Les conditions de succès des lois à caractère linguistique

Jean-Claude Corbeil

La promulgation de lois sur l’emploi de la langue française a semblé et semble à plusieurs une mesure de dirigisme linguistique. Il nous apparaît nécessaire d’examiner attentivement cette question, d’abord parce que la notion de dirigisme linguistique nous semble très floue, ensuite et surtout parce que l’intervention juridique de l’État dans le domaine de la langue met brutalement en relief l’existence et le mode de réalisation du contrôle social sur la langue.

Nous nous proposons d’abord de décrire ce qu’on entend généralement par dirigisme linguistique, ensuite de suggérer des repères à partir desquels on peut situer la signification de l’intervention juridique, enfin d’essayer d’estimer le succès de l’application des lois relatives à l’emploi de la langue.

Le dirigisme linguistique

L’expression « dirigisme linguistique » est l’une de celles que l’on utilise sans qu’une signification bien précise et bien décrite y soit attachée. Sans avoir pu mener une étude exhaustive des emplois de l’expression dans divers contextes et par des auteurs différents, étude qui donnerait les éléments d’une définition, nous puisons dans notre expérience les traits suivants, qui nous semblent situer le concept.

Nous ne croyons pas opportun d’essayer de donner un statut scientifique à l’expression « dirigisme linguistique » pour les deux raisons principales suivantes :

Quant à nous, nous continuerons d’utiliser l’expression « aménagement linguistique » pour désigner l’ensemble des dispositions sociales qui influenceront le comportement linguistique des individus au sein de la société .

À cette fin, nous proposons la série de repères qui suivent, qui sont de deux ordres  : sociologiques et linguistiques. Ils nous aideront lorsque nous tenterons d’évaluer les chances de succès des lois sur l’emploi de la langue.

A. Repères sociologiques et anthropologiques

B. Repères d’ordre linguistique

Je vous propose trois séries de distinctions. Le premier concept dont il faudrait tenir compte, c’est celui de langue commune. Depuis deux jours, il semble se dégager une sorte d’unanimité entre vous sur l’idée que la langue commune échappe jusqu’à un certain point au contrôle juridique.

La langue commune est un peu paradoxale. D’une part, c’est le domaine du consensus et d’un consensus assez marqué sur un certain nombre de mots et de sens attribués à ces mots. C’est ce consensus qui permet la compréhension à travers la société et avec les sociétés apparentées. Cependant, la langue commune est aussi le domaine où se manifeste davantage la personnalité de l’individu, c’est-à-dire le domaine où la liberté stylistique est la plus grande.

En comparaison avec la langue commune, il y a les vocabulaires, parce que, quand on parle de langue, il faut surtout parler de vocabulaire. Il y a les langues technique et scientifique et tout particulièrement celle des sciences exactes. Ces vocabulaires des sciences exactes ou des techniques ont deux caractéristiques qui se sont dégagées depuis que nous avons réfléchi et mené des expériences dans ce domaine. La première, c’est que ces langues, ces vocabulaires ont une tendance marquée et naturelle vers la normalisation, par volonté de supprimer toute source d’ambiguïté. Et nous avons observé, au cours de nos travaux, qu’une langue technique vise comme idéal la normalisation. Un ingénieur espère qu’un autre ingénieur utilisera exactement la même terminologie que lui, en attribuant aux mots le même sens. Les hommes de sciences, les techniciens n’aiment pas l’ambiguïté terminologique. Dans ces domaines, les usagers ont un besoin conscient d’un consensus minutieux pour assurer l’efficacité de la communication.

La troisième s’applique au vocabulaire des sciences humaines où nous avons également remarqué une tendance à la normalisation. Comme les spécialistes des sciences exactes, ceux des sciences humaines ont tendance, eux aussi, à se donner un vocabulaire normalisé. Mais il y a en même temps l’impossibilité d’arriver à une normalisation absolue, parce que les sciences humaines sont liées de très près à des idéologies, à des écoles de pensée, qui se caractérisent chacune par une manière de voir les choses ou par un certain nombre de postulats théoriques qui font que les vocabulaires sont différents. Nous avons tenté, par exemple, de normaliser un vocabulaire de l’économie avec des définitions; nous n’avons jamais réussi à mettre les experts d’accord sur les définitions des termes. Ils étaient d’accord sur les termes, mais pas sur les définitions. L’un concevait la plus-value d’une certaine façon et l’autre avait une optique différente de la même réalité. Il est donc difficile, pour cette raison, d’arriver à une véritable normalisation linguistique dans les sciences dites humaines, de même qu’une intervention dans le domaine technique a plus de chances de succès que celle que l’on ferait dans la langue commune, parce qu’elle correspond à des désirs et à des besoins manifestés par les usagers.

La deuxième distinction serait celle que l’on peut faire entre la langue de l’individu et la langue de l’institution.

