Y a-t-il deux langues standard au Québec?[1]

Jean-Claude Corbeil

L’Académie des lettres du Québec voudrait, par ce colloque, examiner et discuter la question suivante : assistons-nous actuellement, au Québec, à la concurrence d’une double légitimité linguistique, l’une inspirée de la langue populaire, l’autre de la langue soutenue écrite et de son registre familier en langue parlée?

La première découle de l’emploi, de plus en plus fréquent, de la langue populaire au cinéma, dans les téléromans, chez les humoristes et les chansonniers. Elle conforte une partie de la population dans l’idée qu’elle n’a pas à modifier son usage de la langue française (prononciation, syntaxe, vocabulaire).

La seconde se fonde sur son emploi par l’administration et par le personnel politique, par le fait qu’elle est à la fois la langue enseignée à l’école et à l’université (du moins, en principe), la langue d’enseignement de toutes les matières et par le fait qu’elle est illustrée par la littérature. Enfin, elle est celle de nos relations avec les autres pays de la Francophonie et avec tous les francophiles de la planète. La Charte de la langue française lui a conféré le statut de langue officielle du Québec.

Quelles seraient les conséquences sociales, culturelles et linguistiques de cette dichotomie si elle s’accentuait?

Cette question est d’ordre social avant d’être d’ordre linguistique.

Elle renvoie à la manière dont une communauté linguistique conçoit et proclame son identité par et à travers sa langue. Elle concerne tous les usagers de la langue et, d’une manière toute particulière, les créateurs et les communicateurs de la radio, de la télévision et des médias écrits, pour qui la langue est l’outil de travail et d’expression.

Cette question implique également qu’on réfléchisse à la manière dont un usage de la langue acquiert sa légitimité, c’est-à-dire comment il devient la norme, la forme standard de la langue, acceptée par l’ensemble de la communauté linguistique.

Cet exposé de départ, qui n’a d’autres intentions que de lancer la réflexion et la discussion, se déroulera en deux temps : d’abord, proposer des indices pour comprendre comment un usage de la langue devient la norme, ensuite, voir pourquoi, au Québec, le recours à la langue populaire est de plus en plus fréquent dans des situations où on ne s’attendrait pas à sa présence.

Premier temps : comment un usage devient-il la norme sociale?

Au sein de toute communauté linguistique cohabitent plusieurs usages de la langue. La langue écrite varie moins parce qu’elle est apprise, qu’elle est plus réfléchie, plus stable, qu’elle est décrite et guidée par des ouvrages de référence, dictionnaires et grammaires surtout. La langue parlée, qui s’apprend durant la toute première enfance par mimétisme du milieu ambiant, varie davantage parce qu’elle est plus spontanée, collée de près aux circonstances et aux émotions du moment.

Ces différents usages sont en concurrence et donnent naissance à un marché linguistique (l’expression est de Pierre Bourdieu) au sein duquel chaque usage acquiert une valeur sociale qui découle de son évaluation par rapport à l’idée que la communauté se fait de la manière dont il convient d’employer la langue. La valeur d’un usage ne découle pas du nombre de locuteurs dont c’est la manière habituelle de parler, mais bien du fait que ces locuteurs l’emploient dans des circonstances et des institutions de prestige, la gestion de l’État, les affaires, la science, le droit, la politique, les médias, la littérature. Chaque locuteur est conscient de la valeur de son propre usage et en fait l’expérience au jour le jour : pour chaque moment et chaque circonstance de communication, il choisit son style en fonction des convenances et des attentes du milieu.

C’est par ce processus social complexe, aujourd’hui peu étudié par les sociologues, les anthropologues ou les sociolinguistes, qu’un usage devient dominant, est considéré comme étant la norme du bon usage de la langue, qu’un consensus en sa faveur se crée chez tous les locuteurs de la langue, indépendamment de leur propre usage, en un mot, qu’il devient standard.

