La normalisation terminologique
Jean-Claude Corbeil
On entend généralement, par normalisation linguistique, le fait de donner un avis à caractère officiel sur des questions d’ordre linguistique ou terminologique en vue d’orienter le comportement des individus ou des institutions (usage de la langue par le gouvernement, l’administration publique, les professions, les entreprises).
La normalisation linguistique implique toujours le choix d’un niveau de langue, comme sous-ensemble cohérent de la langue. Nous choisissons ici le niveau de la langue officielle, définie comme l’usage que font l’Administration publique, l’Entreprise, le Commerce ou la Finance, les Professions, d’une certaine forme de la langue dans leurs communications avec les citoyens, les personnes morales, les organismes, les autres États, les clients. Il s’agit, en général, d’une forme de langue très soignée, caractérisée par un haut niveau de conscience au moment de l’usage, qui poursuit des intentions de clarté, d’efficacité, de politesse très nettes.
On peut assimiler à la langue officielle la langue de la radio, de la télévision, des journaux, des raisons sociales, des catalogues, des manuels d’enseignement, des contrats de travail, etc.
On est ainsi amené à désigner, sous le même terme de normalisation, trois démarches distinctes : le constat de l’usage, c’est-à-dire le fait de démontrer qu’il y a accord généralisé des locuteurs sur tel terme ou telle manière de faire, les autres usages étant considérés comme minoritaires par rapport à lui; l’uniformisation de l’usage, c’est-à-dire le fait d’imposer ou de proposer, pour des questions de commodité, tel terme ou telle manière de faire de préférence à d’autres, sans cependant que ces derniers soient condamnables; la normalisation linguistique proprement dite, c’est-à-dire le fait de choisir tel terme ou telle manière de faire à l’exclusion de tout autre.
Ces trois démarches sont des bifurcations d’un même processus de recherche linguistique, à des moments différents. Nous croyons donc préférable de conserver le terme de normalisation linguistique pour désigner à la fois une intention d’intervention dans l’usage linguistique et une manière particulière de le faire.
Nous nous proposons de traiter deux points : la procédure de normalisation terminologique en vigueur à la Régie de la langue française et les modalités de collaboration avec le gouvernement d’Ottawa en cette matière.
1. Procédure de normalisation terminologique en vigueur à la Régie
La qualité de la normalisation est liée de très près à la rigueur scientifique de la méthodologie terminologique.
Le travail terminologique comporte quatre étapes : le choix et la délimitation de l’objet du travail, le dépouillement terminologique, la constitution des dossiers terminologiques et, enfin, la normalisation proprement dite.
1.1 Choix et délimitation de l’objet
Le choix de l’objet, c’est-à-dire du domaine où le terminologue travaillera, relève de considérations autres que terminologiques. La plupart du temps, c’est la situation et la stratégie pour y faire face qui amènent l’Autorité à décider qu’il est nécessaire de mener des travaux de terminologie dans tel domaine ou tel autre.
La délimitation de l’objet relève du terminologue. C’est une étape très importante, d’une part parce qu’elle fixe l’orientation et la taille des travaux, d’autre part parce qu’elle provoque le premier contact avec le milieu. Nous y procédons de la manière suivante :
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a) sondage dans le milieu visé pour bien identifier les besoins, se faire une idée des choses à désigner, connaître les gens qui y travaillent.
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b) en même temps, recherche des documents existants, surtout des documents terminologiques : dictionnaires, lexiques, qu’ils soient commercialisés ou de régie interne. Nous inventorions tout ce que nous pouvons trouver au Québec dans les bibliothèques, les centres documentaires des entreprises, les librairies. Nous poursuivons ces recherches en France, lors d’une mission dite documentaire, pendant laquelle le terminologue visite des établissements, des centres documentaires, des librairies spécialisées, rencontre des spécialistes auprès de qui il s’informe.
L’objectif, on le voit, est de réunir la meilleure documentation possible.
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c) comparaison entre les besoins identifiés et les ressources disponibles. Les besoins terminologiques qui sont déjà comblés par un ouvrage de bonne qualité sont soustraits du champ de travail, qui se réduira ainsi strictement à ce qui n’est pas couvert par la documentation terminologique.
