Problématique de la synonymie en vocabulaire spécialisé
Jean-Claude Corbeil
Directeur linguistique de l’Office de la langue française
Résumé
L’auteur examine cinq types de relations entre les mots de vocabulaires spécialisés et leurs sens, en s’intéressant aussi bien au mot simple monosémique et aux expressions concurrentes moins précises (par ex. convoyeur/transporteur) qu’aux mots ayant différentes significations dans différents domaines sémantiques. Il énumère ensuite certaines causes de la synonymie, qu’il exemplifie systématiquement. En conclusion, il affirme qu’il manque une analyse suffisamment précise de ce qu’est réellement un mot technique, et que la normalisation est beaucoup plus relative dans les vocabulaires techniques largement connus.Mesdames, Messieurs,
Je me propose d’aborder la question de la synonymie en vocabulaire spécialisé d’une manière théorique et dans l’esprit du géologue qui examine un terrain pour en découvrir et en décrire les composants et caractéristiques.
Je le ferai en partant d’un point de vue linguistique. Le public que vous êtes, composé de linguistes et de non-linguistes, m’oblige à chercher une forme d’exposé compréhensible de tous, à rappeler des connaissances linguistiques qui seront élémentaires pour les linguistes et nouvelles pour les non-linguistes, à utiliser une terminologie que les linguistes trouveront discutable ou trop élémentaire alors que les non-linguistes la jugeront ésotérique, à me situer à un certain niveau d’abstraction que les uns diront superficiel et les autres trop loin du réel, à recourir à des exemples évidemment spécialisés qui risquent d’apparaître gratuits ou difficilement vérifiables, à moins qu’il n’y ait un expert dans la salle. Conscient de cette situation, je m’excuse auprès de chacun d’entre vous des désagréments que vous ressentirez au cours de cet exposé.
Je traiterai successivement les points suivants : quelques mots sur la nature du signe linguistique; les types de rapports entre les trois pôles : signifiant/signifié/référent; les causes éventuelles de la synonymie en vocabulaire spécialisé; enfin, la classification des mots spécialisés en genres.
1. Nature du signe linguistique
Lorsqu’on veut dire quelque chose, on fait face à trois éléments :
- a) la chose à dire, telle qu’elle existe dans le réel. Nous utiliserons le mot référent pour désigner cet élément;
- b) le concept, l’idée de la chose, que nous désignerons sous le terme de signifié;
- c) le moyen propre à exprimer le concept et à désigner la chose, que nous appellerons le signifiant.
Les linguistes ont l’habitude de représenter ces éléments par un triangle, dit triangle d’Ogden et Richards, du nom des logiciens anglais qui ont proposé cette forme de représentation. Pour sa simplicité et sa commodité, nous partirons de ce triangle, même si, à la suite des travaux de Hjelmslev[1], on peut le modifier en poussant plus loin l’analyse du signifié, ce qui provoque l’éclatement du sommet du triangle[2]. Le voici :
Vous retrouvez donc dans ce triangle, au sommet, le signifié qui est le concept que nous avons dans l’esprit, à la base, du côté droit, le référent, c’est-à-dire la réalité et, du côté gauche, le signifiant. Il est impossible de passer directement du référent au signifiant, c’est-à-dire de passer de la chose au mot sans passer par le sommet du triangle, soit le signifié ou le concept. Il s’ensuit donc que la linguistique présente les relations de ces trois pôles en disant que la réalité se cristallise dans l’intelligence, sous forme d’une idée qu’on appelle concept, et c’est précisément ce même concept que l’homme nomme ou exprime avec un moyen linguistique quelconque.
