Origine historique de la situation linguistique québécoise
Jean-Claude Corbeil
Régie de la langue française
Introduction
Sur ce plan, l’événement clef est la conquête par l’Angleterre, en 1760, des possessions françaises en Amérique, possessions qui, à cette époque, englobaient la plus grande partie du territoire actuel des États-Unis. Découleront de cet événement, à travers les années, la formation et l’expansion des États-Unis, la formation du Canada, l’émergence du Québec comme seul lieu d’épanouissement des francophones en Amérique.
Lorsqu’on réfléchit à la situation de la langue française au Québec, aujourd’hui, il faut tenir compte des éléments qui suivent : les retombées de la conquête anglaise, l’histoire des idéologies, l’histoire de la scolarisation de la population, la manière dont s’est constituée la classe ouvrière, enfin notre insertion dans le continent nord-américain.
I. Retombées de la conquête anglaise (1760)
On peut regrouper ces retombées en quatre grandes catégories :
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a) L’économie et le commerce passent aux mains des Anglais; l’anglais sera donc la langue de l’économie et du commerce
La chose se fait sans heurt, tout naturellement. L’Angleterre, par ses représentants, dirige l’économie du pays, exige que le commerce se fasse par l’intermédiaire de sociétés installées soit dans les colonies anglaises du littoral atlantique, soit en Angleterre même. Les commerçants français, ou bien ont quitté le pays, ou sont ruinés par la défaite. Ceux qui persistent ne connaissent pas et ne sont pas connus des sociétés anglaises, ou encore n’obtiennent pas crédit de ces sociétés. Les commerçants des colonies américaines envahissent le Québec et s’y comportent comme en territoire conquis[1]. Les témoignages des observateurs sont unanimes. Le plus connu d’entre eux, Alexis de Tocqueville, écrit, en 1831 :
Mais il est facile de voir que les Français sont le peuple vaincu. Les classes riches appartiennent pour la plupart à la race anglaise. Bien que le français soit la langue presque universellement parlée, la plupart des journaux, les affiches, et jusqu’aux enseignes des marchands français sont en anglais. Les entreprises commerciales sont presque toutes en leurs mains (aux Anglais)[2].
La dernière phrase de Tocqueville est encore vraie aujourd’hui, comme l’ont démontré les études soit de la commission Laurendeau-Dunton, soit de la Commission Gendron.
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b) L’industrialisation du pays est assumée par les grandes sociétés de type monopolistique, d’abord anglo-saxonnes, ensuite américaines. L’anglais sera la langue de l’industrie[3].
Le développement industriel du Québec ne se fait pas selon ses propres priorités, mais en suivant les besoins et selon la dynamique de l’économie globale nord-américaine, donc en dépendance de l’économie américaine. La plupart du temps, il s’agit de l’exploitation des richesses naturelles, qu’on ne transforme pas sur place, donc d’industrie primaire.
Les établissements québécois sont, en général, des succursales de sociétés anglaises ou américaines. Albert Faucher et Maurice Lamontagne écrivent :
Il faut, en premier lieu, insister sur le caractère nord-américain du développement industriel du Québec. L’évolution économique ne s’y est à aucun moment poursuivie en vase clos. Notre économie a toujours fortement subi, au contraire, l’impact de l’évolution nord-américaine et s’est surtout développée en réponse aux changements qui affectaient l’ensemble du continent[4].
Les mêmes auteurs poursuivent :
Il est très difficile d’évaluer l’importance des investissements étrangers dans cette province et d’obtenir des renseignements sûrs sur la part des intérêts étrangers dans les différentes industries. Très souvent, des arrangements légaux contribuent à masquer la véritable nature des relations économiques. On peut quand même affirmer que la propriété et le contrôle américains sont étendus. L’établissement de filiales américaines au Québec remonte aux premières années de la « politique nationale » de Macdonald. Jusqu’en 1900, 25 firmes américaines avaient créé des succursales au Québec. On a estimé que, pendant les quinze années suivantes, 43 % des investissements dans de nouvelles industries vinrent des États-Unis[5].
En général, le personnel de direction et les cadres sont étrangers, de langue anglaise. Ils imposent leur langue comme langue de travail et vivent en marge de la population locale, dans les beaux quartiers des villes et des villages. Le rôle des Québécois se borne à fournir la main-d’œuvre et des bilingues de service, en général contremaîtres ou cadres inférieurs.
