Le rôle de la terminologie en aménagement linguistique : genèse et description de l’approche québécoise

Jean-Claude Corbeil

Résumé

Les responsables d’un numéro de la revue Langages (juin 2007), numéro consacré à l’état de la terminologie aujourd’hui, m’ont confié la tâche de décrire l’approche québécoise. Je l’ai fait en mettant en relief que ce sont les déficits historiques de la terminologie française au Québec dans les domaines économiques et techniques qui ont déclenché une forte recherche terminologique à l’Office de la langue française et dans les entreprises privées. La terminologie devenait alors un moyen et non une fin en soi, un élément fondamental de la législation linguistique.

Le public international de la revue m’obligeait à décrire, une fois de plus, l’arrière-plan historique et sociolinguistique de la situation de la langue française au Québec.

À partir du moment où, dans les années cinquante, prend forme le projet de restaurer la qualité du français au Québec et de réduire la place occupée jusqu’alors par la langue anglaise, deux tâches s’imposaient : reprendre l’analyse du lexique du français en usage au Québec sous l’angle de la légitimité de la variation, d’une part, faire contrepoids à la concurrence de la langue anglaise, notamment en infusant au français du Québec les ressources terminologiques requises pour exprimer tous les aspects de la vie collective, d’autre part. À la même époque, la linguistique comme science est introduite dans les universités et une première génération de linguistes est formée. Chance et particularité du Québec, les linguistes participeront intensément à la réalisation de ce projet collectif, comme citoyens et comme spécialistes dont les connaissances sont appréciées.

C’est dans ce contexte que la terminologie prend son essor, surtout à partir de 1970. Nous esquisserons d’abord l’arrière-plan sociologique et législatif de cet essor, dont se dégagent les priorités de départ. Nous décrirons ensuite la stratégie mise au point pour réunir, diffuser et implanter les terminologies et la méthodologie de la recherche terminologique adaptée à cette stratégie. Nous évaluerons globalement l’efficacité de l’approche québécoise et évoquerons, en dernier lieu, sa diffusion dans d’autres pays.

Arrière-plan sociolinguistique et législatif[1]

La langue française est introduite sur les rives du Saint-Laurent par la colonisation française (fondation de Québec en 1608). Selon l’origine linguistique, nos ancêtres se répartissaient en trois groupes : les francisants (25 % de la population initiale), les dialectisants connaissant le français et capables d’en faire usage (30 %) et les dialectisants moins familiers du français (45 %). Malgré ces différences, l’unité linguistique de la colonie autour du français de Paris se réalise rapidement à la fin du XVIIe ou au début du XVIIIe siècle.

Cette langue des débuts survivra après la Conquête, portée par la volonté des ex-Français, qu’on nommait déjà les Canadiens, de garder leur langue.

La langue anglaise est brutalement introduite en Nouvelle-France par la défaite des troupes françaises en 1760. Le conquérant interdit immédiatement les relations avec la France. Le français d’ici évoluera en marge de celui de France, du moins jusqu’à la reprise des relations une centaine d’années plus tard, avec, comme conséquence, un écart croissant entre les deux usages. Autre conséquence, les marchands français se trouvent coupés de leurs fournisseurs et de leurs créanciers, en même temps que les marchands anglais de la côte est se précipitent dans la nouvelle colonie britannique pour occuper le terrain. L’anglais s’impose comme langue du commerce et des affaires et, par la suite, comme langue de l’industrialisation au milieu du XIXe siècle, provoquant la lente anglicisation de la langue française et la concurrence entre le français de la majorité et l’anglais de la minorité.

Au moment où les Québécois décident collectivement de reprendre en main leur destin linguistique, ils se trouvent face à une double concurrence linguistique, concurrence externe entre le français et l’anglais et concurrence interne entre ce qu’est devenu le français au Québec et le français européen, de France surtout.

Première réaction de leur part dès le milieu du XIXe siècle : rétablir la qualité du français parlé et écrit, notamment en luttant contre les anglicismes. Elle provoquera, en 1961, la création d’un Office de la langue française (OLF) avec le mandat de veiller, sous la direction du ministre, à la correction et l’enrichissement de la langue parlée et écrite.

