Origine historique de la situation linguistique québécoise

Jean-Claude Corbeil
Régie de la langue française

Introduction

Sur ce plan, l’événement clef est la conquête par l’Angleterre, en 1760, des possessions françaises en Amérique, possessions qui, à cette époque, englobaient la plus grande partie du territoire actuel des États-Unis. Découleront de cet événement, à travers les années, la formation et l’expansion des États-Unis, la formation du Canada, l’émergence du Québec comme seul lieu d’épanouissement des francophones en Amérique.

Lorsqu’on réfléchit à la situation de la langue française au Québec, aujourd’hui, il faut tenir compte des éléments qui suivent : les retombées de la conquête anglaise, l’histoire des idéologies, l’histoire de la scolarisation de la population, la manière dont s’est constituée la classe ouvrière, enfin notre insertion dans le continent nord-américain.

I. Retombées de la conquête anglaise (1760)

On peut regrouper ces retombées en quatre grandes catégories :

II. Histoire des idéologies

Nous entendons ici, par idéologie, la conception abstraite que se fait un groupe humain à la fois de sa situation et du destin qu’il se donne à lui-même. En ce sens, l’idéologie sous-tend chaque décision que doit prendre le groupe.

À l’intérieur d’un groupe, les idéologies sont nombreuses. Si l’une d’elles domine les autres d’une manière nette, la société connaît une relative stabilité, qu’on assimile habituellement à la paix sociale. Si, au contraire, deux ou plusieurs idéologies s’affrontent et se partagent l’adhésion des membres du groupe, la société connaît une relative instabilité, des crises sociales plus ou moins graves.

On peut ramener à trois les grandes idéologies qui ont inspiré le Québec. Par une sorte de télescopage historique provoqué par l’accélération foudroyante de l’évolution sociologique du Québec, ces trois idéologies s’affrontent aujourd’hui, d’où la crise que traverse notre société[6].

III. Histoire de la scolarisation[18]

Un fait brutal s’en dégage : jusqu’en 1960, la population québécoise est nettement sous-scolarisée. Nous donnerons quelques rapides indications historiques de ce fait.

En 1827, sur 87 000 signatures d’une pétition au gouverneur Dalhousie, 78 000 (soit 89,6 %) ne signent que d’une croix[19].

En 1842, le Dr Meilleur, surintendant de l’Éducation (sic), estime à 4,4 % le taux de fréquentation scolaire, soit 4 935 enfants sur une population d’âge scolaire de 111 544 enfants, par rapport à une population globale d’environ 700 000 personnes. À la suite de l’action de l’État, la situation s’améliore peu à peu : 70 000 enfants en 1845, 75 000 en 1850, 172 000 en 1860, 217 000 en 1870, etc.

En 1855, on estime que les collèges classiques reçoivent 2 350 élèves par rapport à une population masculine d’environ 300 000 personnes. La proportion de la population qui fréquente ces collèges est donc inférieure à 1 % soit 0,79 %.

En 1871, la population francophone du Québec dispose de 8 établissements d’enseignement supérieur, fréquentés par 751 élèves.

Le taux de persévérance scolaire décroît très rapidement, comme l’indiquent les deux tableaux suivants. Celui de gauche couvre l’année scolaire 1910-1911 et il a été publié par C. J. Magnan dans la revue Enseignement primaire (septembre 1913); celui de droite couvre l’année 1915-1916 et a été publié par T. D. Bouchard, dans Le Clairon du 10 mai 1915[20].

Inscrit en 1910-1911
(% de l’inscription totale)
1915-1916
(% de l’inscription totale)
1re année 40 38
2e année 24 24
3e année 18 16
4e année 9,4 10
5e année 4 4
6e année 2 2
7e année 0,8 1
8e année 0,4 0,5

On voit donc qu’en 1910, 82 % de la population scolaire se retrouvait dans les trois premières années : en 1915, le pourcentage de ces trois premières années est de 78  %. À l’autre extrémité, moins de 0,5 % de la population scolaire poursuit ses études en 8e année et au-delà.

La Commission d’enquête sur la situation des écoles catholiques de Montréal, dans son rapport de 1927, affirme que 94 % des élèves inscrits quittent l’école en 6e année.

Enfin, l’opinion des spécialistes attribuait, en 1960, à la population adulte de la province de Québec, une scolarité moyenne ne dépassant pas la 5e année de l’école élémentaire.

En somme, la population québécoise d’avant 1960 apprenait vite à lire, à écrire et à compter et quittait l’école.

