Essai de définition du bilinguisme fonctionnel : l’expérience québécoise

Jean-Claude Corbeil

Résumé

Ce texte a paru dans Bilingualism, Biculturalism & Education, Proceedings from the Conference at Collège universitaire de Saint-Jean, The University of Alberta, 14, 15 et 16 septembre 1973. J’avais profité de cette occasion pour mettre au clair l’une des hypothèses de travail de l’Office de la langue française.

L’Office mettait alors la dernière main à la description de la procédure pour faire du français la principale langue de travail. Des entreprises privées du Québec de divers secteurs participaient volontairement à cette recherche. L’observation de ces cas concrets montrait que l’emploi de l’anglais était requis pour l’exécution de fonctions précises et identifiables. Il fallait en conséquence que les titulaires de ces fonctions soient bilingues, à un niveau de compétence à préciser, sans pour autant que la connaissance de la langue anglaise soit exigée de tous les autres employés, c’est-à-dire sans que la connaissance de l’anglais soit une condition d’embauche universelle. La stratégie du bilinguisme fonctionnel décrite ci-après s’était appliquée avec succès à toutes les entreprises volontaires sous observation.

La rédaction de ce texte précède le moment de la rédaction et de l’adoption de la loi 22.

L’Office de la langue française du Québec, organisme rattaché au ministère de l’Éducation, poursuit d’importants travaux, de divers ordres, en vue d’implanter l’usage de la langue française comme langue du travail.

Les réflexions qui suivent en sont directement inspirées.

Nous nous proposons :

  1. de formuler quelques remarques préliminaires qui ont pour objet de distinguer diverses facettes du bilinguisme, mot au sens flou, mot employé à satiété, dont les connotations affectives sont autant divergentes qu’intenses, mot qu’il est difficile aujourd’hui d’utiliser sans mode d’emploi;
  2. de décrire le projet collectif que s’est fixé le Québec en matière de langue du travail;
  3. d’énumérer les éléments d’une stratégie du bilinguisme fonctionnel;
  4. de dégager les principales conclusions que nous tirons de nos réflexions.

1. Remarques préliminaires

Notre manière d’envisager le bilinguisme repose, en définitive, sur les distinctions suivantes :

1.1 Distinction entre bilinguisme de langue commune et bilinguisme de langue spécialisée

Le bilinguisme de langue commune résulte de l’acquisition d’une partie de la langue seconde constituée de :

  1. la composante phonologique, identifiée et réalisée à travers les sons les plus habituels chez les locuteurs de la langue seconde;
  2. l’essentiel de la composante syntaxique, c’est-à-dire les structures syntaxiques de base et les règles de transformation les plus usuelles ;
  3. une partie du vocabulaire de la langue seconde, dont l’importance varie beaucoup selon les individus, les méthodes d’apprentissage, le niveau du cours, etc. Les extrêmes peuvent se situer, par exemple, entre le Vocabulaire fondamental de Saint-Cloud et le Dictionnaire du français contemporain de Dubois.

L’objectif du bilinguisme de langue commune est de donner à l’individu une aisance linguistique en langue seconde qui lui permette, par exemple, d’entretenir une conversation courante, de lire, d’aller au cinéma, de faire ses courses, de manger au restaurant, en somme les gestes les plus familiers de la vie quotidienne.

Le bilinguisme de langue spécialisée comporte les mêmes éléments que le bilinguisme de langue commune, mais chacun comporte des différences notables.

  1. la composante phonologique restera la même, quoiqu’il se peut qu’au niveau de l’identification des phonèmes interviennent des allophones nouveaux;
  2. la composante syntaxique peut devoir s’enrichir de règles de transformation particulières à la langue technique;
  3. c’est le vocabulaire surtout qui caractérise le bilinguisme de langue spécialisée : il s’agit, ici, d’acquérir le vocabulaire d’une science, d’un métier, d’une technique, ou encore un ensemble de vocabulaires qui constituent la langue d’une entreprise. L’importance de ce vocabulaire varie beaucoup selon les besoins de l’individu. Cela va, par exemple, des quelques centaines de mots dont a besoin un plombier anglophone pour faire équipe avec des francophones aux milliers de mots de l’ingénieur qui s’intéresse à la sidérurgie.

