Théorie et pratique de la planification linguistique

Jean-Claude Corbeil

Nous nous proposons, au cours de cette conférence, de dégager les enseignements de l’expérience québécoise en matière de changement linguistique planifié et d’en tirer aujourd’hui le modèle théorique sous-jacent. Nous croyons que la chose présente un double intérêt : d’une part, permettre la comparaison avec d’autres expériences de même nature et faire ainsi progresser la connaissance de ces questions; d’autre part, fournir une source d’inspiration à d’autres pays aux prises avec des problèmes analogues.

Le terrain sur lequel nous œuvrons est le Québec. De par les hasards de l’histoire, deux langues sont en présence sur ce territoire, le français et l’anglais, deux langues de grande diffusion, deux langues à capacité expressive comparable. Le français y fut introduit par les découvreurs de l’Amérique et surtout par ceux qui sont venus peupler et habiter ces nouvelles terres. Le français s’étendait alors de la mer Arctique au golfe du Mexique, de l’Atlantique au Pacifique et couvrait la plus grande partie des Antilles. L’anglais y fut amené par la conquête militaire du pays, épisode des guerres sans cesse renaissantes que se sont livrées la France et l’Angleterre, et devint, de ce fait, la langue prédominante du commerce et de l’industrialisation[1]. D’un autre point de vue, ces deux langues sont l’une et l’autre en présence de langues amérindiennes et esquimaudes, très récemment et très peu intégrées dans la vie sociale québécoise et canadienne.

La situation linguistique québécoise et surtout l’intention constante et de plus en plus affirmée de la modifier nous a amené à réfléchir à deux questions fondamentales :

Ces deux questions ne sont pas étrangères l’une à l’autre, comme on pourrait le penser de prime abord, mais sont au contraire liées étroitement l’une à l’autre. La première fournit les éléments à partir desquels il est possible de trouver réponse à la seconde et de mettre au point une stratégie qui ait un certain réalisme, une certaine chance de succès. La réponse à la première est une sorte de contre-épreuve de la réponse à la seconde, en partant du postulat que les forces sociales qui ont déterminé une certaine situation linguistique sont celles mêmes qui en entraîneront la transformation. De plus, ces deux questions ont également en commun le fait qu’elles ont trait à des phénomènes évolutifs, à des phénomènes qui se déroulent dans le temps, à une certaine vitesse. Pour comprendre comment un usage linguistique s’est imposé, il faut observer le phénomène pendant une longue période de temps : laissées à elles-mêmes, les situations linguistiques évoluent très lentement[2]. Par contre pour planifier un changement linguistique, il faut tenir compte de ce que les éléments d’une stratégie ne sont pas soumis au temps de la même manière : certains sont d’application immédiate, la réalisation d’autres éléments s’étend sur des périodes plus ou moins longues, pour diverses raisons.

Pour comprendre comment un usage linguistique prédomine, notre démarche a été la suivante. Nous avons tout d’abord tiré de la linguistique et de l’anthropologie certaines données dont nous pensions qu’elles pouvaient nous servir de fils conducteurs lors d’une relecture de l’histoire du Québec. En même temps, nous avons vérifié la pertinence de ces données en observant les processus de communication en milieu social organisé, comme, par exemple, une usine ou un ministère. Avec cette grille, nous avons parcouru l’histoire du Québec, à partir du moment de la Conquête anglaise, en cherchant uniquement à comprendre comment l’anglais concurrence le français et arrive à presque l’évincer dans certains domaines. Nous nous proposons ici d’indiquer rapidement les données linguistiques sur lesquelles nous nous sommes appuyé et d’esquisser les conclusions auxquelles nous a amené notre méditation de l’histoire québécoise.

À partir de ces données linguistiques, nous en sommes arrivé à réduire à deux grands principes le processus par lequel un usage linguistique prédomine.

Premier principe : ce sont les communications institutionnalisées qui déterminent une situation linguistique et non les communications individuelles. En d’autres termes, le comportement linguistique des institutions politiques ou économiques détermine à la longue, s’il est constant, la prédominance de cette variante ou de cette langue sur les autres.