La conséquence linguistique de ce mode d’industrialisation sera l’anglicisation massive de la classe ouvrière québécoise, au fur et à mesure de sa formation. Les élites francophones de l’époque, tout entières engagées dans l’idéologie de conservation, abandonneront la classe ouvrière à son sort. Personne ne semble, au moment où l’industrialisation commence et se poursuit, avoir remarqué qu’elle était un puissant facteur qui angliciserait la population plus sûrement que la politique et qui modifierait le statut de la langue française sur le territoire québécois, l’anglais devenant la langue dominante. Il aura fallu attendre les années 50 pour qu’on commence à s’intéresser à la langue de travail.
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c) Les institutions politiques, juridiques et administratives du Québec sont influencées par les institutions anglo-saxonnes.
Par exemple, notre système politique suivra l’évolution de la démocratie en Angleterre et aux États-Unis; les institutions parlementaires seront définies par l’Angleterre; le droit civil sera français (code Napoléon) avec des emprunts à la Common Law; le droit criminel sera britannique, etc.
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d) Les relations avec la France seront rompues.
On peut discuter de la durée et de l’intensité de cette rupture. Un fait demeure certain : l’essentiel de notre évolution échappera à l’influence de la France, mais sera lourdement influencé par l’Angleterre et les États-Unis et ce dans tous les domaines : politique, économique, scientifique, technologique, médical. Pour tout, nous prendrons l’habitude de nous tourner vers les États-Unis et de faire comme eux.
Les conséquences linguistiques de cette rupture seront l’anémie de la langue québécoise, surtout dans les domaines du commerce, de la technique, et son vieillissement précoce. Nous ne participerons pas à l’évolution du français européen pendant tout le XIXe siècle et le début du XXe.
II. Histoire des idéologies
Nous entendons ici, par idéologie, la conception abstraite que se fait un groupe humain à la fois de sa situation et du destin qu’il se donne à lui-même. En ce sens, l’idéologie sous-tend chaque décision que doit prendre le groupe.
À l’intérieur d’un groupe, les idéologies sont nombreuses. Si l’une d’elles domine les autres d’une manière nette, la société connaît une relative stabilité, qu’on assimile habituellement à la paix sociale. Si, au contraire, deux ou plusieurs idéologies s’affrontent et se partagent l’adhésion des membres du groupe, la société connaît une relative instabilité, des crises sociales plus ou moins graves.
On peut ramener à trois les grandes idéologies qui ont inspiré le Québec. Par une sorte de télescopage historique provoqué par l’accélération foudroyante de l’évolution sociologique du Québec, ces trois idéologies s’affrontent aujourd’hui, d’où la crise que traverse notre société[6].
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a) L’idéologie de conservation (1840-1945).
Après 1840, suite à l’échec de la Révolution de 1837, sous l’influence du rapport Durham et de l’Acte d’Union, se définit une nouvelle idéologie, celle de la conservation, dont les grands traits sont :
- 1) le repli du peuple québécois vers l’agriculture (le « retour à la terre ») et vers les professions libérales, laissant au conquérant anglais l’initiative du commerce et de l’industrialisation, donc, également, l’initiative de l’urbanisation. Lorsque la campagne ne pourra plus absorber l’accroissement de la main-d’œuvre consécutive au taux de natalité élevé des familles québécoises, les gens émigreront dans les villes où ils constitueront peu à peu la classe ouvrière. On assistera à une véritable prolétarisation des gens de la campagne, selon le processus suivant : pendant que la population rurale augmente, l’industrialisation du Québec s’amorce, créant des besoins croissants de main-d’œuvre; le surplus de la population rurale, puis la population rurale elle-même, gagnera la ville pour y devenir ouvrier dans des usines anglophones et y vivre dans des conditions tout à fait différentes;
- 2) l’augmentation de l’influence de l’Église et de la petite bourgeoisie québécoise. Ceci se fera par collaboration avec le capitalisme anglo-saxon (participation à l’autorité de l’argent), par le contrôle de l’éducation et des médias;
- 3) la poursuite de la contre-réforme, pour rétablir la discipline catholique et anéantir l’esprit libre penseur de l’époque précédente.
L’idéologie de conservation marque l’acceptation de la défaite de 1760, veut s’accommoder d’un statu quo qui laisse l’économie aux Anglais, provoquera la prolétarisation du peuple québécois par la dialectique Agriculture-Industrialisation-Urbanisation-Travail.
Nous ne sommes pas en mesure, aujourd’hui, d’analyser avec rigueur l’évolution des idées et des attitudes des Québécois à l’égard de leur langue pendant cette période. La synthèse qui suit est provisoire.
Des textes de l’époque se dégagent nettement deux tendances, d’origine bourgeoise l’une et l’autre : la première, largement dominante, considère la langue comme un héritage sacré, qu’il faut conserver et protéger à tout prix; la seconde, minoritaire et pour ainsi dire honteuse, admet la suprématie de l’anglais et affiche des formes d’anglomanie.