Deuxième réaction, plus politique : presser le gouvernement de mettre son autorité et ses pouvoirs au service de la langue française pour qu’elle devienne la langue principale ou officielle du Québec dans la gestion de l’État, le commerce, l’affichage, les entreprises. C’est le début de la période des lois linguistiques. Une première loi est votée en 1969, la Loi pour promouvoir la langue française au Québec. Elle fut fort contestée, surtout parce qu’elle accordait aux parents le libre choix de la langue d’enseignement de leurs enfants, puisqu’il existe, au Québec, deux réseaux scolaires publics, l’un en français, l’autre en anglais. Mais la même loi ajoutait au mandat de l’Office de la langue française celui de conseiller le gouvernement sur toute mesure législative ou administrative qui pourrait être adoptée pour faire en sorte que la langue française soit la langue d’usage dans les entreprises publiques et privées du Québec et la langue prioritaire de l’affichage public.

C’est ce mandat élargi qui permettra à l’OLF d’entreprendre, de 1970 à 1974, un ensemble de travaux multidisciplinaires avec, comme objectif unique, de rétablir l’usage généralisé du français, surtout dans les domaines identifiés dans la loi.

Les priorités de l’Office en 1970

Sans négliger le mandat relatif à la qualité de la langue, priorité est donnée à la langue de travail et à l’affichage à la demande expresse du gouvernement libéral nouvellement élu, déterminé à intervenir énergiquement pour mettre fin à la prédominance de la langue anglaise dans les entreprises, primaires, secondaires ou tertiaires.

Il est rapidement apparu évident que la prédominance de l’anglais se manifestait concrètement par l’emploi et la diffusion de la langue et de la terminologie anglaises, totalement au niveau de la direction des entreprises, largement au niveau de l’exécution ou de la commercialisation. Disposer de la terminologie française équivalente devenait donc un préalable à toute action.

D’où un défi de taille : recenser la terminologie effectivement en usage dans le fonctionnement quotidien d’une entreprise et concevoir à la fois une tactique pour y substituer la terminologie française et une méthode de travail en terminologie pour réunir les vocabulaires spécialisés correspondants.

La réflexion sur ces deux points est menée concurremment à partir de travaux sur le terrain, soit dans des entreprises de secteurs industriels importants au Québec, par exemple l’exploitation forestière, les pâtes et papiers, soit dans des entreprises de service touchant le grand public, les banques, les assurances, soit enfin en intervenant directement pour modifier la terminologie de la commercialisation de produits de grande diffusion, l’automobile, l’alimentation, les vêtements. La réflexion sur la méthode s’effectue en cours de travail, puisqu’il fallait immédiatement se mettre à la tâche. Elle se précisera au fur et à mesure que des solutions seront trouvées aux problèmes théoriques et pratiques qui se posaient. Elle évoluera également en même temps que la procédure de francisation des lieux de travail et de commerce.

Conception d’une stratégie de diffusion et d’implantation de la terminologie française

Elle s’est élaborée peu à peu à partir de l’observation du circuit de la communication dans des lieux réels où on voulait favoriser l’emploi généralisé de la langue et de la terminologie françaises. Tout particulièrement, nous avons cherché à comprendre par qui et par quels moyens se diffusent les termes spécialisés et par quelles voies ils pénètrent le vocabulaire usuel des locuteurs de la langue.

Plus précisément, nous avons cherché à découvrir les points (les nœuds) où les termes techniques sont sélectionnés, ou créés, et mis en circulation dans des types de communication, écrite le plus souvent mais également orale, caractérisés par un haut souci de précision et par un grand soin apporté à la mise en forme du message. Les communications suivantes sont, dans cette optique, apparues d’une haute importance pour la diffusion de la terminologie française :

Ces communications sont dites institutionnalisées par opposition à individualisées selon l’implication de l’émetteur dans le message. Dans les premières, l’acte de communiquer est impersonnel et s’effectue au nom d’une personne morale, par exemple l’État, une institution comme l’UNESCO ou la CE, une entreprise, un commerce. Dans les secondes, il est personnel et engage la seule responsabilité de l’émetteur, autant dans le style que dans le choix du vocabulaire. L’aménagement linguistique (éventuellement une législation linguistique) ne peut viser que les communications institutionnalisées et doit respecter la totale liberté des communications individualisées.

Les auteurs de ces communications sont les premiers responsables de la terminologie qu’ils utilisent et mettent en circulation. Ils assument également la responsabilité de l’exactitude des termes qu’ils privilégient. Lorsqu’ils sont regroupés en associations ou dans des ordres professionnels, il leur revient collectivement de colliger et de mettre à jour la terminologie de leurs spécialités, comme le font les médecins par exemple. Il en va de même des grandes entreprises.