La langue de l’individu : L’individu a la plus entière liberté d’utiliser la langue comme il le veut. C’est un peu comme pour le vêtement. Le contrôle social sur le vêtement existe, mais l’individu a la liberté de se vêtir comme il veut, ou de ne pas se vêtir du tout. C’est à ses risques. L’individu a une très grande liberté de choisir ses comportements. Ce n’est pas en cela qu’il aura des ennuis mais quand il se heurte aux institutions. Sur le plan linguistique, la conclusion que j’en dégage c’est que ce n’est pas la langue de l’individu qu’il faut normaliser.

La langue de l’institution : L’institution a un certain nombre de caractères. D’abord, elle détient un pouvoir d’entraînement considérable. Par exemple, une société multinationale, à travers tous ses comportements linguistiques, représente vraiment une force d’entraînement non négligeable. L’institution participe à la définition de la société globale d’une manière significative. La façon dont l’institution se comporte fait partie de la définition de la société; elle est un acteur social important. L’individu, pour sa part, peut se comporter comme il veut et cela n’a pas du tout le même impact, à moins qu’il se constitue en association et devienne à ce moment une institution.

L’institution peut perturber complètement un projet collectif si elle décide de se mettre en marge. C’est le cas des sociétés multinationales, par exemple, qui s’installent dans un pays et n’utilisent pas la langue qui y est parlée. Enfin, l’institution dispose des moyens nécessaires pour définir sa norme et pour que ses comportements puissent s’y conformer. Il y a un contrôle possible à l’intérieur d’une institution.

La langue remplit différentes fonctions. Mais l’analyse et l’identification de ces fonctions ne sont guère avancées. En outre, elles sont mal décrites, ce qui gêne le développement d’une théorie de l’intervention linguistique qui respecte ces fonctions. Pour éclairer nos discussions, il est pertinent d’en identifier trois, que je tenterai de nommer ainsi :

Après avoir brièvement analysé ces fonctions bien distinctes de la langue, on peut esquisser une réponse à la question suivante : l’intervention juridique dans le domaine linguistique a-t-elle des chances de succès? Plus précisément, dans quelles fonctions de la langue peut-elle réussir? Pour ma part, j’estime que l’intervention juridique réussira, et mon opinion repose sur les éléments suivants :

Si certaines conditions sont respectées, les récentes dispositions législatives seront certainement efficaces.

Période de questions

[...]

M. Laporte aimerait qu’on l’éclaire sur un concept qui revient souvent dans la discussion et qui est celui de norme dominante. Il lui apparaît que l’une des tendances de l’évolution des sociétés modernes, c’est précisément la dénationalisation des normes dominantes, l’apparition d’un manque de consensus général dans les sociétés. Le problème se pose peut-être différemment en sociolinguistique, mais l’idée de réintroduire une norme dominante lui paraît difficilement soutenable, surtout dans un contexte comme celui du Québec caractérisé par le bilinguisme, le développement du pluralisme social et la montée de 1‘égalitarisme.

Ce problème énorme n’est pas facile à résoudre, de répondre M. Corbeil. La seule réponse qu’il pourrait faire à ce moment, c’est la proposition de distinguer entre une position théorique, affirmée en principe, qui veut qu’un comportement social se modèle sur quelque chose, que 1’on peut appeler une norme dominante, ou une norme tout court et, d’un autre côté, celle d’examiner la crise des sociétés dites évoluées, qui se caractérisent justement par l’affirmation simultanée de plusieurs normes dont la dominance est contestée. Les deux phénomènes, selon lui, sont vrais concurremment.

À son avis, une caractéristique des sociétés postindustrielles, c’est le fait qu’il y ait une rupture entre l’identification du projet collectif et l’adhésion aux normes que s’étaient données ces sociétés, avant que la crise ne se produise. On peut faire une analogie entre le débat qui fait l’objet de ce colloque et la question de l’avortement.

Il y a un texte juridique qui correspond à un consensus antérieur. La société remet en cause ce consensus, les avis sont partagés, mais le texte de loi demeure, de sorte qu’on aboutit à une crise entre l’affirmation de deux manières de concevoir la question. Reste le troisième élément, qui est la façon dont une société définit son projet collectif et la norme qui s’ensuit. Ce problème est celui de la dynamique de toute l’organisation sociale et déborde le cadre de ce colloque.

Référence bibliographique

Corbeil, Jean-Claude, « Les conditions de succès des lois à caractère linguistique », Pierre Auger et Louis-Jean Rousseau (dir.), avec la collaboration de Rosita Harvey, Jean-Claude Boulanger et Jean Mercier, Les implications linguistiques de l’intervention juridique de l’État dans le domaine de la langue, Actes du Colloque international de sociolinguistique, Françoise Hudon (rédactrice), Lac-Delage, du 3 au 6 octobre 1976, Québec, Office de la langue française, Éditeur officiel du Québec, mars 1978, p. 155-164. [article]