L’affirmation du français comme héritage découle de la concurrence du français et de l’anglais sur le territoire québécois et du passage lent du français vers le statut de langue dominée. Il est curieux de constater que l’idée d’héritage linguistique voisine toujours, dans les textes, avec l’observation de l’anglicisation des Québécois : les chefs de file de l’époque développeront le thème de l’héritage comme stratégie de défense à l’égard de l’anglicisation galopante. Les deux citations suivantes d’Oscar Dunn (1870 et 1874) sont très représentatives de ce courant :
La langue française est un héritage que nous nous sommes transmis de génération en génération, intact et sans souillure, et lorsque nous discourons sur le bon Vieux temps, lorsque nous nous entretenons de la France, c’est dans sa propre langue que nous le faisons[7].
C’est l’anglais qui, maître du commerce et de l’industrie, met le désarroi dans la langue de l’ouvrier et du négociant; son influence sur la langue politique ne risque pas non plus d’être redoutable[8].
Découle de l’idée d’héritage une chasse aux anglicismes et aux impropriétés qui deviendra de plus en plus radicale, au fur et à mesure que le temps passe. Chaque génération aura son ou ses « chasseurs », qui se manifesteront le plus souvent au moyen de chroniques dans les journaux[9], Arthur Buies, par exemple, écrit en 1865 :
[...] il faut conserver à chaque langue son caractère propre, et ne pas la violenter par l’introduction de locutions étrangères, quand elle offre elle-même des mots qui rendent mieux l’idée qu’on veut exprimer : c’est pour cela que j’ai entrepris une campagne contre les barbarismes dont nous étoffons notre style[10].
La critique étant surtout le fait d’hommes instruits d’origine bourgeoise, l’anglicisation se produisant surtout chez les ouvriers et les commerçants qui subissaient chaque jour la domination de l’anglais, on voit peu à peu s’esquisser et s’affirmer une attitude de mépris à l’égard de la langue de ces populations, à l’égard de la langue populaire québécoise. Les tenants de l’idéologie de conservation abandonnent tacitement l’industrie et le commerce aux anglophones, se taisent leurs responsabilités à l’égard de l’anglicisation de leurs compatriotes qui œuvrent dans ces secteurs. Ils se bornent à en constater les méfaits et à vitupérer de plus en plus violemment contre ceux « qui parlent mal ».
L’anglomanie se manifeste chez les Québécois dès le moment de la conquête. Sous sa forme la plus brutale, elle provoque l’assimilation plus ou moins réussie et poussée des francophones aux anglophones. En 1864, un voyageur français, Duvergier de Hauranne, note :
Les familles françaises de la classe élevée commencent à copier les mœurs et le langage des conquérants[11].
Un curé de l’époque (1865), Thomas-Aimé Chandonnet, à l’occasion du sermon de la fête de Saint-Jean-Baptiste, apostrophe ainsi les fidèles :
On va même jusqu’à infliger à sa langue maternelle les tournures de l’étrangère, jusqu’à traduire son propre nom, le nom de sa famille, le nom de ses ancêtres, à le traduire par un son étranger, quelquefois à la lettre. Et qu’est-ce qui a commandé tous ces sacrifices ? La justice ? La charité ? Non. La politesse ? Non plus. Qu’est-ce donc ? C’est le mépris et la honte de sa race; la préférence et l’honneur d’une race étrangère[12].
L’anglomanie se manifeste aussi d’une manière plus déguisée dans le domaine de l’éducation. La connaissance de l’anglais devient le symbole de la supériorité, l’assurance du succès. En conséquence, on verra des groupes de parents demander qu’on enseigne l’anglais dès l’école primaire, et ce dès 1864, comme en fait foi un article paru dans la revue La Semaine, publiée alors par les professeurs laïques de l’école normale Laval[13].
Après 1760, les auteurs utilisent uniquement l’expression « langue française » pour parler de la langue, des « Canadiens », comme on dit à l’époque pour désigner les francophones, les autres étant « les Anglais ». C’est aux environs de 1875 qu’on commence à se poser la question de l’existence d’une langue « canadienne », dont on exclut « les anglicismes, les barbarismes, les expressions impropres, les négligences », mais qui comprend « ce bon vieux français parlé dans nos campagnes, enrichi de certains mots nouveaux, français par la forme, que la nécessité a fait inventer[14] ». Le même auteur, en 1881, note trois courants d’opinion, qu’il discute : nous parlons mieux que les Français; nous parlons un jargon; nous parlons la langue canadienne[15]. Ce débat se poursuit encore aujourd’hui.