L’OLF a tiré de cette observation une conception de son rôle en terminologie : un rôle d’animation, pour rendre tous les milieux solidaires de la diffusion et de l’emploi d’une terminologie française de qualité, un rôle de guide et de soutien en matière de recherches terminologiques, qu’il s’agisse du choix du terme exact ou de la préparation d’un lexique, un rôle de modèle, en conduisant et en publiant lui-même des travaux de terminologie. La conscience de ces rôles a grandement influencé la conception de la méthode de travail.

Dès le départ, l’approche québécoise en terminologie est conçue en fonction d’un plan d’aménagement linguistique global, qui sera, par la suite, confirmée par deux législations linguistiques successives, la Loi sur la langue officielle de 1974 proposée par le Parti libéral et la Charte de la langue française de 1977 votée par l’Assemblée nationale sur proposition du Parti québécois. La Charte est toujours en vigueur, quoique modifiée au fil des ans. L’une et l’autre découlent directement de la stratégie décrite précédemment, comme en font foi les principaux chapitres de ces deux textes : la langue de l’Administration publique, la langue de travail et la francisation des entreprises, la langue des affaires (la publicité, l’affichage, les raisons sociales, le service aux consommateurs), les ordres professionnels (services disponibles en français).

On comprend dès lors pourquoi d’autres pays placés dans des situations de concurrence linguistique analogues à celle du Québec ont marqué tant d’intérêt à l’égard de son approche de la terminologie, non en elle-même mais comme outil de modification d’une situation.

Mise au point d’une méthodologie de la recherche terminologique conséquente

Il paraîtra sans doute naïf de revenir, aujourd’hui, sur les fondements linguistiques de la terminologie, alors qu’elle est devenue une discipline linguistique reconnue, consacrée à l’étude de cette partie du lexique d’une langue que sont les vocabulaires spécialisés. Il est cependant pertinent à nos propos de rappeler les options linguistiques théoriques sur lesquelles s’est fondée l’approche québécoise en terminologie.

Ce travail de conceptualisation s’est étendu sur une vingtaine d’années. L’OLF en a pris l’initiative et la direction durant la période d’exploration. Puis, aux environs de 1985, les universitaires ont pris le relais dans les départements de linguistique ou dans les écoles de traduction, surtout à l’Université Laval et à l’Université de Montréal. Durant cette deuxième phase, l’OLF a concentré ses efforts sur la diffusion de la terminologie, notamment par sa banque de terminologie devenue aujourd’hui le Grand dictionnaire terminologique (GDT), tout en poursuivant des travaux de recherches terminologiques systématiques sur sa lancée initiale.

L’évocation des fondements théoriques se concentrera surtout sur la période d’exploration tandis que la description des étapes du travail en terminologie systématique tiendra compte de la pratique actuelle.

Au Québec, en 1970, la recherche terminologique était liée aux besoins de la traduction avec l’anglais comme langue de départ, conséquence de la prépondérance de la langue anglaise évoquée plus haut. La recherche se faisait au mot à mot, presque toujours à partir d’un texte et en utilisant les dictionnaires bilingues comme outils de référence. En colligeant les résultats de ce travail, on arrivait à produire des lexiques plus ou moins spécialisés, mais qui découlaient de besoins réels, par exemple l’emploi du français dans une usine ou la rédaction d’un catalogue de produits. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui la terminologie ponctuelle, toujours pratiquée par les traducteurs, quoique les sources soient maintenant plus nombreuses, plus fiables et plus facilement accessibles.

Cette méthode ne convenait ni aux besoins de l’OLF – réunir la terminologie française d’une activité à partir de l’observation de la situation de communication –, ni à l’état des connaissances en linguistique structuraliste, ni au postulat fondamental qui en découle en matière de sémantique : les signes linguistiques (mots ou termes) se définissent les uns par rapport aux autres au sein d’ensembles notionnels. Les premiers travaux de recherches terminologiques menés par l’OLF montraient en effet que le traitement au mot à mot n’était plus possible et qu’il fallait trouver une autre méthode qui permette de traiter globalement des ensembles de termes.

