de la langue, la langue écrite n’en étant qu’un mode de réalisation facultatif mais, aujourd’hui, dans nos sociétés, fort répandu et privilégié. À ce niveau d’abstraction, aucun écart n’est possible sauf par inadvertance, par ignorance, chez les très jeunes enfants ou chez les étrangers, ou par maladie. Une fois acquis, les critères linguistiques fonctionnent pour ainsi dire automatiquement, comme un ensemble de réflexes conditionnés. Dans nos milieux, il est rare d’observer des erreurs sur le genre des noms, le pluriel des noms et des adjectifs, la conjugaison des verbes, l’usage des pronoms, la structure de la phrase. Pour mettre en relief et atténuer tout à la fois la portée de cette affirmation, il n’y a qu’à observer l’usage du français par un étranger, comme ce texte reproduit dans le journal La Presse (du 4 août 1979) et dont nous citons le passage suivant :

« L’autorisation ne couvre pas les batteries, les porte caises, ou d’autres accessories. Ni couvre-t-elle l’antennae casse, nor les dommages sont causé de fair un mauvais usage ou le traitment négligent ».

Je conclurais donc cette partie par la règle suivante : en communication institutionnalisée, respect absolu des critères linguistiques.

Niveau 2 — les critères sociolinguistiques

Nous entendons par critères sociolinguistiques l’ensemble des règles sociales qui guident la réalisation en surface des règles linguistiques, c’est-à-dire, par exemple, les règles qui font que la prononciation sera différente d’un quartier à l’autre de la même ville. À la différence du précédent, il s’agit ici d’un niveau tout à fait concret, où la variation est continue, où donc la concurrence des normes sociales est constante. Il s’agit également ici d’un usage fonctionnel de la langue, par opposition à un usage esthétique, qui constitue la caractéristique du niveau suivant. De ce qui précède, deux conséquences nous intéressent particulièrement. D’une part, les critères sociolinguistiques ne sont pas aussi absolus que les critères linguistiques. Des choix sont possibles selon les domaines d’utilisation de la langue (par exemple, une émission de variétés par opposition à une émission d’affaires publiques), selon les interlocuteurs visés (nationaux ou internationaux, grande masse ou auditoire spécialisé, etc.), selon, enfin, des préoccupations d’identité nationale (neutraliser ou pas les faits de langue régionale). Le locuteur jouit donc d’une certaine latitude, d’une liberté restreinte et guidée par le besoin d’être compris et accepté de l’interlocuteur, domaine d’exercice du jugement et du goût. D’autre part, puisque les normes sociales sont en concurrence, l’une d’elles fonctionne comme norme dominante, que la chose nous plaise ou pas. Il s’agit là d’une constante de la vie en société. En ce qui nous concerne, je formulerais donc, en guise de conclusion de cette partie, la règle suivante : en communication institutionnalisée, suivre la norme québécoise dominante, sauf si le public visé est autre; dans ce cas, il vaut mieux neutraliser les faits de français régional au profit d’une intercompréhension plus grande.

Niveau 3 — les critères esthétiques

Nous désignons ainsi les préoccupations qui guident les créateurs dans leurs choix linguistiques, en littérature, en cinéma, au théâtre, dans la chanson, d’une certaine manière en publicité. Le plus important, dans ce domaine, est le style, l’élaboration et l’affirmation d’une norme personnelle, parfois au mépris absolu de la norme linguistique ou de la norme sociale dominante, comme nous le prouvent abondamment de nombreux témoignages littéraires : Céline, Jarry, les surréalistes, Duguay, Renaud, etc. En plus et en même temps que le style, il y a l’influence du groupe auquel on s’identifie (par exemple, le groupe de Parti Pris), les objectifs que l’on veut atteindre, le public que l’on cherche à captiver. Le plus souvent, il s’agit de langue écrite, d’écriture. Dans nos civilisations, au fil des années, il s’est créé une hiérarchie littéraire, à la fois des genres (la poésie au sommet et le roman policier au bas de l’échelle) et des styles (les bons écrivains à l’Académie). Ainsi s’est constitué un usage écrit littéraire de la langue, très proche de la norme idéale, considéré comme l’exemple le meilleur du bon usage, qu’on cite en témoignage dans les grammaires et les dictionnaires. Dans l’usage esthétique de la langue, tout est permis : Une seule règle, le risque personnel et sa sanction, la réussite ou l’échec, aujourd’hui ou demain.