Enfin, l’idée du français, héritage à conserver et à protéger, provoquera la poursuite et la publication de nombreux travaux traitant du français au Canada. Ce sont d’abord, comme nous l’avons noté, des chroniques dans les journaux, signées, par exemple, par Arthur Buies (1840-1901),Oscar Dunn (1845-1885), Jules-Paul Tardivel (1851-1905), qui auront de nombreux successeurs. Ce sont aussi des travaux de lexicologie, souvent humbles, comme ceux de Jacques Viger (Néologie canadienne, 1840), de l’abbé Napoléon Caron (Petit vocabulaire à l’usage des Canadiens français, 1880), de l’abbé Blanchard; des ouvrages plus importants paraîtront, celui d’Oscar Dunn, en 1880, et surtout, en 1930, le Glossaire du parler français au Canada préparé par la Société du bon parler français au Canada. La Société, depuis sa fondation (1902), prendra la direction du mouvement en publiant un bulletin (Bulletin du parler français au Canada), puis une revue (le Canada français), en tenant trois congrès de la langue française au Canada (1912, 1937 et 1952). La linguistique comme science s’organise à l’Université Laval et à l’Université de Montréal, d’où sortira une linguistique québécoise de plus en plus rigoureuse.
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b) L’idéologie de rattrapage (1945-1960).
L’idéologie de rattrapage se caractérise surtout par sa critique de l’idéologie de conservation. Le thème en est simple : la société québécoise s’est complu et endormie dans le passé et elle a pris du retard par rapport au reste du monde; il faut reprendre le temps perdu, mettre à jour notre société.
Ce thème se développe selon les variations suivantes :
- 1) Il faut accepter la société industrielle, avec sa conséquence, l’urbanisation, et cesser de chercher refuge dans les campagnes : l’avenir du Québec est industriel et urbain et non agricole et campagnard.
- 2) Il faut cesser d’idéaliser et regarder le réel en face. Le réel, c’est que nous sommes ignorants et absents du monde de l’économie et de l’industrie, sauf comme manœuvre. Le réel, c’est que nous sommes pauvres. L’argent n’est pas sale. La pratique de la vertu ne donne pas nécessairement le bonheur. Le peuple québécois n’a pas comme vocation d’assurer la permanence des valeurs spirituelles en terre d’Amérique, face aux Américains matérialistes.
- 3) Le modèle que l’on propose à l’imitation des Québécois est celui du Canada anglais et celui des États-Unis, symbole du dynamisme et de la réussite. L’idéologie de rattrapage sera donc confédéraliste et assimilera le nationalisme à l’idéologie de conservation, nationalisme incarné par l’Union nationale de Maurice Duplessis.
L’idéologie de rattrapage éprouvera cependant beaucoup de mal à définir un nouveau projet collectif pour le Québec. On n’arrive pas, durant cette période, à décrire ce que l’on veut.
Sur le plan linguistique, l’idéologie de rattrapage prolongera le même esprit que l’idéologie de conservation.
On note une recrudescence de purisme, qui se légitimera par l’affirmation que le français d’ici doit être aussi identique que possible au français de France, qu’on idéalisera et qu’on restreindra au français des classes instruites et bourgeoises de Paris. On passera sous silence les nombreuses variations du français de France : on laisse croire aux Québécois que tous les Français parlent de la même manière et tous très bien.
Le plus important de cette époque est la cristallisation de l’attitude de mépris envers la langue québécoise, surtout populaire, par l’utilisation du mot « joual » pour la désigner. En ce sens, le mot « joual » symbolise notre démission linguistique, notre laisser-aller, nos anglicismes, notre manque de vocabulaire, notre syntaxe informe, notre prononciation avachie, en somme tout ce qui n’est pas langue soignée. L’analyse du Frère Untel[16] est la synthèse, l’ultime aboutissement de l’idée du français-héritage et de son corollaire, l’accent mis sur l’inventaire de nos écarts par rapport à une certaine norme du français, que l’on trouvera fort bien exposée un peu plus tard dans une publication de l’Office de la langue française (créé en 1961) intitulé Norme du français écrit et parlé au Québec[17], et qui est la norme acceptée par la société d’alors, même par le peuple. L’ouvrage du Frère Untel aura un succès de librairie sans précédent.
Étant donné que l’étiquette « joual » acquerra une autre valeur par la suite, nous désignerons celui-ci par l’expression « joual-mépris ».
Durant cette période, la linguistique comme science recrute, dans les facultés des Lettres, de nombreux jeunes adeptes qui sont ainsi formés à l’observation scientifique des faits de langue. Le temps de l’impressionnisme en matière de langue achève.
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c) L’intermède de la Révolution tranquille (1960-1962).
