Principes sociolinguistiques et linguistiques de la Charte de la langue française

Jean-Claude Corbeil

Nous nous proposons ci-dessous d’énoncer et d’exposer brièvement les principes d’ordre sociolinguistique et linguistique sur lesquels se fondent l’architecture de la Charte de la langue française et l’action administrative propre à son application. Cet exposé, faut-il le rappeler, n’engage que son auteur.

Nous sommes arrivés à isoler ces principes des renseignements qui nous provenaient de trois sources distinctes :

Au moment où le législateur a voulu rédiger une loi destinée à redresser la situation de la langue française au Québec et en assurer l’épanouissement d’une manière certaine et définitive, il disposait donc d’une description complète de la situation et d’un certain nombre de principes bien établis, dont il pouvait s’inspirer, même s’ils n’étaient pas explicitement formulés. Nous en tenons aujourd’hui une synthèse provisoire, conscients que nous sommes qu’il nous faudra bien des essais avant d’arriver à une formulation satisfaisante de la théorie sous-jacente à l’action que nous menons au Québec.

Premier principe : la société québécoise ne doit pas être une société bilingue.

Les mots « bilingue » « bilinguisme » n’ont pas, en définitive, de sens bien précis. Ils sont susceptibles de bien des acceptions, au point qu’on peut dire d’eux qu’ils exigent un mode d’emploi détaillé. Nous en craignons l’usage irréfléchi, surtout dans des situations politiques conflictuelles ou dans des débats où l’émotivité l’emporte facilement sur la raison.

Nous distinguons le bilinguisme en tant que projet individuel et le bilinguisme en tant que projet collectif.

Le bilinguisme est un projet individuel lorsque c’est l’individu qui décide lui-même d’acquérir une langue étrangère. Il peut y être poussé par une motivation d’ordre culturel ou par des raisons de carrière.

Le bilinguisme est un projet collectif quand plusieurs communautés linguistiques :

Il ne découle pas du fait que le bilinguisme est un projet collectif que tous les individus doivent être bilingues, doivent l’être à la fois en langue commune et en langue de spécialité. Il en découle cependant que le bilinguisme individuel est davantage désiré et que des pressions s’exercent sur les ministères de l’Éducation pour qu’ils le rendent accessible.

Nous distinguons surtout le bilinguisme institutionnel du bilinguisme fonctionnel.

L’expression « bilinguisme institutionnel » est ambiguë et s’interprète de deux façons, selon le sens que l’on donne au mot « institutionnel » : ou bien, on veut dire que c’est l’institution qui est bilingue, ou bien on veut dire que le bilinguisme a le caractère d’une institution.

Le bilinguisme est fonctionnel lorsque la connaissance d’une langue étrangère est liée à l’exercice de certaines fonctions bien identifiées, pour des raisons connues et légitimes, les autres fonctions étant exercées dans une seule langue.

Le Québec a rejeté le bilinguisme comme institution et a accepté le bilinguisme fonctionnel, mais en étant très rigoureux sur les raisons motivant l’emploi d’une autre langue, décrétant le principe que l’usage du français est universel et l’usage d’une autre langue restreint et motivé. Le bilinguisme individuel est assuré par l’enseignement des langues secondes à l’école.

Deuxième principe : ce sont les institutions qui déterminent une situation linguistique donnée et qui peuvent en conséquence la modifier, et non les individus.

Le problème qui est sous-jacent à ce principe est le suivant : lorsque l’on a pris conscience d’une certaine situation linguistique, qu’on l’a décrite et qu’on se propose de la modifier dans un certain sens, comment le fait-on? Ou encore on peut poser la question de la manière suivante : quel est le rapport entre l’usage que fait l’individu de la langue et la société globale dans laquelle il vit? Est-ce l’individu qui façonne l’usage linguistique ou la société?

Pour réfléchir à cette question et y apporter une réponse susceptible de guider notre action, nous nous sommes inspirés de certains travaux d’anthropologie et de sociologie sur les rapports entre individu et société. Nous avons médité les exemples du passé. Nous avons mené des expériences pilotes. Nous en sommes ainsi arrivés à deux conclusions.