Le signifiant peut prendre des formes très variées. Ce peut-être :
- a) un arrangement syntaxique, c’est-à-dire une phrase syntaxique avec des relations entre les groupes qui constituent la phrase elle-même, par exemple le groupe sujet exprime quelque chose par rapport au verbe;
- b) un arrangement morphologique : par exemple, le son /ɔ̃/ ou la graphie ons qui marque la première personne du pluriel des verbes français;
- c) un arrangement de mots, que nous désignerons sous le terme de syntagme. Exemple : clé à molette. Le taux de cohésion de ces arrangements est très variable[3]. Cela va de ceux qui sont indissolubles (que cette indissolubilité soit marquée ou non par l’orthographe, exemple : œil-de-bœuf, pomme de terre) à ceux dont la rencontre est fortuite, chaque élément conservant son entière autonomie, exemple : releveur automatique du pied presseur (machine à coudre), chalumeau à basse pression (soudage);
- d) un mot seul, exemple : oxygène. Les linguistes ont du mal à définir ce qu’est le mot et à trouver une manière de nommer cette réalité. Dans notre exposé, nous utiliserons le mot lexème.
Nous restreindrons notre attention aux deux derniers types de signifiants : les syntagmes (les expressions) et les lexèmes (les mots isolés). Nous pensons que pour les besoins du Colloque, la partie syntaxique n’est pas pertinente et que la partie morphologique ne crée pas de problème de normalisation.
2. Types de rapport entre signifiant, signifié et référent
La manière dont nous avons classé ces types de rapport s’inspire de l’acquis de la linguistique et des travaux de terminologie que nous poursuivons à l’Office de la langue française.
Notre intention est de cerner de plus près la notion de synonyme appliquée au vocabulaire spécialisé et de vous proposer une typologie qui permette à nos discussions d’être plus intenses et moins ambiguës.
La représentation graphique de ces rapports est difficile et aléatoire. Il faut donc les prendre pour ce qu’ils sont, des tentatives de visualiser des phénomènes abstraits.
Type no 1
Un signifiant qui exprime un seul signifié qui correspond à un seul référent :
En langage ordinaire, on parlerait d’un mot ou d’une expression qui n’a qu’un seul sens, donc qui correspond à une seule réalité.
On dit alors que le mot est univoque (univocité), ou encore monosémique (monosémie), ou encore monovalent (monovalence).
Ce serait, d’après l’opinion la plus répandue[4], la principale caractéristique des vocabulaires spécialisés, l’idéal vers lequel ils tendraient.
Type no 2
Un signifiant qui peut exprimer plusieurs signifiés qui correspondent à des référents différents :
En d’autres mots, il s’agit d’un mot ou d’une expression qui peut avoir différents sens selon les contextes, qui correspondent à autant de référents différents.
On dit alors que le mot est polysémique (polysémie) ou polyvalent (polyvalence). Ce serait généralement le cas en langue commune.
La polysémie pose aux lexicographes des problèmes ardus : comment identifier les différents signifiés; comment les représenter dans un article de dictionnaire; comment décider qu’il s’agit effectivement du même mot et non d’un homonyme. Par exemple, le Petit Robert considère qu’il n’y a qu’un seul mot fuseau et, en conséquence, ne fait qu’un seul article, alors que le Dictionnaire du français contemporain en distingue quatre et rédige autant d’articles.
Pour ROBERT, il n’y a qu’un seul mot fuseau et il est polysémique; pour DUBOIS, il y a quatre mots fuseau et chacun est monosémique. Cette discussion est pertinente à notre propos, car, au lieu de considérer qu’un mot spécialisé a plusieurs sens, donc qu’il est polysémique, on peut affirmer qu’il ne s’agit pas du même mot, mais d’homonymes, et maintenir ainsi le caractère monosémique du mot spécialisé.
C’est le cas du mot taffetas qui désigne :
- a) « un genre de croisement ou d’armure très simple, dans lequel les fils lèvent et baissent alternativement par moitié[5]. »;
- b) un tissu de soie (terme textile connu surtout du public et des vendeurs);
- c) une sorte de pansement;
- d) sous l’influence de l’anglais, un tissu moiré, à reflets changeants.
On peut se demander combien il y a de mots taffetas :
- a) un seul (sens a, b, c, d);
- b) deux (le premier : sens a, b, d; le second : sens c, c’est-à-dire le sens médical);
- c) ou trois (le premier : sens a, soit la manière de tisser; le deuxième : sens b et d; le troisième : sens c, sens médical).