La Révolution tranquille constitue un intermède très court, mais d’une grande importance. Ses effets se font encore sentir aujourd’hui. Pour beaucoup, elle marque un point de non-retour dans l’évolution de la société québécoise.
Rapidement esquissés, les principaux événements de cette époque sont :
- 1) La prise de la parole : les Québécois se mettent à parler, à verbaliser leur situation;
- 2) La libération des esprits, surtout par rapport à l’Église (orthodoxie de la pensée, morale janséniste) et à l’État (renouveau de la démocratie, refus du paternalisme à la Duplessis, affirmation d’une volonté de participation, donc de décentralisation, etc.);
- 3) La revalorisation de soi;
- 4) La critique du colonialisme économique anglo-américain;
- 5) Le renouveau du nationalisme, qui formule peu à peu le projet de l’indépendance nationale;
- 6) La revalorisation du rôle de l’État dans le destin québécois, début du courant socialisant.
La Révolution tranquille a été une période exaltante de déblocage, qui fera naître cependant des inquiétudes d’abord sourdes, puis de plus en plus conscientes. L’augmentation de l’inquiétude la freinera et l’arrêtera complètement.
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d) L’idéologie de dépassement (1962-...).
Cette idéologie se constitue peu à peu depuis environ 1962.
L’idée centrale, c’est que le Québec n’a personne à rattraper, mais qu’il doit se projeter lui-même dans l’avenir, en prenant son élan sur lui-même et sur son passé, en se définissant lui-même ses objectifs.
Les principaux traits de l’idéologie de dépassement sont les suivants :
- 1) Reprendre la possession et le contrôle de l’économie québécoise;
- 2) Contrôler le destin politique de la société québécoise;
- 3) Assurer une certaine qualité à la vie des Québécois, dans le domaine économique (revenu décent, travail non aliénant, etc.), social (assurance-hospitalisation, allocations familiales, pension de vieillesse, etc.), culturel (assurer le développement de la culture québécoise : langue, littérature, art, communication, etc.), écologique (lutte contre la pollution, ouverture de parcs, etc.);
- 4) Permettre la plus large participation des citoyens aux diverses institutions de la société : participation des parents à l’École, décentralisation administrative, comités de citoyens, usines en propriété ouvrière, etc.
La forme politique de l’idéologie de dépassement s’incarne aujourd’hui en deux courants : le Parti libéral, qui conserve l’idée de la Confédération canadienne et le Parti québécois, qui prône l’indépendance nationale. Le parti Québécois est celui qui a poussé le plus loin la description d’une nouvelle société québécoise à venir.
Sur le plan linguistique, l’idéologie de dépassement marque une rupture très nette d’avec l’idée de français-héritage. C’est l’esprit avec lequel on aborde les questions qui changent.
La critique sociolinguistique de la notion de norme, l’introduction du concept anthropologique de culture dans l’analyse des rapports entre le français québécois et le français de France, amènent la plupart des linguistes québécois et un grand nombre d’intellectuels à affirmer que le français québécois est une variété du français qui ne sera et ne peut être identique aux autres variétés de cette langue, à contester l’hégémonie des institutions françaises en matière de langue, à définir une conception de la « francophonie » comme lieu de rencontre de partenaires à part entière, y compris sur le plan linguistique. Ainsi s’affirme une volonté d’être soi-même, de s’assumer, d’orienter l’avenir de sa langue d’après ses propres intentions et projets, de participer au devenir de la langue française dans le monde. Les conférences et débats de la Biennale de la langue française de Québec, en 1967, sont bien significatifs à cet égard.
La réaction au joual-mépris est violente et prend ses racines dans la valorisation de soi : puisqu’on nous dit que nous parlons joual, nous en ferons notre langue; notre langue, c’est le joual. Ce qui était mépris devient fierté. C’est le joual-fierté. Tous les contestataires de l’ordre établi utiliseront la langue populaire québécoise comme lien d’amitié et symbole de leur opposition. De plus, des écrivains, voulant témoigner de l’aliénation du peuple québécois, recourront à la langue populaire pour l’exprimer, d’où une utilisation du « joual » comme langue d’écriture.
L’analyse sociolinguistique du Québec met en relief le rapport entre langue de travail et anglicisation des Québécois, démontre que l’anglais est la langue dominante et le français la langue dominée. On prend ainsi conscience qu’il ne s’agit pas ici d’un problème linguistique, mais d’un problème politique et économique, que la langue est un épiphénomène d’un processus de colonisation des francophones par les anglophones. Les Québécois en prendront soudain conscience en voyant les émigrants s’intégrer à la minorité anglophone. Deux importantes commissions examineront la question et provoqueront une description très poussée des rapports entre le français et l’anglais, l’une, au niveau fédéral, la commission Laurendeau-Dunton, d’où émergera la Loi sur les langues officielles, l’autre, au niveau du Québec, la commission Gendron, dont le dépôt du rapport précédera de peu la Loi sur la langue officielle (loi 22) du gouvernement Bourassa.