Tout particulièrement, nous croyons que trois groupes d’institutions exerçent, à cet égard, une influence déterminante. Ce sont : le système scolaire (langue d’enseignement et enseignement de la langue), l’administration publique (langue des lois, décrets, règlements, directives, formulaires, etc.) et le monde de l’économie, du commerce et de l’industrie (langue des plans, procédés, directives, catalogues, mode d’emploi, étiquetage, etc.). Le comportement linguistique de l’individu est façonné par ses contacts nombreux, répétés et pour ainsi dire officiels avec la langue des institutions.

En conséquence, lorsqu’on souhaite modifier une situation linguistique ou en orienter l’évolution, il faut contrôler le comportement linguistique des institutions. En contre-partie, il est dangereux de faire peser le changement linguistique sur les individus. Leur responsabilité, en la matière, est très limitée. Trop faire appel à la responsabilité de l’individu pour obtenir des changements significatifs à une situation linguistique donnée conduit tout droit à une sorte de sentiment d’impuissance collective et à la dégradation accélérée de cette situation, comme le Québec l’a fort bien expérimenté entre la fin du XIXe siècle et le début des années soixante.

Second principe : une situation linguistique, réalité abstraite d’une grande complexité, se révèle aux yeux de la population par certaines de ses manifestations, qui jouent alors le rôle d’images collectives. Chaque personne construit, à l’intérieur d’elle-même, partie intégrante de la construction de la personnalité, une certaine image de son être linguistique. Elle y arrive à partir des nombreuses images extérieures qu’elle capte d’abord dans la vie familiale, ensuite dans la vie de son entourage immédiat, enfin dans la vie sociale globale dont le premier contact est l’école. Il est nécessaire qu’une certaine cohérence s’établisse entre les images collectives et l’image intérieure, avec ce que l’on pense que l’on est. Si non, il y a risque de schizophrénie linguistique, provoquée par l’incapacité d’intégrer la succession des images linguistiques distinctes, à la quête d’une réponse à la double question : de quelle langue suis-je? et de quelle(s) langue(s) dois-je être?

Dans la perspective d’un aménagement linguistique cohérent, certaines images linguistiques collectives nous semblent plus particulièrement importantes. Ce sont : en tout premier lieu, la langue des premières années de scolarité; ensuite, l’affichage, la publicité, les raisons sociales, la langue des médias, surtout de la radio et de la télévision; enfin, le vocabulaire, la terminologie, seule surface visible, sensible, de la langue pour le commun des mortels, pour le plus grand nombre d’usagers de la langue.

Voilà donc comment nous voyons, aujourd’hui, le processus par lequel s’établit l’usage linguistique.

Répondre à la seconde question, à savoir comment passer d’une situation linguistique insatisfaisante à une situation souhaitée, suppose qu’on dégage et respecte certains grands principes, fort simples en réalité mais lourds d’implications politiques, sociolinguistiques et budgétaires. Nous les exposerons dans leur ordre logique naturel en les illustrant par l’expérience qu’en a faite le Québec. Nous insistons sur le fait qu’aucun plan d’aménagement linguistique n’est directement applicable d’un pays à un autre, comme nous espérons que l’évidence s’en dégagera de la suite de cet exposé. Seul, le modèle théorique pourrait se transposer.

Premier principe : toute intention d’aménagement linguistique suppose que l’on connaît fort bien la situation linguistique de départ, à la fois à un certain niveau d’abstraction, pour dégager les lignes de force d’un paysage, et en même temps dans le détail, pour bien fonder la vue générale.

Puisqu’il y a toujours un fort danger d’impressionnisme à cet égard, provenant aussi bien de la complexité du phénomène que du jeu inconscient des a priori et des préjugés, il vaut mieux procéder à une description détaillée de la situation avec le maximum de rigueur méthodologique. Toutes les grandes fonctions de la langue doivent être l’objet d’un examen. L’équipe responsable de cette description doit être multidisciplinaire et comprendre des personnes œuvrant dans les domaines suivants : l’économie, la sociologie, la sociolinguistique, la linguistique descriptive, la pédagogie, l’administration publique. D’autres disciplines, en cours de route et au besoin, apporteront leur contribution.