Type no 3
Plusieurs signifiants qui expriment le même signifié qui correspond à un seul référent :
Donc, plusieurs mots pour dire la même chose. On dit alors que les signifiants sont synonymes (synonymie).
En principe, les linguistes affirment qu’il n’y a pas de synonymes réels. En général, on dit qu’il se peut que la dénomination soit la même, c’est-à-dire que l’objet désigné soit le même, mais qu’alors il existe des variations dans la connotation, c’est-à-dire des nuances différentes.
La synonymie serait un phénomène de surface, un phénomène apparent qui masquerait :
- a) ou bien des variations de niveaux de langue (foin ou oseille par rapport à argent);
- b) ou bien des variations régionales (foin au Québec par rapport à oseille en France);
- c) ou bien des variations temporelles (les vieux mots par rapport aux mots d’aujourd’hui : ros (ou rot) pour peigne, pièce d’un métier de tisserand);
- d) ou bien des variations occupationnelles, le signifiant changeant selon les métiers, les occupations, les spécialistes. Exemple : les maçons appellent acide muriatique ce que la chimie moderne nomme acide chlorhydrique;
- e) ou bien des variations statistiques (un mot rare par rapport à un mot fréquent).
Pour notre part, nous nous demandons si la synonymie, en vocabulaire spécialisé, ne serait pas surtout une synonymie de dénomination, les différents signifiants désignant exactement le même signifié, sans variation de connotation. Autrement dit, en vocabulaire technique, et surtout là, il existerait de véritables synonymes de dénomination, sans variation de connotation.
Type no 4
Plusieurs signifiants qui expriment un concept imprécis, qui correspond à des référents dont on arrive mal à dire s’ils sont identiques :
On se trouve donc en présence d’une réalité mal cernée, mal découpée, dont, en conséquence, le concept est flou, imprécis, d’où la concurrence de plusieurs termes, selon la perception des locuteurs. D’après notre expérience, les cas les plus fréquents sont ceux où le concept est d’abord nommé en anglais, tout particulièrement en anglo-américain.
Nous donnerons un seul exemple : les mots convoyeur et transporteur. Malgré nos recherches dans les dictionnaires, les dictionnaires spécialisés, les volumes traitant de manutention, les catalogues d’appareils, la publicité des fabricants, nous n’arrivons pas à cerner la différence sémantique entre les deux termes. Nous ne réussissons pas à savoir en quoi un transporteur est différent d’un convoyeur. Nous avons même relevé un cas[6] où le mot transporteur apparaît dans le texte, mais où, sous chaque illustration correspondante, est écrit le mot convoyeur. Nous considérons, pour l’instant, que les mots convoyeur et transporteur sont en concurrence pour désigner les mêmes types d’appareils de manutention, jusqu’à ce que ou bien l’un disparaisse, ou bien l’un et l’autre voit son sens se préciser et se distinguer.
Type no 5
Un référent qui est considéré de plusieurs points de vue différents, d’où différents signifiants :
C’est le cas où la même réalité est observée par différents spécialistes qui y voient des choses différentes. Par exemple, le même défaut de laminage soumis à l’examen d’un physicien éveillera, disons, des idées de rupture causée par une élasticité trop restreinte, d’où un mot ou une expression pour le désigner; soumis à un chimiste, ce dernier pensera en termes de composition chimique du métal, d’où un mot ou une expression différente pour le désigner, bien que le défaut soit toujours le même. La concurrence des deux termes proviendrait alors de la vision même de l’observateur.
Pour l’examen de la synonymie en vocabulaire spécialisé, les rapports entre signifiant/signifié/référent qui nous intéressent sont ceux des types trois, quatre et cinq.
3. Causes éventuelles de synonymie en vocabulaire spécialisé
L’inventaire des causes de synonymie que nous vous présentons est un premier essai que nous soumettons à votre attention.