La recherche d’une nouvelle méthode s’est effectuée sur le tas, en cours de travail, en méditant sur les difficultés pratiques et théoriques qui surgissaient au jour le jour. Ces réflexions ont pris appui sur les propositions de Bernard Pottier en structuralisme sémantique (le fameux exemple du générique siège décliné en chaise, fauteuil, tabouret, pouf par l’ajout ou le retrait d’un sème), sur celles de Louis Guilbert inspirées de son étude du vocabulaire de l’aéronautique. Ce fut l’occasion de revenir sur la théorie du signe linguistique chez De Saussure et chez Ogden et Richards pour mieux cerner les relations entre notion, réalité et terme. D’autre part, les travaux de Wüster étaient peu accessibles et peu connus en langue française. On lui attribuait l’idée que les termes renvoyaient à des systèmes de notions cohérents et hiérarchisés et que l’objectif de la terminologie, selon lui, était d’améliorer la normalisation des notions et des termes pour une plus grande efficacité de la communication entre spécialistes d’un même domaine. Cependant, compte tenu de son mandat, l’Office s’est donné comme objectif spécifique la normalisation des termes français et la définition rigoureuse des notions.

L’OLF a également tiré profit des avis de collègues européens (France, Belgique, Communauté européenne, Autriche) connus pour leur connaissance et leur expérience du traitement des termes techniques. Les discussions ont eu lieu à l’occasion de séminaires de travail annuels dont les thèmes sont révélateurs des préoccupations de l’époque : Les données terminologiques (1972) pour préciser et tenter d’uniformiser le contenu d’une fiche terminologique, La normalisation linguistique (1973) pour guider le choix d’un terme standard à privilégier, L’aménagement de la néologie (1974) pour voir si une pratique systématique et coordonnée de la néologie pourrait être substituée à l’emprunt, Essai de définition de la terminologie (1975) pour faire le point sur l’avancée de cette discipline. Ainsi sont venus réfléchir avec nous une vingtaine de collègues représentant les principaux organismes et institutions qui œuvraient alors en lexicographie et en terminologie, entre autres Eugen Wüster lui-même, Albert Bachrach, alors chef de la Division de la traduction de la Commission des communautés européennes, Claude Dubois, alors directeur du Grand Dictionnaire encyclopédique Larousse, Roger Goffin, Louis Guilbert, Joseph Hanse, président du CILF, Bernard Quémada et John Humbley, du Centre d’étude du français moderne et contemporain, Paul Imbs, du Trésor de la langue française, Alain Rey et Josette Rey-Debove, de la maison Le Robert. Guy Richard, de l’AFNOR et Helmut Felber d’INFOTERM.

Ainsi s’est peu à peu conçue, expérimentée et précisée une pratique de la terminologie systématique (par opposition à ponctuelle) marquée par les caractéristiques suivantes : elle est comparée, puisque l’objectif était de franciser des activités alors menées en anglais; elle se veut participative, pour favoriser les échanges entre les équipes de recherche au Québec, au Canada et en Europe francophone; enfin, elle doit devenir informatisée, pour stocker, gérer et diffuser la masse grandissante des fiches terminologiques bilingues ou multilingues. Une première description de cette méthode et de ses présupposés théoriques a été publiée en 1973 sous le titre Guide de travail en terminologie (Pierre Auger, Bruno de Bessé et al., sous la direction de J.C. Corbeil). Une seconde édition a paru en 1978, qui tenait compte de l’expérience acquise et des discussions théoriques à l’occasion des séminaires, intitulée Méthodologie de la recherche terminologique (Pierre Auger, Ls-Jean Rousseau et al., sous la même direction).

L’OLF a également préparé et diffusé un Énoncé de politique linguistique relative à l’emprunt des formes linguistiques étrangères (1980) pour guider la pratique de l’emprunt, surtout à l’anglais. De même, l’Office a précisé sa position à l’égard des variantes lexicales propres au Québec en publiant un Énoncé de politique linguistique relative aux québécismes (1985), énoncé qui proposait un ensemble de critères pour identifier les variantes légitimes.

Étapes du travail en terminologie systématique

La terminologie systématique est conduite aujourd’hui selon une méthode relativement bien établie, enseignée dans les universités. Elle s’effectue selon un cheminement en étapes successives sur lesquelles les terminologues sont généralement d’accord. Par contre, on réfléchit beaucoup, dans les universités surtout, à la manière dont chaque étape peut ou pourrait être menée en prenant en compte les avancées actuelles des sciences documentaires et celles du traitement informatisé des corpus textuels, notamment pour la recherche et le découpage des unités terminologiques, le relevé des termes en concurrence pour la désignation d’une même notion, le relevé de la fréquence relative de chacun des termes comme indice du terme à privilégier, etc.