L’usage que fait de la langue une société et les normes qui guident les comportements linguistiques de ses membres sont déterminés par la manière dont se font les communications institutionnalisées. Nous entendons ici par communications institutionnalisées tous les messages à caractère public qu’émettent les institutions soit pour communiquer entre elles/ soit pour communiquer avec les individus, par exemple le texte d’une loi, d’une directive, d’un catalogue, d’un mode d’emploi, d’un journal, d’un document technique, d’un manuel d’enseignement, etc. Autrement dit, ce qui détermine la situation d’une langue dans une société, c’est le comportement linguistique des institutions et, en définitive, les choix conscients ou inconscients, les politiques tacites ou explicites qui l’orientent. En conséquence, si l’on désire modifier une situation linguistique globale, il faut contrôler et orienter dans le sens souhaité les communications institutionnalisées.

En contrepartie, nous croyons que le comportement linguistique de l’individu est façonné par ses contacts quotidiens avec la langue des institutions. À bien des égards, nous nous comportons, à l’égard de la langue, comme des consommateurs : nous consommons ce qu’on nous donne à consommer, nous sommes influencés par ce que nous consommons. Nous croyons donc inefficaces les actions directes auprès de l’individu pour l’amener, par exemple, à changer de vocabulaire technique : son vocabulaire technique sera toujours celui de l’entreprise où il travaille et celui de ses collègues; si l’entreprise n’en change pas, il n’en changera pas non plus, parce que l’objectif est toujours l’efficacité de la communication. Nous croyons aussi qu’il est dangereux de faire peser le changement linguistique uniquement sur les individus. Leur responsabilité, en la matière, est très limitée. Chacun le sait d’instinct dans sa vie quotidienne. Trop faire appel à la responsabilité de l’individu pour obtenir des changements significatifs à une situation linguistique donnée conduit tout droit à une sorte de sentiment d’impuissance collective et à la dégradation accélérée de cette situation, comme le Québec l’a fort bien expérimenté entre la fin du XIXe siècle et le début des années soixante.

Ces considérations expliquent pourquoi la Charte de la langue française est constituée surtout de dispositions qui ont pour objet de déterminer le comportement linguistique des institutions, c’est-à-dire la langue de la législation et de la justice, la langue de l’administration, la langue des organismes parapublics, notamment des ordres professionnels, la langue du travail, la langue du commerce et des affaires, la langue de l’enseignement.

Le principe que nous venons d’exposer a pour corollaire le principe qui suit.

Troisième principe : chaque institution est responsable de sa propre situation linguistique et de la qualité de la langue de ses communications internes et externes.

Ce principe a guidé la conception administrative de la loi, c’est-à-dire le choix de la stratégie et des moyens à mettre en œuvre pour en assurer l’application.

Les dispositions de la loi se répartissent en deux grands groupes. Le premier groupe est constitué de dispositions dont l’application est immédiate et découle de mesures que doivent prendre des personnes ou des institutions. Nous pensons, par exemple, aux affiches, aux raisons sociales, aux étiquettes, à la publicité. La loi prévoit qu’une commission de surveillance veillera à l’application de ces dispositions et examinera les plaintes que les citoyens formuleront à leur sujet. Le deuxième groupe est formé de dispositions dont l’application exige d’une part l’examen de la situation présente, d’autre part la nécessité d’étaler dans le temps la réalisation de certaines d’entre elles. Nous pensons, par exemple, à la transformation linguistique des entreprises. La loi prévoit, pour ce faire, un Office de la langue française, des programmes de francisation et des comités de francisation responsables des programmes au sein de chaque institution. La loi prévoit également la constitution de commissions de terminologie responsables du vocabulaire soit des entreprises soit des organismes de l’administration publique.

En ce moment, l’équipe de l’Office de la langue française est nombreuse. Ceci provient de ce que l’application de la loi doit être mise en route immédiatement et énergiquement. Nous devons transformer l’inertie en force de changement, voir à ce que les comités de francisation et les commissions de terminologie se constituent, faire établir et approuver les programmes d’application de la loi, assurer l’accès à la terminologie française, étudier et trouver des solutions à toutes les questions qui se poseront. Surtout, nous désirons créer une tradition de soin à l’égard de la qualité de la langue, amener les institutions à entretenir leur situation linguistique avec le même soin qu’on entretient un système électrique ou une situation financière.