1.2 Distinction entre bilinguisme en tant que projet individuel et bilinguisme en tant que projet collectif

La distinction découle de la nature des causes du bilinguisme.

Le bilinguisme est un projet individuel lorsque c’est l’individu qui décide lui-même d’acquérir une langue étrangère.

Nous ramenons à deux types les diverses raisons qui l’amènent à cette décision :

Nous tenons à souligner à ce sujet que la publicité et les idées reçues amènent souvent l’individu à lier son succès professionnel au fait de posséder une langue étrangère, alors que, souvent, son activité quotidienne ou son plan de carrière ne l’exigent en rien. Je pense ici aux slogans que diffusent, même à Paris, certaines écoles de langues étrangères, du type « Apprenez l’anglais, votre carrière sera assurée ».

Le bilinguisme est un projet collectif quand deux communautés linguistiques  :

1.3 Distinction entre bilinguisme institutionnel et bilinguisme fonctionnel

Le bilinguisme est institutionnel lorsque la société tend à vouloir faire de chaque individu un individu bilingue tant de langue commune que de langue spécialisée.

Le bilinguisme est fonctionnel lorsque la connaissance d’une langue étrangère est liée à l’exercice de certaines fonctions bien identifiées, pour des raisons connues découlant d’un projet collectif qu’a décidé de poursuivre une société.

La suite de l’exposé vise à expliciter cette notion.

Tout commence avec une question à deux facettes, à la manière d’une pièce de monnaie : pourquoi être bilingue? qui doit l’être?

2. Projet collectif québécois en matière de langue du travail

En matière de langue du travail, l’attitude du Québec se précise de jour en jour, tout particulièrement grâce aux travaux que poursuit sur le terrain l’Office de la langue française.

Il s’agit, en somme, de concilier deux objectifs, en apparence contradictoires  :

  1. Assurer aux Québécois l’usage du français comme langue du travail, quels que soient leurs niveaux hiérarchiques au sein de l’entreprise, ou leurs spécialités.
  2. Maintenir le contact d’une part avec la technologie et l’économie nord-américaines de langue anglaise, d’autre part avec les autres établissements de l’entreprise situés hors du Québec, donc généralement de langue anglaise.

    La poursuite de ces deux objectifs implique donc, en dernière analyse, qu’on accepte et qu’on aménage la coexistence et le voisinage de deux langues comme langue du travail, dont l’une, le français, serait d’un usage généralisé, l’autre, l’anglais, d’un usage restreint.

Cette manière d’envisager la question de la langue du travail rompt complètement avec la tradition industrielle québécoise où, pour des raisons historiques, la langue anglaise a toujours dominé.

Comment atteindre ces objectifs? Serait-ce par la voie du bilinguisme institutionnel, c’est-à-dire en exigeant de tous les Québécois et de tous ceux qui y travaillent, francophones et anglophones, la maîtrise de deux langues et d’un double vocabulaire technique? Nous croyons cette solution irréaliste, pour diverses raisons. D’abord parce que nous sommes convaincus qu’elle perpétuerait le statu quo, l’usage dominant de l’anglais, surtout en vocabulaire technique : le bilinguisme institutionnel ne recèle pas suffisamment d’énergie provocatrice de changement pour secouer l’inertie de la tradition. Ensuite parce que de nombreux métiers et fonctions, au sein d’un établissement, peuvent s’exercer quotidiennement et efficacement en français, sans recours aucun à l’anglais. Et aussi parce que nous pensons qu’une certaine relation doit, en toute justice, s’établir entre, d’une part, la fréquence d’usage de l’anglais pour une fonction et l’exigence de connaître cette langue, d’autre part : ce n’est pas parce qu’un contremaître assistera une fois tous les trois ans à une réunion qu’il faut exiger de lui la connaissance de l’anglais. Il serait plus facile d’assurer sa formation et son information d’une autre manière.