IV. Constitution de la classe ouvrière

Comme dans tous les autres pays, la classe ouvrière québécoise se constitue d’abord à partir du surplus de la population rurale, ensuite par l’émigration de la population rurale vers les villes au fur et à mesure que l’industrialisation du pays s’accentue.

Au moment de la Confédération (1867), on estime à environ 15 % le pourcentage de la population québécoise qui vit en milieu urbain[21].

Aux environs de 1900, l’économie québécoise est à très nette prédominance agricole. « Sur une production totale estimée à 150 millions de dollars, la part de l’agriculture totale était de 65  %, celle de la forêt de 25 %, celle de l’industrie de 4 % et celle des mines de 2 %[22]. »

C’est vers cette époque que se produit une radicale transformation du Québec, durant les gouvernements successifs de Laurier (1896-1911). « Au moment où Laurier quitte le gouvernement, en 1911, après quinze ans de pouvoir, le Québec a profondément changé. Rural dans une proportion de 50 % en 1871, il est à moitié urbain quarante ans plus tard. À cause de son développement industriel et commercial, Montréal a attiré beaucoup de ruraux qui y sont venus grossir le contingent des manœuvres et des salariés[23]. »

« En 1920, la part de l’agriculture dans la production totale était de 37 %, celle de la forêt, de 15 %. En 1941, la répartition est la suivante : l’industrie, 64 %; la forêt, 11 %; l’agriculture, 10 %; et les mines 9 %[24]. »

Le cas de Drummondville, analysé par le sociologue Everett C. Hugues et présenté comme « un centre industriel québécois typique[25] », est très révélateur à cet égard. De 1911 à 1931, la population se multiplie par 5,44 et le nombre d’ouvriers par 30,4. Il s’agit d’une population nouvelle qui provient, dans sa quasi-totalité, des campagnes et villages environnants et non des autres villes. Les ouvriers, d’origine paysanne, sont fortement influencés par leur nouvelle condition; ils sont plus indépendants, plus individualistes; ils échappent au cadre à la fois conservateur et protecteur de la tradition rurale pour être laissés à eux-mêmes; ils trouvent au-dessus d’eux, en situation d’autorité, une classe étrangère anglophone puissante, riche, peu nombreuse, qui habite les beaux quartiers.

En résumé, ceux des Québécois qui iront travailler en usine, pour des patrons anglophones, ceux qui, alors, devront faire face à l’anglais utilisé comme seule langue de travail, sont les plus fragiles, ceux qui viennent de la campagne en quittant un milieu conservateur et traditionnel (voir II.a); sont aussi les plus démunis, ceux dont le taux de scolarité est le plus bas. Chacun pour soi, ils se tireront d’affaire, en baragouinant l’anglais du patron, en se convainquant qu’ils sont faits pour un petit pain.

Il ne semble pas qu’à cette époque, l’élite québécoise se soit préoccupée de leur sort.

V. Insertion du Québec dans le continent nord-américain

L’argument étant utilisé souvent par les uns[26] et par les autres[27] dans le débat sur la langue française québécoise, il est nécessaire d’en souligner brièvement les deux aspects fondamentaux.

Géographiquement, le Québec fait partie du continent nord-américain : c’est une banalité que de le dire. Il y a donc des particularités de faune, de flore, de climatologie, de relief, etc., qu’il a fallu ou qu’il faudra nommer. Nous les avons nommés et nous les nommerons.

Plus subtilement, notre industrie et notre économie est américaine, par le jeu des succursales installées au Québec. Nous nous sommes inconsciemment habitués à associer industries et capital à États-Unis, technologie et richesse à langue anglaise.

Plus subtilement encore, par contiguïté géographique, nos chercheurs et nos savants ont pris l’habitude d’aller aux États-Unis poursuivre leurs études, assister à des congrès, des colloques, visiter des laboratoires, des écoles, des hôpitaux. Nos références sont devenues américaines.

Conclure de notre situation géographique que nous sommes et que nous devons être dépendants et imitateurs de la technologie, de la science, du capital et de la culture américaine procède d’une analyse totalement superficielle.

Conclusion

Des faits qui précèdent découlent trois conséquences linguistiques.

Les faits dont nous venons d’esquisser rapidement la description constituent les sources de la situation actuelle de la langue française au Québec.

Notes

Référence bibliographique

Corbeil, Jean-Claude, « Présentation », Corbeil, Jean-Claude et Louis Guilbert (dir.), Le français au Québec, Paris, Larousse, coll. « Langue française », no 31, septembre 1976, p. 6-19. [revue]