3.1 Équivalence des expressions (syntagmes) soit par rapport à un mot simple (lexème), soit par rapport à une autre expression
Les vocabulaires spécialisés comportent deux types de signifiants : des mots simples (lexèmes), des expressions ou groupes de mots (syntagmes).
Il peut arriver qu’un mot simple ait comme équivalent synonymique une ou plusieurs expressions qui sont des paraphrases, des explicitations du mot simple. Le signifié semble alors se défaire en ses éléments constitutifs (appelés sèmes), chacun cherchant sa propre voie d’expression, son propre signifiant. L’exemple le plus simple est celui des machines, où l’on trouve souvent des paires de signifiants synonymiques de type machine à laver/laveuse, machine à sécher/sécheuse. Dans les compteurs d’électricité, on trouve molette et bouton de réglage, les deux expressions étant parfaitement synonymiques dans leur contexte. En tissage, pour désigner le ros, on trouve peigne/peigne à tisser/peigne du battant/peigne de métier à tisser. En mécanique, contrepoids et masse d’équilibrage.
Il peut aussi arriver que plusieurs expressions soient synonymiques. La synonymie des syntagmes est due ou bien au fait qu’on choisisse des constituants différents, ou bien que les mêmes constituants puissent s’exprimer par des termes eux-mêmes synonymiques. Nous tirerons nos exemples du vocabulaire de la machine à coudre industrielle : broche à bobine/broche porte-bobine, dégageur de fil/tire-fil, point bâti/point de bâti/point de bâtissage, relève-presseur/releveur du pied presseur, pied ganseur/pied passepoileur.
3.2 Concurrence des théories, des techniques, des procédés, des établissements ou entreprises
Voici quelques exemples. Dans la machine à coudre, la compagnie Pfaff désigne une certaine partie sous le terme plaque frontale[7], la compagnie Singer utilise l’expression plaque de face[8], tandis que le Comité européen de liaison des industries de la machine à coudre[9] préconise couvercle frontal et que Jean Dusy, dans son vocabulaire textile trilingue[10], propose couvercle pour tête.
Dans la publicité des appareils électroménagers, on observe une abondance d’expressions pour les mêmes réalités, surtout celles qui peuvent varier d’une année à l’autre; exemple : bras gicleur qui a pour concurrents : bras de lavage/bras d’aspersion/bras rotatif/bras à jet rotatif/bras arroseur rotatif/bras d’arrosage, ou encore : l’œufrier qui se dit : casier(à œufs)/bac (à œufs)/panier (à œufs)/tiroir (à œufs)/plateau (à œufs)/plateau à alvéoles/compartiment à alvéoles/balconet à alvéoles/moule (à œufs)/tablette (à œufs)/porte-œufs/galerie moulée (pour les œufs)/niche (à œufs)/alvéoles (à œufs). Même variation pour le bac à viande, le bac à glaçons, le garde-beurre, le thermomètre à rôti.
3.3 Nouveauté du référent
Chaque nouvelle invention, chaque nouvelle technique, chaque nouveau procédé, chaque amélioration apportée aux connaissances humaines peut provoquer l’apparition de signifiants synonymiques en concurrence. Il s’agit ici, selon l’expression de Guilbert, de « vocabulaire en gestation[11] ».
Nous donnons comme exemple « la nouvelle technique financière imposant aux monnaies européennes un mouvement de “va-et-vient de part et d’autre d’un étiage fixé”. Devrait-on dire flottement, fluctuation, flottaison, flottation ou flottage [de la monnaie][12] »?
3.4 Imprécision du concept
Le phénomène se produit souvent dans les périodes de transformation des techniques et des procédés, ou dans les cas de super-spécialisation d’une activité autrefois globale.