Enfin, parce que nous savons que tous les individus ne sont pas également aptes à apprendre une langue seconde, qu’il y faut une certaine intelligence, un appareil sensori-moteur adapté, une motivation bien personnelle. En somme, nous sommes convaincus que tout le monde ne peut pas être bilingue, surtout au point de pouvoir travailler en deux langues et qu’en conséquence il serait injuste à la fois de le réclamer de tous et d’en faire une condition d’obtention de la plupart des emplois ou des promotions. Pour ces raisons, le bilinguisme institutionnel ne nous semble pas une bonne solution.

Nous avons abordé le problème autrement, en observant d’une manière plus précise le circuit de la communication dans un certain nombre d’établissements, en ayant très présents à l’esprit nos objectifs. Nous nous sommes ainsi rendu compte que le passage d’une langue à l’autre, du haut en bas de la hiérarchie industrielle ou de la conception à l’exécution pouvait être assuré par un nombre relativement restreint de personnes, facilement identifiables. Ainsi est née dans notre esprit l’idée de passerelle linguistique. Nous entendons par cette expression une nouvelle fonction liée à des postes stratégiques le long de la chaîne de communication au sein de l’établissement, postes où le passage d’une langue à l’autre peut s’opérer pour permettre l’usage généralisé du français comme langue du travail sans couper les relations avec le monde anglophone environnant. Le bilinguisme est alors le fait uniquement du titulaire de ce poste, donc exigé d’un nombre restreint de personnes pour des motifs très précis. La passerelle linguistique permet à deux unilinguismes techniques de coexister sans difficulté. Elle est le concept clé du bilinguisme fonctionnel, qu’il faut alors concevoir comme une stratégie qui permet la communication d’une langue à l’autre au sein d’un réseau connu et analysé.

En prenant comme base théorique le bilinguisme fonctionnel, nous avons ensuite précisé le concept de français, langue du travail au Québec, en identifiant les zones d’emploi du français et de l’anglais. Pour ce faire, nous nous sommes appuyés sur des enquêtes très minutieuses en milieu québécois et nous avons visité des établissements européens de même type où l’on fait face aussi à la nécessité d’utiliser deux ou plusieurs langues. Les pays visités sont : la France, la Belgique, le Danemark, la Suède, la Finlande et la Suisse.

Sans entrer dans le détail, le concept de français, langue du travail, se précise ainsi :

  1. Les communications internes se font en français à tous les niveaux.
  2. Les communications externes se font en français ou respectent le choix linguistique de l’interlocuteur suivant la nature de la communication ou le cadre dans lequel elle se fait.

    Les communications externes se font en français avec les organismes officiels, avec les fournisseurs du Québec, avec le public québécois par l’affichage, avec les établissements de la même entreprise établis au Québec.

    Les communications externes se font en français ou dans la langue que réclame l’interlocuteur : avec l’individu-client à l’intérieur du Québec, avec l’entreprise-cliente à l’intérieur du Québec, avec la clientèle de l’extérieur du Québec, avec les organismes techniques dont l’établissement est membre ou client, avec les établissements de la même entreprise établis hors du Québec.

3. Stratégie du bilinguisme fonctionnel

La stratégie du bilinguisme fonctionnel doit être très soigneusement établie. Elle n’est jamais la même d’une situation à l’autre. À titre de modèle, nous décrirons celle que nous avons arrêtée pour le monde industriel québécois. Elle comporte une succession d’étapes qu’il faut franchir dans l’ordre.

3.1 Identification précise du terrain où il faut aménager le contact du français et de l’anglais. Par exemple : un établissement, une entreprise, un commerce, un service, etc.

3.2 Recherche et identification des postes de l’organigramme et mise en schéma de cet organigramme.

Cette étape fournit trois types de renseignements très importants : verticalement, elle nous renseigne sur la complexité hiérarchique de l’unité de travail; horizontalement, elle nous révèle le nombre et l’identité des différents services de l’unité ; enfin, nous obtenons le nombre de personnes qu’il y a soit à chaque niveau hiérarchique, soit dans chaque service, selon qu’elles sont bilingues, unilingues anglais ou unilingues français.