Ce français standard est, d’une part, la langue maternelle d’une partie plus ou moins grande des usagers de la langue, et, d’autre part, il est confirmé et s’acquiert chez tous les enfants par l’apprentissage scolaire, certainement sous sa forme écrite (lecture, orthographe, grammaire, vocabulaire, rédaction), mais également sous sa forme parlée (prononciation, dextérité d’expression, passage à la langue standard pour les enfants dont ce n’est pas la langue maternelle). C’est là, du moins en théorie, la fonction fondamentale de l’école, de la maternelle à l’université.

Toutes les études montrent, depuis la commission Gendron, qu’un consensus existe au Québec en faveur d’un français standard qui nous caractérise au sein de la francophonie. Le débat porte plutôt sur la description de ce français standard d’ici. Nous savons également que les Québécois sont attachés à la qualité de la langue, qu’ils réclament de l’école qu’elle en assure l’apprentissage et la maîtrise, des médias, qu’ils en fassent la démonstration quotidienne. J’en veux pour preuve récente les nombreuses interventions qui allaient en ce sens lors de toutes les audiences publiques de la commission des États généraux sur la situation et l’avenir de la langue française au Québec, à la grande surprise des commissaires devant une telle unanimité.

En même temps, on constate aujourd’hui un usage public de plus en plus fréquent de la langue populaire, parfois par simple saupoudrage d’expressions et de mots qui en proviennent et qu’on excuse avec des pirouettes du type « comme on dit en chinois », pour excuser l’emploi d’un anglicisme, ou « comme on dit » pour faire passer un tour de phrase, ou même par choix délibéré, pour se faire comprendre, dit-on. Cette valorisation de ce niveau de langue suscite à la fois plaisir et malaise, assentiment et réprobation, et génère une certaine confusion qui s’installe peu à peu dans les esprits quant à la forme de la langue standard du Québec.

En somme, le consensus à ce sujet n’est plus aussi net. Nous passons ainsi au second point de cet exposé : d’où vient cette valorisation du français populaire? Pourquoi acquiert-il maintenant un certain droit de cité, une certaine forme de légitimité?

Mon hypothèse est que ce qui valorise le français populaire parlé est son emploi de plus en plus fréquent chez les créateurs (écrivains, cinéastes, humoristes, publicitaires, etc.) et sur les ondes des médias, souvent au nom de la spontanéité, pour donner une allure plus familière, plus conviviale, à une émission.

On constate même un certain militantisme de la langue parlée populaire au nom de l’identité québécoise, comme si notre spécificité culturelle et sociale était ainsi mieux évidente, comme si elle se cristallisait dans cette langue et dans la tranche de la société dont c’est l’usage, le « vrai monde » dont se font les champions certains politiciens populistes en mal de votes, ou d’animateurs et chroniqueurs en mal de cote d’écoute. D’où vient l’idée que le « vrai monde » comprend mieux quand on massacre le français, alors qu’il comprend tout aussi bien la langue standard dont il a une réelle connaissance, tout au moins passive.

Divers arguments sont avancés pour expliquer, légitimer, excuser le choix de ce niveau de langue, arguments d’ailleurs exposés le plus souvent en un français impeccable par les personnes qui les invoquent.

On a dit que c’est par dérision, surtout au début de la période de la littérature dite « jouale », à l’époque de Renaud, de Godin ou des Belles sœurs de Tremblay, pour illustrer l’état d’aliénation économique et linguistique du peuple québécois. Il s’agissait alors ni plus ni moins que d’un réquisitoire, mais en négatif, pour ainsi dire, en faveur du français en montrant par cette forme de notre langue où nous avait mené collectivement notre dépendance de la langue anglaise et notre sous-scolarisation chronique si bien démontrée par la commission Parent, dont les travaux devaient conduire à la création du ministère de l’Éducation. Ces écrivains espéraient ainsi provoquer une réaction de fierté et, surtout, une réaction politique. La réaction politique s’est produite sous la forme d’une politique linguistique. Je ne crois pas que la réaction de fierté se soit produite.