Voici une énumération succincte de ces étapes, sans entrer dans le détail de la description de chacune :

A – Phase préparatoire au travail terminologique.

B – Recherche terminologique proprement dite.

Ces étapes franchies, on peut entreprendre le travail de recherche terminologique.

C – Synthèse de la recherche et diffusion.

Diffusion de la méthodologie au Québec

Elle s’est répandue dans les entreprises par les terminologues qui y œuvraient.

La Société des traducteurs et terminologues du Québec (STQ) a incité ses membres à se familiariser avec l’approche systématique de la terminologie en complément de la méthode ponctuelle. La STQ a elle-même organisé six colloques de terminologie entre 1976 et 1985, en collaboration avec l’OLF, dont l’un portait spécifiquement sur Le rôle du spécialiste dans les travaux de terminologie (1980).

Les universités ont mis au programme de linguistique des cours de terminologie en complément de l’enseignement de la lexicologie et de la lexicographie. Les programmes de traduction ont mis en parallèle terminologie ponctuelle et terminologie systématique. Ce sont les universitaires qui font actuellement progresser la méthodologie de la terminologie.

Un large consensus s’est ainsi dégagé au Québec sur les grands principes de l’approche terminologique québécoise. Le visiteur qui vient s’en informer reçoit de toutes parts le même type d’information, que ce soit en entreprise, dans les universités ou à l’OLF. Les divergences portent, en général, sur le mode de réalisation, peu sur les principes. La diffusion internationale s’en est trouvée raffermie.

Évaluation de l’efficacité de l’approche québécoise

L’efficacité de l’approche québécoise en terminologie doit être évaluée sur deux plans différents : d’abord, comme méthode de travail en terminologie systématique pour préparer des vocabulaires spécialisés; puis, comme moyen de favoriser l’emploi, au Québec, de la terminologie française de préférence à la terminologie anglo-américaine.

La production terminologique québécoise selon cette approche a été très abondante. En répertoriant, à la demande du Conseil de la langue française, tous les titres publiés entre 1970 et 1989, que ce soit par l’Office, par les entreprises privées ou par les ordres professionnels, Marie-Éva de Viller[2] a retracé plus de 700 publications terminologiques, concernant les principaux secteurs d’activité économique suivants : aéronautique, alimentation, assurances, banque, bâtiment, communications, droit, édition, électricité, environnement, gestion et comptabilité, informatique et bureautique, vêtement, transport et manutention, génie minier et activités industrielles diverses (acier, papier, exploitation forestière, par exemple).

La stratégie de changement linguistique planifié conçu par l’OLF s’est trouvé confirmée et validée par l’adoption des politiques linguistiques, surtout de la Charte de la langue française de 1977. Les modifications que cette dernière a subies à plusieurs reprises n’ont ni touché ni modifié les articles qui, directement ou indirectement, visaient à favoriser l’utilisation de la terminologie française.

L’évaluation que l’on peut faire des effets de ces dispositions est très différente selon que l’on observe les communications institutionnalisées ou individualisées.

Elles ont, sans conteste, généralisé l’emploi de la langue française et des termes français dans les communication institutionnalisées à la suite de diverses obligations créées par la loi : obligation de désigner en français les produits de consommation courante et de rédiger en français les catalogues de produits et autres textes de même nature, obligation faite aux entreprises de 50 employés et plus d’utiliser la terminologie française dans la langue de travail, dans leurs communications écrites et leurs systèmes informatiques, l’obligation faite aux ordres professionnels de rendre leurs services disponibles en français, l’obligation commerciale de diffuser la version française des logiciels, ludiciels, jeux informatiques et systèmes d’exploitation, la rédaction en français des contrats d’adhésion ou des contrats où figurent des clauses types imprimées, l’obligation de rédiger en français les contrats de travail, y compris la désignation et la description des diverses fonctions.

L’usage du français s’est généralisé dans l’affichage public et la publicité commerciale : le Québec s’affiche maintenant en français avec, en conséquence, une présence accrue de la terminologie française dans tous les lieux publics et sur tous les supports publicitaires. Ces mesures étaient d’application immédiate ou selon les échéances fixées par la loi. La langue écrite institutionnelle s’est donc modifiée rapidement et durablement.