III. Histoire de la scolarisation[18]
Un fait brutal s’en dégage : jusqu’en 1960, la population québécoise est nettement sous-scolarisée. Nous donnerons quelques rapides indications historiques de ce fait.
En 1827, sur 87 000 signatures d’une pétition au gouverneur Dalhousie, 78 000 (soit 89,6 %) ne signent que d’une croix[19].
En 1842, le Dr Meilleur, surintendant de l’Éducation (sic), estime à 4,4 % le taux de fréquentation scolaire, soit 4 935 enfants sur une population d’âge scolaire de 111 544 enfants, par rapport à une population globale d’environ 700 000 personnes. À la suite de l’action de l’État, la situation s’améliore peu à peu : 70 000 enfants en 1845, 75 000 en 1850, 172 000 en 1860, 217 000 en 1870, etc.
En 1855, on estime que les collèges classiques reçoivent 2 350 élèves par rapport à une population masculine d’environ 300 000 personnes. La proportion de la population qui fréquente ces collèges est donc inférieure à 1 % soit 0,79 %.
En 1871, la population francophone du Québec dispose de 8 établissements d’enseignement supérieur, fréquentés par 751 élèves.
Le taux de persévérance scolaire décroît très rapidement, comme l’indiquent les deux tableaux suivants. Celui de gauche couvre l’année scolaire 1910-1911 et il a été publié par C. J. Magnan dans la revue Enseignement primaire (septembre 1913); celui de droite couvre l’année 1915-1916 et a été publié par T. D. Bouchard, dans Le Clairon du 10 mai 1915[20].
Inscrit en | 1910-1911 (% de l’inscription totale) |
1915-1916 (% de l’inscription totale) |
---|---|---|
1re année | 40 | 38 |
2e année | 24 | 24 |
3e année | 18 | 16 |
4e année | 9,4 | 10 |
5e année | 4 | 4 |
6e année | 2 | 2 |
7e année | 0,8 | 1 |
8e année | 0,4 | 0,5 |
On voit donc qu’en 1910, 82 % de la population scolaire se retrouvait dans les trois premières années : en 1915, le pourcentage de ces trois premières années est de 78 %. À l’autre extrémité, moins de 0,5 % de la population scolaire poursuit ses études en 8e année et au-delà.
La Commission d’enquête sur la situation des écoles catholiques de Montréal, dans son rapport de 1927, affirme que 94 % des élèves inscrits quittent l’école en 6e année.
Enfin, l’opinion des spécialistes attribuait, en 1960, à la population adulte de la province de Québec, une scolarité moyenne ne dépassant pas la 5e année de l’école élémentaire.
En somme, la population québécoise d’avant 1960 apprenait vite à lire, à écrire et à compter et quittait l’école.
IV. Constitution de la classe ouvrière
Comme dans tous les autres pays, la classe ouvrière québécoise se constitue d’abord à partir du surplus de la population rurale, ensuite par l’émigration de la population rurale vers les villes au fur et à mesure que l’industrialisation du pays s’accentue.
Au moment de la Confédération (1867), on estime à environ 15 % le pourcentage de la population québécoise qui vit en milieu urbain[21].
Aux environs de 1900, l’économie québécoise est à très nette prédominance agricole. « Sur une production totale estimée à 150 millions de dollars, la part de l’agriculture totale était de 65 %, celle de la forêt de 25 %, celle de l’industrie de 4 % et celle des mines de 2 %[22]. »
C’est vers cette époque que se produit une radicale transformation du Québec, durant les gouvernements successifs de Laurier (1896-1911). « Au moment où Laurier quitte le gouvernement, en 1911, après quinze ans de pouvoir, le Québec a profondément changé. Rural dans une proportion de 50 % en 1871, il est à moitié urbain quarante ans plus tard. À cause de son développement industriel et commercial, Montréal a attiré beaucoup de ruraux qui y sont venus grossir le contingent des manœuvres et des salariés[23]. »
« En 1920, la part de l’agriculture dans la production totale était de 37 %, celle de la forêt, de 15 %. En 1941, la répartition est la suivante : l’industrie, 64 %; la forêt, 11 %; l’agriculture, 10 %; et les mines 9 %[24]. »
Le cas de Drummondville, analysé par le sociologue Everett C. Hugues et présenté comme « un centre industriel québécois typique[25] », est très révélateur à cet égard. De 1911 à 1931, la population se multiplie par 5,44 et le nombre d’ouvriers par 30,4. Il s’agit d’une population nouvelle qui provient, dans sa quasi-totalité, des campagnes et villages environnants et non des autres villes. Les ouvriers, d’origine paysanne, sont fortement influencés par leur nouvelle condition; ils sont plus indépendants, plus individualistes; ils échappent au cadre à la fois conservateur et protecteur de la tradition rurale pour être laissés à eux-mêmes; ils trouvent au-dessus d’eux, en situation d’autorité, une classe étrangère anglophone puissante, riche, peu nombreuse, qui habite les beaux quartiers.