Il s’agit ici uniquement de décrire ce qui est, non de choisir ce que l’on veut qui soit. À cette étape-ci, le choix est prématuré. L’objectif est que le plus grand nombre de personnes comprennent la situation et réfléchissent aux choix possibles, en soupesant les avantages et les inconvénients de chacun et de tous. Toute cette activité d’enquête, d’information, d’animation joue un rôle primordial dans la formation d’un consensus social en matière de langue. Cette période peut durer plus ou moins longtemps.

Au Québec, deux commissions d’enquête ont examiné la situation linguistique, la première, la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, créé par la Gouvernement du Canada en juillet 1963, dite commission Laurendeau-Dunton; la seconde, la Commission d’enquête sur la situation de la langue française et sur les droits linguistiques au Québec, créé par le Gouvernement du Québec en décembre 1968, dite commission Gendron. La période d’analyse va donc de 1963 à 1972, soit neuf ans[4].

Très sommairement, les aspects négatifs les plus importants de la situation, telle qu’elle était à la fin des années soixante sont apparus être les suivants[5] :

Deuxième principe : sur la base de la description de la situation de départ, il faut ensuite définir les caractéristiques de la situation que l’on souhaite, que l’on se fixe comme situation-cible.

Cette démarche implique une relation étroite entre les personnes qui ont établi la description, ou du moins certaines d’entre elles, et les responsables politiques du pays. Alors que les spécialistes ont pour responsabilité de fournir à l’homme politique les éléments d’information propres à fonder des choix politiques éclairés, il revient à l’homme politique de faire ces choix et de leur donner un statut juridique sous forme de loi, de décret, de règlement, de directive, etc. De plus, il est primordial que ces choix politiques soient l’objet d’un large consensus populaire, qu’ils aient reçu l’adhésion d’un grand nombre de personnes, qu’ils représentent vraiment, sans ambiguïté, un projet collectif. L’étape précédente a fourni de nombreux éléments d’information à la population. L’homme politique se doit, à partir de ces éléments, d’exposer le bien-fondé de ses choix. C’est la condition du succès de sa politique linguistique.

À titre d’exemple, et sans vouloir exposer la totalité de la politique linguistique actuelle du Québec[6], nous présentons ici des choix faits par le Gouvernement et transformés en texte de loi, de règlements, de directives :

Troisième principe : quand la situation linguistique que l’on désire atteindre est définie, il faut ensuite mettre au point une stratégie qui permettra de passer de la situation de départ à la situation-cible. Cette stratégie doit être originale, puisqu’elle correspond à une situation de départ et à une situation-cible toutes deux particulières. Les expériences des autres, en cette matière, ne peuvent être que source d’inspiration, stimulant à l’imagination et au désir d’action.

Quatre éléments sont fondamentaux à l’établissement de cette stratégie : le temps, le mode de contrôle du processus de changement, les travaux nécessaires à sa mise en place et les ressources financières adéquates.

Le temps. On ne peut pas tenir pour acquis que les éléments de la stratégie sont immédiatement applicables. Certains éléments le sont, la plupart exigent des délais plus ou moins longs, soit qu’il faille mener certains travaux au préalable, par exemple réunir la terminologie ou produire le matériel pédagogique requis, soit qu’on ne dispose pas du personnel de cadre indispensable et qu’il faut former d’abord, soit enfin qu’on veuille réduire les coûts de l’opération, par exemple en changeant la langue des formulaires au fur et à mesure qu’ils sont réimprimés. Il n’y a aucun avantage, mais beaucoup d’inconvénients, à brusquer les choses. L’essentiel est de fixer l’échéance de chaque élément de la stratégie.