En somme, du niveau 1 au niveau 3, la liberté, donc le risque, augmente. Il n’y a pas de solution simple au problème des choix linguistiques. Même les grammaires et les dictionnaires, ou les avis des spécialistes, ne sont pas des guides sûrs en toutes circonstances, puisqu’ils font eux-mêmes des choix. S’il est sage de les consulter, de les confronter les uns aux autres, il demeure en fin de compte que ce qui l’emporte, c’est notre propre compétence linguistique et le goût, le jugement avec lequel nous conjuguons les différents critères dont nous avons parlé.

Quelques mots sur la régulation linguistique. Le fond de cette question est la distinction entre communication individualisée et communication institutionnalisée.

Nous entendons par communication individualisée l’acte par lequel un individu entre en relation avec un autre au moyen du langage. La liberté dont jouit alors l’émetteur est ambiguë. D’un côté, de par la fonction d’expression, elle est totale : l’individu a le droit et le pouvoir les plus stricts d’utiliser la langue comme il le veut surtout si, au même moment, les fonctions esthétique et ludique entrent en jeu. De l’autre, de par les fonctions d’intégration et de communication, elle est réduite, d’une part, par le contrôle social, d’autre part, par la nécessité de tenir compte des ressources langagières du récepteur. Le plus souvent, les communications individualisées se font en langue parlée, parfois en langue écrite, par la correspondance ou, surtout, la littérature. Enfin, elles sont, dans un grand nombre de cas, dotées d’un contenu affectif.

Nous désignons par communications institutionnalisées l’acte, le plus souvent anonyme ou impersonnel, par lequel une institution entre en relation avec des personnes soit en tant que membres de cette institution, soit dans la relation employeur-employé ou encore en qualité de clients, d’auditeurs, ou de spectateurs. L’institution peut déterminer le type de langue dont elle fera sa norme et elle dispose des moyens de contrôle nécessaires pour faire s’y conformer ses membres. Enfin, le plus souvent, les communications institutionnalisées sont émises dans des conditions d’attention, de réflexion qui favorisent le travail du style et la spécialisation professionnelle de l’émetteur.

Nous ramenons à quatre grands groupes les communications institutionnalisées :

Il y a un point de jonction entre communication individualisée et communication institutionnalisée. Fondamentalement, on peut dire qu’il y a toujours un individu à la source d’une communication, donc que toutes les communications sont individualisées. Cela nous amène à distinguer les emplois que fait l’individu de la langue à titre privé et à titre public. Dans le premier cas, la responsabilité est strictement personnelle. Dans le second, elle est celle de l’institution, qui devra répondre des gestes de son personnel. C’est de ce point de vue, du point de vue de la responsabilité et de l’effacement de l’individu au service d’une institution, que nous nous plaçons pour faire la distinction entre les deux types de communication.

Nous sommes convaincu que ce sont les communications institutionnalisées qui déterminent une situation linguistique et non les communications individuelles. En d’autres termes, le comportement linguistique des institutions politiques et économiques détermine, à la longue, s’il est constant, la prédominance d’une langue et d’une variante de cette langue sur les autres, donc influence directement le statut et la qualité de la langue.

On saisit ainsi la grande importance des communications institutionnalisées. Maintenant que la Charte de la langue française précise le statut du français et, par contraste, celui de l’anglais sur le territoire québécois, il devient important de définir une stratégie de la qualité de la langue, dont vous êtes parmi les principaux artisans, et d’arriver entre nous, aujourd’hui ou plus tard, à un consensus à ce sujet.

Référence bibliographique

Corbeil, Jean-Claude, « Les choix linguistiques », Actes du Colloque La qualité de la langue... après la loi 101, Québec, 30 septembre au 3 octobre 1979, Québec, Conseil de la langue française, Éditeur officiel du Québec, coll. « Documentation du Conseil de la langue française », no 3, 1980, p. 46-52. [article]