Le cas le plus connu est celui du mot marketing et ses proches parents commercialisation et merchandising. Le mot marketing, de l’avis même des spécialistes, est ambigu et difficile à définir, le sens variant beaucoup selon les points de vue[13]. Les définitions que l’on en risque sont très générales, pour ne pas dire évasives[14]. Marcel Lagrenade a fait une excellente étude de cette question à l’intention de l’entreprise Domtar[15]. Nous lui empruntons le schéma que l’on trouve en annexe, surtout parce qu’il a l’intérêt de montrer la séquence des opérations entre l’étude des marchés et l’analyse des réactions de la clientèle une fois le produit fabriqué, distribué et vendu. C’est lorsqu’il s’agit de découper et de nommer les étapes de cette séquence que surgit le problème. Pour les uns, surtout les Français, le marketing désigne les études préliminaires : la connaissance du consommateur et de ses besoins, la définition des caractéristiques optimales des produits, l’étude des marchés. Certains y ajoutent la détermination des canaux de vente et l’organisation des services après-vente[16]. Pour les autres, surtout les Américains, le marketing englobe toute la séquence. La commercialisation désigne tout ce qui se passe entre le moment où le produit sort de l’usine et celui où on assure le service après-vente. Le mot est alors distinct et du marketing au sens français et du marketing au sens américain, dont il devient une partie constituante.
Le merchandising serait une méthode qui consiste à offrir la marchandise qu’il faut, en bonne place, en quantité voulue et au prix convenable. Ce concept coïnciderait avec l’expression mise en vente, mais ne correspondrait pas au mot commercialisation, dont il serait une partie. On le voit, toute la question tourne autour du concept, de l’idée que l’on se fait de la chose.
3.3 Contact avec une autre langue, tout particulièrement l’anglais
Deux cas se présentent :
- a) ou bien le mot étranger entre en concurrence avec un mot français existant, qui pourrait, même avec extension de sens, lui servir d’équivalent. Nous citons comme exemple le mot design qui est entré en concurrence avec l’expression création industrielle et designer pour créateur industriel ou concepteur. La mode et le snobisme favorisent souvent le mot étranger;
- b) ou bien le mot étranger est un néologisme que l’on cherche à remplacer. On observe alors une période de flottement durant laquelle plusieurs propositions d’équivalents sont avancées, chacune défendue par un groupe de partisans. C’est le cas connu de software, de hardware, de by-pass, de bulldozer.
3.6 Renouvellement du vocabulaire technique
Guilbert[17] signale que le vocabulaire technique se renouvelle d’une manière accélérée, si l’on en juge par l’observation du mouvement général du lexique français, alors que le lexique général serait plus stable.
Cette remarque suggère qu’on pourrait observer, dans une science ou une technique, des vagues successives de terminologie selon le rythme des transformations. Si les vagues sont très rapprochées dans le temps, ou si elles se manifestent de manière différente selon les régions ou les établissements, on pourrait alors observer une synonymie qui serait l’indice de la coexistence de deux vagues terminologiques.
Nous n’avons pas eu le temps de vérifier cette hypothèse. Mais si nous avions à la vérifier, je pense que nous le ferions dans le vocabulaire de l’électronique, où les vagues successives de terminologie se succèdent d’une manière très rapprochée.
3.7 Existence de niveaux de langue
Existe-t-il, dans les vocabulaires spécialisés, des niveaux de langue, c’est-à-dire des cas où l’ingénieur et l’ouvrier, par exemple, utiliseraient des signifiants différents pour désigner le même référent?
Les avis, là-dessus, sont partagés et nous n’avons procédé à aucune étude systématique de la question. Il est trop tôt pour se prononcer.
On le voit, les causes éventuelles de synonymie en vocabulaire spécialisé sont nombreuses. Il serait donc surprenant de n’en point observer, même si le phénomène était peu fréquent.
Le contraste entre l’orientation de nos réflexions, provoquées par les travaux en cours à l’Office, et l’opinion généralement acceptée, ou du moins rarement contestée, qu’il n’y a pas de synonymie en vocabulaire spécialisé, nous a beaucoup intrigués et nous avons alors commencé à examiner de plus près ce que l’on peut entendre par les expressions : mot scientifique, mot technique, vocabulaire scientifique et technique. Nous en sommes peu à peu venus à distinguer différents types de mots spécialisés, qui se comporteraient d’une manière distincte à l’égard de la synonymie.