D’où la nécessité absolue d’un mode de contrôle administratif du processus de changement. Les principales personnes, physiques ou morales, responsables de prendre les dispositions propres à réaliser la politique linguistique, doivent rendre compte, périodiquement, des mesures qu’elles ont prises à cette fin devant une personne ou un organisme dûment mandaté, et doté d’autorité. Cette disposition correspond à deux besoins : voir à ce que la politique linguistique se traduise dans les faits, assurer la continuité et de la politique et de son application.

Pour atteindre la nouvelle situation linguistique, il faudra procéder à divers travaux. Il faut partager soigneusement ceux dont la réalisation revient à l’Etat, de ceux qui doivent être assumés par le secteur privé. Comme exemples de travaux du premier groupe, on peut citer la préparation du matériel pédagogique, la préparation des formulaires de gestion de la politique linguistique, certains travaux de terminologie, etc. Comme exemples des seconds, on peut citer la mise au point de l’étiquetage et de la publicité conformément à la politique, le recrutement et la formation du personnel de traduction et d’adaptation des documents administratifs et techniques, etc.

On voit ainsi que l’État doit prévoir à son budget les sommes requises à la mise en place de sa politique linguistique. Il s’agit essentiellement des coûts correspondant au fonctionnement du ou des organisme(s) de contrôle, du coût des travaux qu’il faut mener et, enfin, du coût des mesures d’application de la politique dans chacun des ministères, notamment le ministère de l’Éducation.

Voilà où en sont nos réflexions, aujourd’hui, en matière de processus de changement linguistique.

Dégageons quelques idées maîtresses de ce long exposé.

Nous ne pouvons pas tirer de conclusions définitives de l’expérience québécoise. Nous en sommes à l’étape du contrôle, l’analyse ayant été faite, les objectifs fixés, les dispositions législatives arrêtées, les travaux terminés ou en cours, les organismes de contrôle en place. D’importants changements se sont déjà produits aussi bien dans les attitudes et les états d’esprit que dans les comportements linguistiques, notamment en ce qui a trait à l’enseignement, à la langue de travail, à l’étiquetage, à l’affichage public. Nous sommes donc profondément convaincu, et nous estimons avoir démontré sur le terrain, que le changement linguistique planifié est possible, mais aux conditions que nous avons posées : une bonne connaissance de la situation de départ, une définition réaliste des objectifs à atteindre avec consensus d’une part importante de la population, une stratégie bien établie qui tienne compte du temps et qui comporte un processus de contrôle. Dans cette perspective, et surtout à cause des connotations de chaque terme, nous préférons parler d’aménagement linguistique plutôt que de planification.

Nous insistons également sur le fait que chaque démarche d’aménagement linguistique doit être originale. Le modèle méthodologique seul est susceptible d’une application universelle.

Cependant, nous pouvons nous venir en aide les uns aux autres par la coopération internationale, et ce, en au moins trois domaines : la mise en commun de l’expérience acquise, le partage de la compétence des personnes-ressources, l’accès aux résultats des divers travaux menés par les équipes sur le terrain.

Au moment où l’humanité s’est engagée dans la double spirale contradictoire de la communication universelle et du particularisme linguistique, nous formulons ardemment le vœu que l’affirmation des langues propres à chaque pays ou à des groupes de pays et les projets d’aménagement linguistique qui en découlent se fasse dans un climat de sérénité et de compréhension internationales. Nous souhaitons que les linguistes du monde, ici rassemblés, y participent et qu’au-delà des querelles d’écoles et d’idéologies, ils y apportent la rigueur scientifique, seule manière de juguler l’amateurisme et l’impressionisme, seule manière de museler les préjugés. Affirmons solennellement que les langues, toutes les langues, sont des moyens de communication et non des instruments de division.

Notes

Référence bibliographique

Corbeil, Jean-Claude, « Théorie et pratique de la planification linguistique », Actes du 5e Congrès de l’Association internationale de linguistique appliquée (AILA), Montréal, août 1978, coll. « Travaux du Centre international de recherche sur le bilinguisme », no A-16, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1981, p. 56-65. [Université du Québec] [article]