On a invoqué l’argument de la vraisemblance, le souci de réalisme linguistique quand on donne la parole, au théâtre ou dans le récit, à des personnages appartenant à un milieu populaire, aujourd’hui souvent défavorisé. Je ferais sur ce point deux remarques. L’écriture, et donc le texte des dialogues, est une construction sous l’entière responsabilité de l’écrivain (ou du dialoguiste au cinéma) dont la réussite dépend de la connaissance de cet usage de la langue et du choix des éléments retenus. On peut donc pousser plus ou moins loin la reproduction de la langue populaire et tenir plus ou moins compte de la réaction du public ou de sa capacité à comprendre cette langue. La question se pose tout particulièrement au cinéma quand on exporte un film québécois. Deuxième remarque : dans le roman, on observe de plus en plus un écart entre la langue du récit, c’est-à-dire la langue d’écriture de l’auteur, et celle des dialogues, qui est celle des personnages.

Ou encore, on dit que c’est par ironie qu’on a recours à la langue populaire, pour faire rire, à tel point qu’on dirait que ce niveau de langue est devenu la langue normale de l’humour au Québec, comme si c’était la seule manière de faire rire et d’avoir du succès. Pourtant, le clown Sol démontre le contraire depuis des décennies.

Chez les linguistes, ou chez les personnes qui discutent de ces questions, on a recours généralement à deux types d’arguments : l’usage et la fréquence.

L’usage

Ce concept est ambigu : on se demande toujours à quelle forme de la langue il renvoie : à la forme écrite, à la forme parlée, aux deux à la fois? Renvoie-t-on à l’usage québécois du français, à l’usage français bourgeois et parisien à l’exclusion des autres niveaux de langue dans la région parisienne et des particularismes des diverses provinces de France, accent et vocabulaire compris? Quelle est la relation entre l’usage et la norme? Autre question, très actuelle et concrète celle-là : le français, en France, est en pleine période d’anglomanie et d’anglicisation accélérée, exactement comme le français au Québec à la fin du XIXe siècle et durant la première moitié du XXe, et ceci pour la même raison, la domination économique de l’anglo-américain, anglicisation qui se poursuit et dont nous connaissons et subissons encore aujourd’hui les conséquences. Faudra-t-il introduire les anglicismes des Français dans la norme du français au Québec, par simple sujétion, parce qu’ils figurent au Larousse? Ne devrait-on pas, au contraire, maintenir notre attitude de rejet des emprunts inutiles et chercher à les convaincre de faire de même? Ce serait le comble d’être maintenant anglicisé par les Français!

Toutes questions qui, en général, demeurent dans un flou artistique dans les textes ou lors des discussions.

D’autre part, la rectitude linguistique fait aujourd’hui des ravages, même en linguistique. On ne peut plus dire qu’un usage est bon ou mauvais, comme le faisait Vaugelas à son époque ou Grevisse en intitulant sa célèbre grammaire Le bon usage. On évite la condamnation, on préfère parler de niveaux de langue et, même là, on hésite à les hiérarchiser ou à les désigner avec des qualificatifs trop marqués, comme vulgaire ou populaire, comme je le fais dans cet exposé. Ou encore, on préfère parler du « français standard » pour éviter le mot « norme », jugé trop prescriptif, trop directif. Ou encore, selon la mode actuelle, il vaut mieux utiliser « français de référence » pour désigner le français décrit par les dictionnaires et les grammaires publiés en France. On évite ainsi d’attirer l’attention sur le problème de l’antinomie ou de la complémentarité entre Paris et le reste de la francophonie, y compris le Québec, et donc de remettre en cause la conception de la langue française que véhiculent ces ouvrages, fondée sur le seul usage parisien bourgeois écrit.

L’argument de l’usage est donc en soi flou et exige des précisions.

La fréquence

Le constat de la fréquence découle de l’observation d’un échantillon de langue, d’un corpus disent les linguistes. La validité de l’argument dépend entièrement de critères qui relèvent de la science statistique, taille et représentativité du corpus selon sa composition en fonction des objectifs de la recherche, par exemple pour constituer la nomenclature d’un dictionnaire de la langue standard.