En résumé, ceux des Québécois qui iront travailler en usine, pour des patrons anglophones, ceux qui, alors, devront faire face à l’anglais utilisé comme seule langue de travail, sont les plus fragiles, ceux qui viennent de la campagne en quittant un milieu conservateur et traditionnel (voir II.a); sont aussi les plus démunis, ceux dont le taux de scolarité est le plus bas. Chacun pour soi, ils se tireront d’affaire, en baragouinant l’anglais du patron, en se convainquant qu’ils sont faits pour un petit pain.
Il ne semble pas qu’à cette époque, l’élite québécoise se soit préoccupée de leur sort.
V. Insertion du Québec dans le continent nord-américain
L’argument étant utilisé souvent par les uns[26] et par les autres[27] dans le débat sur la langue française québécoise, il est nécessaire d’en souligner brièvement les deux aspects fondamentaux.
Géographiquement, le Québec fait partie du continent nord-américain : c’est une banalité que de le dire. Il y a donc des particularités de faune, de flore, de climatologie, de relief, etc., qu’il a fallu ou qu’il faudra nommer. Nous les avons nommés et nous les nommerons.
Plus subtilement, notre industrie et notre économie est américaine, par le jeu des succursales installées au Québec. Nous nous sommes inconsciemment habitués à associer industries et capital à États-Unis, technologie et richesse à langue anglaise.
Plus subtilement encore, par contiguïté géographique, nos chercheurs et nos savants ont pris l’habitude d’aller aux États-Unis poursuivre leurs études, assister à des congrès, des colloques, visiter des laboratoires, des écoles, des hôpitaux. Nos références sont devenues américaines.
Conclure de notre situation géographique que nous sommes et que nous devons être dépendants et imitateurs de la technologie, de la science, du capital et de la culture américaine procède d’une analyse totalement superficielle.
Conclusion
Des faits qui précèdent découlent trois conséquences linguistiques.
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a) La rupture de notre évolution linguistique d’avec la France.
À partir du moment de la conquête anglaise, la langue française du Québec et celle de France évolueront chacune de leur côté. La langue québécoise se heurtera au contact quotidien de la langue anglaise marquée; elle se repliera sur elle-même, dans les campagnes, dans une attitude de conservation assurée surtout par tradition orale; elle verra s’accentuer l’écart entre langue parlée et langue écrite, langue des classes ouvrières et langue de la classe bourgeoise; elle sera privée, dans son évolution, du guide des manifestations de la langue officielle : langue de l’école, langue de l’administration, langue du pouvoir politique, langue du pouvoir économique. Elle ne participera pas à l’industrialisation du pays, qui se fera en anglais. La langue française de France, pendant ce temps, traversera la Révolution française en se donnant les moyens d’exprimer de nouvelles conceptions du pouvoir politique; elle étendra son rayonnement sur le territoire par la scolarisation de la population; elle sera le moyen d’expression de tous les pouvoirs : pouvoir politique, pouvoir économique, pouvoir militaire, pouvoir religieux; elle exprimera les réalités nouvelles de la science, de la technologie; elle connaîtra aussi le déclin de son emploi comme langue internationale.
Cette évolution sans contact a créé des divergences, a donné naissance à des préjugés. Cependant, nous nous comprenons toujours.
Cet aspect de la question, à la fois linguistique et psychologique, est très mal connu.
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b) L’anglicisation de secteurs entiers de l’activité humaine.
Il s’agit, entre autres, de l’économie, du commerce, de l’industrie, de la politique (surtout fédérale), des forces armées, de la fonction publique fédérale. Les Québécois qui veulent y pénétrer doivent apprendre l’anglais et l’utiliser continuellement, souvent exclusivement. De là, le statut de langue inférieure, de langue de seconde zone du français. De là aussi le rôle de la langue française comme symbole des revendications des Québécois dans tous les domaines, comme outil de transformation d’une situation qu’ils ne veulent pas voir se continuer.
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c) La constitution d’une langue technique, semi-technique et, aujourd’hui, scientifique très anglicisée.
L’anglais a été la langue de l’industrialisation.