Il en va autrement des communications individualisées. En effet, les comportements linguistiques personnels évoluent beaucoup plus lentement, sur une plus longue période de temps et d’une manière imprévisible, au hasard des habitudes et de la mode.

Le poids de la langue acquise durant l’enfance, plus ou moins modifiée en cours de socialisation et de scolarisation, inhibe la possibilité d’en changer. D’une génération à l’autre, la langue se transmet en se conservant et en se modifiant lentement. Il y a là une force d’inertie qui freine l’évolution linguistique.

Dans une situation de contact continu entre deux langues, comme celle du Québec, on constate que les anglicismes de types calques (passé dû au sens de échu) ou faux-amis (balance au lieu de solde, breuvage pour boisson, définitivement pour certainement) semblent si français qu’ils passent dans la parole sans même que le locuteur ait conscience qu’il s’agit d’emprunts inutiles.

On constate également une tendance très actuelle à mêler langue familière et langue soutenue avec, comme conséquence, que celle-ci sert de moins en moins de norme d’une langue de qualité.

En somme, au Québec, on observe en langue courante une alternance continuelle entre deux lexiques et deux codes linguistiques (phonologique et morphosyntaxique), l’un hérité du passé, l’autre diffusé aujourd’hui par les communications institutionnalisées. Exemples : la publicité nomme toujours cuisinière l’appareil électroménager de cuisson, mais on entend encore souvent poêle qui date de l’époque de la cuisine au feu de bois. Ou encore, tous les manuels parlent de freins et de pneu alors que beaucoup persistent à utiliser brake et tire, trace de l’anglicisation lors de l’industrialisation du Québec. Il ne s’agit pas ici d’ignorance mais de la force de l’habitude. De toute évidence, il est plus long et plus difficile de modifier le comportement linguistique des locuteurs individuels.

Diffusion de l’approche québécoise

Le moteur de la diffusion de l’approche québécoise en Europe et dans le monde hispanique est la Catalogne. Le Québec ne peut pas participer directement à la dynamique linguistique de l’Europe. Il est d’un autre continent et d’un autre ensemble politico-économique.

La collaboration entre la Catalogne et le Québec en aménagement linguistique et en terminologie s’est amorcée lors de la visite de madame Aima Moll, alors directrice générale de la politique linguistique. Le gouvernement de la Generalitat lui avait demandé de préparer un projet de législation linguistique catalane et elle était venue s’informer de celle du Québec[3].

Par la suite, ses deux principaux collaborateurs de l’époque sont également venus au Québec : Isidor Mari Mayans, avec le mandat de réfléchir aux services administratifs dont la direction générale devait se doter pour appliquer la loi, Térésa Cabré, avec celui d’actualiser la terminologie requise en langue catalane. Le lien entre aménagement linguistique et terminologie s’est ainsi transmis à la Catalogne.

Térésa Cabré s’est approprié la méthodologie québécoise du travail terminologique et elle l’a adaptée à la situation et aux besoins de la langue catalane. Elle s’est aussi préoccupée d’insérer le développement de la terminologie catalane dans les travaux lexicographiques de l’Institut d’Estudis Catalans pour éviter tout risque d’opposition entre ces deux aspects du lexique catalan. Trois publications de Térésa Cabré marquent les étapes de cette appropriation : traduction et adaptation en 1987 de la Méthodologie de la recherche terminologique (OLF, Pierre Auger et Ls-Jean Rousseau), publication en 1990 de la Metodologia del traball terminologia, comme guide pour le personnel du Centre de terminologie catalane, TERMCAT, publication en 1992 de son grand ouvrage de synthèse La terminologia, la teorica, les metodes, les aplicaciones, véritable traité de terminologie[4].

À partir de sa version catalane, l’approche québécoise se répand en Europe. L’activité de TERMCAT sert de modèle et diffuse sa version de la méthodologie du travail terminologique. L’implication de l’Institut de Sociolingüistica Catalana dans la construction linguistique de l’Europe répand la conception catalane de l’aménagement linguistique dans les institutions de la Communauté, sous les deux thèmes inspirés de la situation de la Catalogne en Espagne, respect des langues minoritaires et maintien du multilinguisme des organismes centraux. Térésa Cabré, de son côté, propage la terminologie en Espagne et en Amérique latine par le biais de la coopération universitaire.