Il se peut que le travail du terminologue s’arrête ici, la documentation lui ayant fourni tout ce qui correspond aux besoins. Cette décision doit être prise conjointement par le terminologue et l’Autorité.
1.2 Le dépouillement terminologique
Le dépouillement consiste en la lecture d’ouvrages à la recherche des mots qui correspondent aux besoins, pour constater et noter quel terme est utilisé par tel auteur, dans tel contexte, pour désigner tel objet, ou tel procédé, ou tel concept.
Les ouvrages dépouillés sont, par ordre de fiabilité : les manuels techniques ou scientifiques écrits par les auteurs les plus renommés en langue originale, les dictionnaires unilingues, les dictionnaires bilingues ou multilingues, les documents commerciaux, les documents d’entreprise.
Le dépouillement porte à la fois sur le français et l’anglais.
Les observations faites au cours du dépouillement sont notées sur des fiches préparées à cette fin. Ces fiches serviront de matériel de base à l’étape suivante.
Au cours du dépouillement, le contact est maintenu avec les spécialistes du milieu soit par téléphone, soit au cours de visites ou de séances de travail. Les terminologues se préoccupent d’identifier les plus compétents de ces informateurs en vue de la constitution du comité de référence (ou de normalisation).
1.3 La constitution des dossiers terminologiques
Les fiches traitant de la désignation d’une même réalité sont réunies par langue.
Nous procédons alors à trois types de comparaison : comparaison des termes français, comparaison des termes anglais et français, comparaison des termes anglais.
a) Comparaison des termes français
Diverses situations se présentent :
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Toutes les sources consultées sont d’accord sur un même terme.
On constate alors cet usage unanime et on le consigne sur une fiche terminologique de transmission destinée soit à la banque, soit à la préparation d’un manuscrit pour fin d’édition.
Dans ce cas, le travail terminologique est terminé.
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La plupart des sources consultées sont d’accord, mais il y en a quelques-unes qui divergent.
Ici s’exerce le jugement du terminologue. Il s’agit d’évaluer le sérieux des sources divergentes. Dans certains cas, on peut décider d’écarter les dissidents, lorsque, par exemple, il y a une écrasante majorité ou encore lorsque les sources les plus sérieuses sont d’accord entre elles. On procède alors à la rédaction de la fiche définitive. Dans d’autres cas, on renvoie la décision au comité de normalisation.
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Les sources divergent entre elles, au point qu’aucune décision ne se dégage.
Ces cas feront l’objet d’une recherche plus poussée et seront soumis au comité de normalisation.
b) Comparaison des termes anglais et français
Ici aussi, les cas varient :
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Au terme anglais correspond toujours le même terme français.
On considère alors que la relation d’équivalence est bonne.
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Au terme anglais correspondent plusieurs termes français, ou l’inverse.
Diverses hypothèses doivent alors être examinées : la langue française fait des nuances là où l’anglais n’en fait pas, ou l’inverse; les concepts sont mal définis ou mal identifiés; la synonymie est possible en français. Ces cas seront soumis au comité de normalisation.
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Au terme anglais ne correspond aucun terme français.
Il faut alors décider si on accepte l’emprunt (et pourquoi) ou si on procède à la création d’un ou de plusieurs néologismes pour y correspondre. Ces cas sont soumis au comité de normalisation pour avis sur la qualité du néologisme.
Les néologismes sont proposés aux locuteurs jusqu’à ce que l’usage se fixe et qu’on puisse les normaliser ou qu’on doive les retirer, parce qu’ils ont été rejetés.
c) Comparaison des termes anglais
La Régie n’entend pas normaliser l’anglais.
Nous nous assurons que le terme anglais est utilisé, en nous appuyant sur de bonnes sources.
Dans les cas de synonymie entre termes anglais, nous consultons les gens du milieu et nous les soumettons au comité de normalisation. Si la synonymie persiste, nous la notons, sans pousser plus loin.