Les vocabulaires semi-techniques et techniques se sont implantés en anglais, au sein de la population québécoise. Non pas parce que la langue française était incapable d’exprimer ces réalités, mais tout simplement parce qu’elle n’était jamais utilisée en ces domaines.
Il faut noter qu’il ne s’agit pas de mots isolés, mais de vocabulaires entiers. Par exemple, la totalité du vocabulaire métallurgique, la totalité du vocabulaire de la construction des appareils électroménagers ou des compteurs d’électricité. Dans l’usine, les mots anglais sont partout, sur les plans de fabrication, sur les cartes de travail, dans les modes d’emploi ou d’entretien des machines-outils, dans les catalogues de pièces, sur les tableaux de contrôle. La notion d’emprunt ne peut plus désigner ce phénomène.
La langue scientifique a d’abord mieux résisté, par l’enseignement dans les collèges classiques et les universités. Mais aujourd’hui, on constate que les vocabulaires scientifiques de pointe ont tendance à être anglais, du fait que nos savants vont poursuivre leurs études postdoctorales aux États-Unis, du fait également des relations scientifiques qui s’établissent entre les deux pays.
Les faits dont nous venons d’esquisser rapidement la description constituent les sources de la situation actuelle de la langue française au Québec.
Notes
- [1] Voir la remarquable étude de Michel Brunet, Les Canadiens après la conquête (1759-1775), Montréal, Fides, 1969, 314 p.
- [2] Alexis de Tocqueville, cité par Guy Bouthillier et Jean Meynaud, dans Le choc des langues au Québec 1760-1970, Montréal, P.U.Q., 1972, p. 139.
- [3] Voir les travaux et écrits de Marcel Rioux, Yves Martin, Maurice Lamontagne, Everett C. Hughes, Gérard Dion.
- [4] Albert Faucher, Maurice Lamontagne, L’Histoire du développement industriel du Québec, 1953, cité par Marcel Rioux et Yves Martin, de La société canadienne-française, Montréal dans HMH, 1971, p. 274
- [5] Ibid., p. 275.
- [6] Voir surtout Marcel Rioux, La question du Québec, Paris, Seghers, 1969, 184 p.; et Léon Dion, La prochaine révolution, Montréal, Leméac, 1973, 358 p.
- [7] Oscar Dunn, cité par Bouthillier et Meynaud, op. cit., p. 196.
- [8] Ibid., p. 202.
- [9] Voir, à ce sujet, l’inventaire de ces chroniques, que poursuit André Clas, du département de linguistique de l’Université de Montréal.
- [10] Arthur Buies, cité par Bouthillier et Meynaud, op. cit., p. 183.
- [11] Ibid., p. 168.
- [12] lbid., p. 188.
- [13] lbid., p. 172.
- [14] Jules P. Tardivel, cité par Bouthillier et Meynaud, op. cit., p. 217.
- [15] Ibid., p. 216.
- [16] Les Insolences du Frère Untel, préface d’André Laurendeau, Montréal, Les Éditions de l’Homme, 1960, 154 p.
- [17] Norme du français écrit et parlé au Québec, Cahiers de l’Office de la langue française, n° 1, Ministère des Affaires culturelles du Québec.
- [18] Voir surtout Louis-Philippe Audet, Histoire de l’enseignement au Québec, Montréal, Holt, Rinehart et Winston, 1971, tome I, 432 p. et tome II, 496 p.
- [19] Auguste Viate, cité par Marcel Rioux, op. cit., p. 52.
- [20] Voir Louis-Philippe Audet, op. cit., tome II, p. 280.
- [21] Voir Louis-Philippe Audet, op. cit., tome II, p. 135.
- [22] Albert Faucher et Maurice Lamontagne, l’Histoire du développement industriel
- au Québec, dans Marcel Rioux et Yves Martin, La société canadienne-française, Montréal, HMH, 1971, p. 269.
- [23] Marcel Rioux, op. cit., p. 85.
- [24] Albert Faucher et Maurice Lamontagne, op. cit., p. 273.
- [25] Everett C. Hughes, L’industrie et le système rural au Québec (1938), dans Marcel Rioux et Yves Martin, op. cit., p. 91-99.
- [26] Voir surtout Henri Bélanger, Place à l’Homme, Montréal, HMH, 1971.
- [27] Voir Jean Marcel, Le Joual de Troie, Montréal, Le Jour, 1973, 216 p.
Référence bibliographique
Corbeil, Jean-Claude, « Présentation », Corbeil, Jean-Claude et Louis Guilbert (dir.), Le français au Québec, Paris, Larousse, coll. « Langue française », no 31, septembre 1976, p. 6-19. [revue]