À la longue, l’équipe devrait diminuer, au fur et à mesure que la situation linguistique du Québec se régularise par l’effet de la loi. À la fin, il ne devrait plus y avoir qu’une petite équipe pour assurer le suivi de la loi, le maintien de la situation acquise, le service et l’entretien de la documentation terminologique.

En conséquence, nous éviterons tout ce qui peut créer de la dépendance à l’égard de l’Office. Notre objectif est de rendre les gens responsables.

Quatrième principe : une réalité aussi abstraite que la langue se révèle aux yeux des usagers à travers certaines de ses manifestations, qui jouent alors le rôle d’images collectives.

Lorsqu’on traite de la langue, on traite d’un objet très abstrait, dont seuls les observateurs professionnels, les linguistes, les grammairiens, les écrivains, ont le sentiment, la vision précise.

Le commun des mortels utilise la langue sans savoir ce qu’elle est et sans trop s’en .préoccuper.

Lorsqu’on veut modifier une situation linguistique, par voie législative ou non, on amorce des changements dont la majorité d’entre eux d’une part se dérouleront lentement, d’autre part ne se produiront pas d’une manière apparente, justement parce qu’ils se feront au jour le jour et qu’on oubliera la situation de départ.

Enfin, les images collectives doivent coïncider avec les images intérieures, avec ce que l’on pense que l’on est. Si l’on se sait de langue française et que ce qu’on voit autour de soi est dans une autre langue, on en vient à douter de sa propre réalité ou à se considérer comme un étranger chez soi. C’est comme si un matin, en se levant, le miroir nous renvoyait le reflet d’un visage qui n’est pas le nôtre. Il y a là l’origine d’une sorte de schizophrénie linguistique où le sentiment de sa propre réalité linguistique se construit d’une manière incohérente, dans une tentative d’intégrer la réalité extérieure étrangère à soi.

Nous avons donc choisi certaines manifestations, très visibles et très concrètes, de la langue et nous en avons fait l’objet de dispositions dans la Charte de la langue française. Ces manifestations sont : les raisons sociales, l’affichage, la publicité et la terminologie. Les changements qui se produisent et se produiront dans ces domaines sont directement observables et modifient réellement ce que l’on perçoit avec ses yeux et ses oreilles. D’où, pour tout le monde, la confirmation évidente que la loi est efficace, que les choses changent. D’où surtout, pour les Québécois, la preuve que le changement est possible et qu’on peut vraiment construire un pays à notre image si et quand nous le voulons.

Principes linguistiques

Il est difficile, pour nous, d’exposer ici tout le corps de doctrine qui guide notre action en matière de langue. Nous en présentons une synthèse, en espérant que l’essentiel y sera.

Rappelons tout d’abord un postulat fondamental, qui a fait l’objet des séances de la biennale de Québec en 1967, sur lequel l’unanimité s’est faite au Québec et qui rejoint le thème de cette biennale : le Québec participe à la langue française de plein droit et sur le même pied que ses partenaires des autres pays francophones. Nous enrichissons la langue française de l’expression de nos propres réalités. Nous la renouvelons par la manière personnelle dont nous en faisons usage. Cependant, nous nous préoccupons de garder notre langue apte à communiquer avec tous les francophones.

Premier principe : Les langues techniques et scientifiques ont une nette tendance à la normalisation, la langue commune beaucoup moins.

L’idéal du technicien et du scientifique est qu’un seul mot désigne une réalité et qu’une réalité soit toujours exprimée par le même mot. L’objectif est de communiquer sans embarras, rapidement, sans équivoque possible. On observe, dans leurs vocabulaires, la même tendance à l’uniformité que celle que l’on observe dans les caractéristiques des produits. Il est donc naturel et aisé de procéder à la normalisation des vocabulaires techniques, un peu plus difficile dans le cas des vocabulaires scientifiques, à cause de la présence d’écoles de pensée différentes.