Pendant tout ce travail, le contact est maintenu avec le milieu. Le terminologue choisit ceux de ses correspondants dont il veut constituer le comité de normalisation.
1.4 La normalisation proprement dite
La normalisation ne porte que sur les cas litigieux définis comme étant ceux où l’usage n’est pas fixé, soit en français, soit de l’anglais au français.
Elle est assurée par un comité d’experts représentatifs du milieu visé, présidé et animé par le terminologue responsable du travail terminologique.
Son point de départ est le dossier terminologique, accompagné de toutes les sources utilisées pour l’établir.
Son objectif est de donner un avis officiel sur l’emploi des termes selon qu’on décide de ne conserver qu’un seul terme en rejetant les autres, d’en privilégier un, tout en jugeant acceptables les autres, en tout ou en partie. Certains cas se régleront facilement. D’autres seront beaucoup plus difficiles. Nous avons alors recours à deux moyens. Nous pouvons décider de soumettre l’ensemble du dossier à l’enquête publique : nous préparons un manuscrit que nous publions sous couverture grise, avec la mention « édition provisoire », et nous demandons aux lecteurs de nous donner leurs avis. Nous colligeons les avis et nous en tenons compte durant la normalisation. Ou encore, nous jugeons qu’il est utile de consulter des experts français et nous envoyons en France les membres du comité de normalisation pour qu’ils y discutent des cas problèmes avec leurs collègues.
En fait, au terme du processus, on doit savoir quel(s) terme(s) il convient d’utiliser et pourquoi.
Les mots normalisés font l’objet d’une fiche terminologique définitive.
Nous tenterons de schématiser ci-dessous la démarche qui permet à la Régie d’arriver à des conclusions sûres en matière de terminologie.
A. Recherche des termes français
- 1) Sources unanimes → constat de l’usage : fin du travail
- 2) Sources divergentes
- a) jugement du terminologue → décision : fin du travail
- b) normalisation experts → décision : fin du travail
B. Équivalence de l’anglais au français
- 1) Sources unanimes → constat de l’usage : fin du travail
- 2) Sources divergentes
- a) jugement du terminologue → décision : fin du travail
- b) normalisation experts → décision : fin du travail
- 3) Aucune équivalence → néologie ou emprunt.
2. Modalité de collaboration avec le gouvernement du Canada
Pour éviter que les deux niveaux de gouvernement arrivent à des conclusions divergentes en matière d’usage linguistique, il a été convenu entre la Régie de la langue française et le Bureau des traductions ce qui suit :
- a) lorsqu’une tâche terminologique implique l’un et l’autre Gouvernement, un comité mixte est créé pour assurer la collaboration des deux Gouvernements et la normalisation commune des travaux.
- b) le Bureau des traductions nous sert d’entrée dans les différents ministères ou organismes fédéraux pour tout travail commun en terminologie, ou tout travail d’ordre linguistique qui implique une normalisation. Ceci découle du fait que le Bureau des traductions a reçu le mandat du Conseil du Trésor d’assurer et d’assumer la normalisation des travaux effectués dans l’ensemble de la Fonction publique fédérale.
- c) la Régie de la langue française sert de porte d’entrée dans les différents ministères ou organismes québécois pour les mêmes fins.
- d) les deux équipes se tiennent au courant régulièrement des travaux en cours et de leur résultat pour information, échange, commentaires.
- e) certaines discussions peuvent avoir lieu entre la Régie de la langue française et des fonctionnaires fédéraux dans des matières autres que terminologiques ou linguistiques, par exemple en ce qui a trait à la politique du Gouvernement fédéral en matière de raison sociale ou en matière de marque déposée. Le Bureau des traductions exprime son désir de participer à ces discussions en qualité d’observateur, de manière à pouvoir suivre l’évolution de ces questions.
Référence bibliographique
Corbeil, Jean-Claude, « La normalisation terminologique », Actes du Colloque canadien sur les fondements d’une méthodologie générale de la recherche et de la normalisation en terminologie et en documentation, Ottawa, 16 au 18 février 1976, tome 1, Québec, Université Laval, Girsterm, décembre 1979, p. 229-239. [article]