3.3 Analyse du réseau des communications orales et écrites, soit à l’intérieur de l’unité de travail, verticalement (direction – exécution) et horizontalement (d’un service à un autre), soit de l’intérieur vers l’extérieur avec différents correspondants selon que ces communications se font en français ou en anglais.

Cette étape décrit le réseau de communications dans l’état actuel des choses. Elle fournit des renseignements de nature très diverse :

3.4 Analyse des exigences linguistiques de chaque fonction, en français et en anglais, dans les limites de la définition du français, langue du travail, donnée précédemment. Étape importante, d’où émergera le nouveau réseau de communication.

3.5 Insertion des exigences linguistiques dans la description de chaque fonction et diffusion de cette nouvelle description.

Cette démarche est importante à deux points de vue :

  1. elle sert à définir la politique que suivra l’établissement pour former et recruter son personnel;
  2. elle indique à l’individu qu’un poste intéresse comment se préparer, au point de vue linguistique, pour y accéder. Nous rejoignons ici le bilinguisme en tant que projet individuel dont nous parlions dans nos remarques préliminaires. Les exigences linguistiques sont intégrées aux exigences professionnelles de la fonction et l’individu prépare son plan de carrière en conséquence, comme il le fait pour les autres aspects de la fonction. Lui seul en est responsable.

4. Conclusion

En guise de conclusion, nous vous proposons une première synthèse des avantages du bilinguisme fonctionnel.

4.1 Le bilinguisme fonctionnel assure à tous les Québécois la possibilité de travailler en français sur le territoire du Québec. Les répercussions de ce fait seront profondes et très importantes à tous les points de vue. Surtout les Québécois y puiseront un sentiment de sécurité culturelle et professionnelle qui leur permettra d’envisager d’une manière neuve et détendue l’apprentissage de l’anglais comme langue commune et comme langue spécialisée.

4.2 Le bilinguisme fonctionnel aménage avec réalisme les relations de la langue anglaise et de la langue française sur le territoire du Québec en faisant assumer le rôle de passerelle linguistique aux individus qui s’y seront préparés et qui en auront les ressources intellectuelles. Une minorité d’individus compétents permettra à la grande majorité de la population québécoise de travailler et de vivre uniquement en français, sans pour cela la couper du monde anglo-saxon environnant.

4.3 Le bilinguisme fonctionnel précise la tâche du système d’enseignement en matière d’enseignement des langues secondes et en matière d’enseignement professionnel. Le bilinguisme de langue commune est facilité à l’ensemble de la population par l’enseignement des langues secondes. La formation professionnelle des étudiants francophones est assurée en langue française, de manière à ce que chacun connaisse la langue de son métier ou de sa profession. Ceux des étudiants qui se préparent à occuper des fonctions qui exigent une connaissance de l’anglais spécialisé l’apprennent, en surplus du français correspondant. Tous les anglophones du Québec se préparent au bilinguisme de langue spécialisée, puisqu’ils auront à travailler en langue française à tous les niveaux et dans tous les secteurs du monde industriel.

La notion de bilinguisme fonctionnel semblera, à beaucoup d’entre vous, tout à fait simple. Tous les pays d’Europe ont réglé de cette manière le problème des contacts linguistiques, au point que les industriels européens ont du mal à comprendre la question linguistique du Québec. Mais lorsqu’une idée simple heurte une tradition et modifie des habitudes, elle se gonfle d’émotivité et cesse d’être simple. Alors commence la longue patience ou la sombre colère de ceux des Québécois qui pensent « Pourtant, c’est bien simple, ça crève les yeux de bon sens! »

Référence bibliographique

Corbeil, Jean-Claude, Essai de définition du bilinguisme fonctionnel : l’expérience québécoise, Québec, Régie de la langue française, Éditeur officiel du Québec, coll. « Études, recherches et documentation », 1975 [septembre 1973], 27 p. — Version retouchée reprise de L’Embarras des langues : origine, conception et évolution de la politique linguistique québécoise, préface de Louise Beaudoin, Montréal, Québec Amérique, 2007, 548 p. [article]