4. Essai de classification des mots spécialisés
La classification que nous vous proposons est intuitive. Elle constitue une hypothèse de travail que nous n’avons pas vérifiée. Nous l’avons formulée à partir de nos travaux de terminologie. Le vocabulaire dont nous nous servirons est provisoire.
4.1 Cas A
Il s’agit de situations où les référents sont :
- des choses (animaux, substances, objets, phénomènes);
- très bien identifiés (concept d’une haute précision scientifique);
- très facilement distinguables les uns des autres;
- des ensembles structurés où chaque élément a une place définie par l’opposition des sèmes pertinents, c’est-à-dire selon les différences spécifiques par rapport aux éléments environnants.
Nous nous proposons, pour l’instant, d’appeler nomenclature les ensembles de mots qui servent à désigner ces ensembles de référents.
Nous diviserons le cas A en deux catégories, selon que les référents sont primaires, c’est-à-dire existant en soi dans la nature, indépendamment de l’activité cognitive et technique de l’homme, ou qu’ils sont secondaires, c’est-à-dire créés par l’homme, produits par l’activité cognitive et technique de l’homme, donc susceptibles de se transformer, sans nécessairement provoquer une modification de signifiant correspondant.
D’où deux catégories de nomenclature :
- a) les nomenclatures primaires; exemples : la nomenclature chimique, la nomenclature des plantes, des oiseaux, des animaux, des maladies;
- b) les nomenclatures secondaires; exemples : la nomenclature des tissus, la nomenclature des appellations commerciales des fruits et des légumes, la nomenclature des coupes de viande.
Les signifiants de ces nomenclatures :
- a) sont univoques;
- b) ne permettent aucune commutation, c’est-à-dire ne peuvent pas être substitués l’un à l’autre;
- c) donc ne donnent pas lieu à la synonymie.
4.2 Cas B
Il s’agit ici des situations où les référents sont :
- des choses, des procédés, des opérations;
- en général, très bien identifiés quoiqu’on y remarque parfois des cas d’imprécision provoquée, le plus souvent, par la difficulté du découpage de la réalité;
- susceptibles de se modifier selon le temps;
- susceptibles de varier d’une entreprise à l’autre, d’une région à l’autre, d’un laboratoire à l’autre.
Nous proposons d’appeler vocabulaires les ensembles de mots qui servent à désigner ces référents.
Nous distinguerons deux types de vocabulaires :
- a) les vocabulaires scientifiques, en général à l’usage des hommes de science, dont la pénétration dans la langue commune est liée à la vulgarisation de ces sciences ou provoquée par des phénomènes de mode; exemple : le vocabulaire de la fission nucléaire, le vocabulaire de la bactériologie;
- b) les vocabulaires techniques, manipulés par les ingénieurs, les techniciens, les ouvriers spécialisés, les manœuvres, dont la pénétration dans la langue commune est très variable, selon la familiarité du grand public avec les techniques en question. Par exemple, une partie du vocabulaire des métiers traditionnels, surtout les noms d’outils, ou encore une partie du vocabulaire de la mécanique automobile, est passée dans la langue commune, alors que le vocabulaire de la cryologie est ignoré de tous, sauf des spécialistes de cette technique.
Les mots de ces vocabulaires :
- a) tendent à être univoques;
- b) présentent des cas de synonymie, avec commutation rigoureuse ou stylistique.
5. Conclusion
De tout ce qui précède, nous tirons les conclusions suivantes :
- 5.1 Les connaissances linguistiques en matière de vocabulaire spécialisé sont trop peu étendues, le plus souvent superficielles. Tout particulièrement, nous aurions besoin de pousser plus loin l’analyse de ce qu’est un mot technique, l’analyse de son comportement dans le discours, l’examen de la typologie des mots spécialisés, l’examen d’hypothèses comme celle de l’existence de niveaux de langue ou celle de la variation diachronique rapide de ces vocabulaires.