La langue commune ne poursuit pas les mêmes objectifs. Non seulement elle exprime des réalités, mais elle exprime aussi des sentiments, l’appartenance à des groupes, l’identité d’une région ou d’un pays. On y observe donc une prolifération de synonymes, dans des rapports de concurrence dont on ne sait pratiquement rien. Il y a, dans la langue commune, deux tendances inverses sans cesse présentes, l’une vers le centre, vers l’uniformité des moyens de communication, l’autre vers la périphérie, vers l’expression originale de soi, donc un double objectif de communication et d’expression. On ne peut pas, à proprement parler, normaliser la langue commune, je ne crois pas qu’il soit souhaitable de le faire. On peut, tout au plus, orienter son dynamisme, selon des procédés dont nous commençons, aujourd’hui, à savoir comment ils fonctionnent.

Deuxième principe : La qualité de la normalisation terminologique repose entièrement sur la rigueur de la méthode de travail en terminologie.

Les travaux de terminologie doivent être menés par des personnes spécialement entraînées à cet effet, avec la collaboration constante des spécialistes du domaine visé, techniciens, ingénieurs, professeurs, etc. La méthode de travail doit être rigoureuse et reposer sur des sources d’une grande qualité ou dont on est capable d’apprécier la fiabilité. Toute erreur commise au cours du travail compromet la qualité de la normalisation.

Troisième principe : L’usage officiel de la langue exerce une influence normative sur les comportements linguistiques des usagers.

Nous avons évoqué précédemment ce principe en parlant des communications institutionnalisées.

Nous sommes convaincus que chaque usager subit inconsciemment l’influence de la langue officielle, en lisant les journaux, en écoutant la radio, en regardant la télévision, en prenant connaissance de tous les textes que lui fait parvenir l’administration, en étudiant ou en consultant les documents techniques dont il a besoin pour son travail, en examinant la publicité sous toutes ses formes : annonces, dépliants, catalogues. Tout particulièrement, nous insistons sur l’influence du ministère de l’Éducation et sur sa responsabilité, lorsqu’il enseigne la langue maternelle aux enfants, surtout lorsqu’il leur enseigne les sciences, les techniques, les gestes professionnels et, en même temps, le style et le vocabulaire qui les expriment.

Quatrième principe : Pour désigner une réalité, l’emprunt demeure le moyen le moins opportun.

Nous avons été amenés à définir notre politique à l’égard de l’emprunt. La linguistique moderne ne nous fournit pas une théorie satisfaisante de l’emprunt : on traite aujourd’hui les emprunts un à un, cas par cas, sans se préoccuper du fait que les mots s’insèrent dans des familles et dans des modèles morphologiques, sans non plus prendre conscience du fait que les emprunts peuvent s’accumuler et qu’à la longue une part importante du vocabulaire d’une discipline est empruntée. Il ne s’agit plus alors d’emprunt, mais de colonialisme terminologique.

Une réalité dont on ignore le nom ou dont on ne connaît qu’un nom étranger peut s’exprimer de trois façons :

Que dire en conclusion de ce long exposé si ce n’est que légiférer en matière de langue est une opération extrêmement complexe, qu’on ne peut entreprendre au hasard et d’une manière impressionniste?

La Charte de la langue française a pour objet d’assurer le changement linguistique planifié du Québec. Nous nous sommes attaqués à cette tâche avec le souci d’une très grande rigueur scientifique et méthodologique, en évitant et en fuyant à tout prix l’amateurisme. En cours d’action, nous tentons d’expliciter la théorie qui y est sous-jacente. Nous espérons un jour être en mesure de fournir un modèle théorique du changement linguistique planifié à ceux qui seront aux prises avec de telles tâches, chaque fois que la coexistence de plusieurs langues sur le même territoire est inévitable ou chaque fois qu’une situation linguistique découlant du passé doit être réorientée vers un avenir différent.

Référence bibliographique

Corbeil, Jean-Claude, « Principes sociolinguistiques et linguistiques de la Charte de la langue française », Langue française et identité culturelle, Biennale de la langue française, Moncton, 1977, Dakar, Les Nouvelles éditions africaines, 1979, p. 255-262. [article]