À la fin des années soixante-dix, Mohamed Maamouri, alors directeur de l’Institut Bourguiba des langues vivantes de l’Université de Tunis, projette d’organiser un enseignement de la terminologie adapté aux besoins de la langue arabe. L’auteur séjourne à l’Institut de septembre 1979 à décembre 1980. Il initie ses collègues tunisiens à la terminologie et crée avec eux un cours adapté aux besoins de la langue arabe.

Deux expériences très différentes l’une de l’autre diffusent l’approche québécoise en Afrique subsaharienne. Au Rwanda d’abord, où le gouvernement avait décidé d’introduire la langue nationale, le kinyarwanda, comme langue d’enseignement en alternance avec le français, tout particulièrement dans les premières années de scolarité. Le projet incluait la préparation des manuels scolaires, ce qui exigeait que la terminologie des matières en kinyarwanda soit disponible et normalisée. Les premiers terminologues rwandais sont formés au Québec. Le programme, dirigé par Boniface Ngulinzira, est une réussite.

L’autre expérience a impliqué quatre pays d’Afrique de l’Ouest, le Sénégal, le Mali, la Guinée et le Burkina Faso. L’objectif était de préparer et de publier une adaptation africaine du dictionnaire LE VISUEL[5] destinée à servir de manuel d’appoint à l’enseignement de base. Le projet comportait trois volets : formation d’infographistes africains, formation des linguistes africains à la terminologie et des membres des équipes nationales à l’informatique d’édition, animation du travail commun des quatre équipes. Le Dictionnaire visuel africain a paru en 1995.

L’Agence francophone (autrefois l’ACCT) et l’Agence universitaire de la Francophonie (autrefois l’AUPELF) favorisent, par leurs programmes de coopération linguistique, les échanges entre le Sud et le Nord. Le Québec y participe activement en aménagement linguistique, en lexicographie et en terminologie.

En France, l’approche québécoise s’est surtout diffusée par les relations et les accords de coopération entre universités. L’amitié entre collègues y joue, de toute évidence, un rôle déterminant.

En guise de conclusion

Tel est le modèle d’aménagement linguistique créé au Québec pour tenter de remédier à une situation de concurrence linguistique caractérisée par la prédominance de la langue anglaise sur la langue française. La terminologie, on l’a vu, y a joué un rôle de premier plan. Ce modèle s’appuie sur un dispositif juridique qui attribue à la langue française le statut de langue officielle, mais qui, également, balise l’emploi d’autres langues, particulièrement de l’anglais. La législation linguistique n’est qu’un élément, essentiel il est vrai, de la stratégie. Deux autres politiques sont tout aussi déterminantes, la politique du ministère de l’Éducation en matière d’enseignement du français, de l’anglais et d’une troisième langue, la politique d’immigration : sélection, accueil et intégration des immigrants.

Ce modèle pourrait-il servir à prévenir les controverses linguistiques et politiques que l’on voit poindre dans d’autres pays?

En Europe, la création de la Communauté se déroule depuis les premiers accords de Rome sans tenir compte de la diversité des langues nationales. Ce laisser-faire linguistique risque de conduire à l’affrontement des langues nationales et à la prédominance de la langue anglaise comme langue unique des institutions et des échanges économiques.

La libre concurrence des langues a provoqué au Québec la dégradation de la langue française. Chose plus importante, les francophones avaient perdu confiance en leur langue pour vaquer aux affaires sérieuses, la science, les affaires, les technologies nouvelles. Le même phénomène se produit en France sous nos yeux. « L’anglais est la langue de la modernité », titrait le journal Le Monde à l’époque de l’affaire de l’Institut Pasteur.

Si les Français, comme les Québécois jadis, s’abandonnent à la fascination de la langue anglaise, il deviendra de plus en plus difficile de revenir en arrière. Les efforts des Québécois et des Catalans pour redresser la situation respective de leurs langues le démontrent amplement.

Notes

Référence bibliographique

Corbeil, Jean-Claude, « Le rôle de la terminologie en aménagement linguistique », Paris, Langages, no 168, juin 2007, p. 92-105. — Version retouchée reprise de L’Embarras des langues : origine, conception et évolution de la politique linguistique québécoise, préface de Louise Beaudoin, Montréal, Québec Amérique, 2007, 548 p. [article]