Par le traitement informatique de l’échantillon, on peut identifier toutes les formes lexicales qui figurent dans les textes réunis et les classer par ordre de fréquence. On obtient ainsi une image du lexique réel du corpus, sans plus, qu’il faut souvent compléter en y ajoutant le vocabulaire de disponibilité, c’est-à-dire les mots qu’on emploie uniquement quand la situation ou le sujet traité l’exigent, des mots comme fourchette, tibia ou radiateur.

La fréquence est une donnée brute, le point de départ de l’analyse sémantique et sociolinguistique à conduire selon d’autres critères. Dans le cas concret de la description du lexique du français en usage au Québec, je dirais que le plus important n’est pas de savoir si un mot ou un sens sont en usage au Québec, depuis quand et à quelle fréquence, mais bien de juger si ce mot, ce sens doit figurer dans le dictionnaire de la langue standard et, si oui, d’indiquer si son emploi est neutre ou s’il est d’usage restreint, ce qu’on peut indiquer par l’ajout de marque d’usage du type vieilli, familier, vulgaire, spécialisé.

On revient ainsi au point précédent, à la notion de marché linguistique et à l’obligation de juger de la valeur d’un mot, d’un sens, dans la hiérarchie sociale des usages au sein de la communauté linguistique, en observant la manière dont les locuteurs réagissent et apprécient ces mots ou ces sens et en tenant compte du débat auquel ils donnent parfois lieu. C’est le cas des jurons et des sacres, mais aussi des emprunts à l’anglais, en faisant la distinction entre emprunts nécessaires et emprunts inutiles. Dans ce dernier cas, on constate que le comportement et l’appréciation des locuteurs se modifient selon qu’il s’agit d’une forme lexicale anglaise, par exemple tire, anglicisme inutile évident, ou d’un sens anglais attribué à tort au mot français identique, par exemple filière au sens de classeur, anglicisme nettement plus difficile à repérer.

En définitive, l’analyse linguistique, selon le critère de l’usage et de la fréquence, apporte une certaine objectivité au débat sur la norme, mais n’échappe pas elle-même à la subjectivité pour trancher les cas litigieux, tout comme sont subjectifs les choix des écrivains, des journalistes ou des humoristes. D’où le débat qui entoure la publication de tout dictionnaire qui prétend décrire le lexique standard du français au Québec, débat dont se dégagera peu à peu un consensus sur la norme.

En guise de conclusion, je dirais que, depuis le reportage de Zone libre du premier octobre dernier, le débat semble relancé sur la légitimité et la pertinence de l’usage de la langue populaire, et même vulgaire, si j’en juge par certains propos d’animateurs et d’animatrices entendus lors de cette émission. Nous y contribuerons aujourd’hui par nos échanges. Précisons qu’il ne s’agit pas d’un débat byzantin ou académique, mais bien d’évaluer les conséquences de la promotion du français populaire.

Personnellement, cette tendance vers le français populaire m’inquiète pour au moins trois raisons.

Elle compromet la nécessaire rectification de la langue française au Québec. En effet, nous avons collectivement entrepris, dans les années 1960, de remédier à deux cents ans d’anglicisation et de sous-scolarisation, donc d’ignorance de la langue standard, écrite et parlée. Aujourd’hui, on dirait que cet effort s’affaiblit, à l’école comme dans les médias, qu’on est tenté de s’accommoder d’un héritage douteux plutôt que d’y faire le ménage.

Elle contribue à la fracture sociale du Québec en partageant les locuteurs en deux groupes de plus en plus distincts et antagonistes, chacun se réclamant de son usage.

Elle accentue la confusion sur la norme du français au Québec et brouille l’image que nous en projetons auprès de nos nouveaux concitoyens, des visiteurs et du Québec à l’étranger.

Nous avons donc ample matière à discussion, car il faut en discuter si nous voulons renouveler et raffermir notre volonté et notre désir collectifs d’une langue québécoise de qualité.

Note

Référence bibliographique

Corbeil, Jean-Claude, « Y a-t-il deux langues standard au Québec? », Les Écrits, no 113, avril 2005 [23 octobre 2004], p. 83-93. [article]