- 5.2 L’analyse des causes de la synonymie et l’observation des divers types de mots spécialisés nous amènent à affirmer que les objectifs et les degrés de la normalisation linguistique de ces mots varient selon les types de mots, donc de référents. La normalisation tend à être absolue dans les nomenclatures primaires et devient de plus en plus relative au fur et à mesure qu’on se rapproche des vocabulaires techniques à grande diffusion.
Annexe
Notes
- [1] Voir surtout Prolégomènes à une théorie du langage.
- [2] Voir Klauss HEGER, Les bases méthodologiques de l’onomasiologie et du classement par concepts, in travaux de linguistique et de littérature, Strasbourg, 1965.
- [3] Voir Bernard POTTIER, Introduction à l’étude des structures grammaticales fondamentales, Nancy, 1964.
- [4] Voir Louis GUILBERT, La spécificité du terme technique et scientifique, in Langue française no 17, Paris, Larousse, 1973.
- [5] Grand Larousse encyclopédique, Paris, Librairie Larousse, 1961, 10 volumes.
- [6] Yves LUGE, La manutention automatique, Paris, Eyrolles, 1969.
- [7] Publications de la maison PFAFF : Information pour l’industrie de la couture; Machine à boutons automatique; Instructions pour le mécanicien; Manuel technique des machines 260 et 360; Mode d’emploi de la machine 463, avec instructions pour le mécanicien.
- [8] Publications de la maison SINGER : Dictionary of Technical Terms as applied to Singer Sewing Machines, English-French (1947); Couture et tricot (documentation Singer à l’intention du corps enseignant (1967); Instructions concernant l’entretien et la remise en état des machines Singer de la classe 418 K (document confidentiel).
- [9] Comité européen de liaison des industries de la machine à coudre (CELIMAC). Nomenclature de la machine à coudre. Nomenclature for sewing machine. Frankfurt/Main (Germany), CELIMAC, 1965, 2 tomes.
- [10] Jean DURY, Vocabulaire textile trilingue français-allemand-anglais, in Bulletin du centre de recherches de la bonneterie, numéro spécial hors abonnement, 1962.
- [11] GUILBERT, article cité plus haut.
- [12] L’Actualité terminologique, publiée par le Bureau des traductions, Ottawa, août-septembre 1973.
- [13] Voir MATTHEWS, BUZZELL, LEVITT, L. FRANCK, Marketing, an Introductory Analysis, Paris, Publi-Union, 1971.
- [14] Voir le Dictionnaire commercial de l’Académie des sciences commerciales, Paris, 1973; ou encore Ralph S. ALEXANDER, Marketing Definitions, Chicago, 1960; Philip KOTLER, Marketing Management, Paris, Publi-Union, Prentice Hall, New Jersey, 1968.
- [15] Marcel LAGRENADE, Marketing et merchandising, Montréal, DOMTAR, Service de traduction, 1971.
- [16] CHARBONNET et GAUDRIAULT, Encyclopédie des techniques de gestion, Paris.
- [17] GUILBERT, article cité, paragraphe 1.5, p. 7.
Abstract (anglais)
The author examines five types of relations between words and their meanings, as applied to specialized vocabularies, from the simple monosemic word to the less precise concurrent expressions (e.g. convoyeur/transporteur), or words with different meanings in different semantic fields. He then proceeds to enumerate causes for synonymy, giving each time numerous examples. To conclude, he states that there lacks a sufficiently precise analysis of what a technical word really is, also that normalization is far more relative in widely known technical vocabularies.Référence bibliographique
Corbeil, Jean-Claude, « Problématique de la synonymie en vocabulaire spécialisé », La normalisation linguistique. Actes du Colloque international de terminologie, Monique Héroux (rédactrice), Lac-Delage, 16 au 19 octobre 1973, Québec, Office de la langue française, Éditeur officiel du Québec, 1974, p. 9-24. [article]