Le français sur la brèche au Québec

Jean-Claude Corbeil

Depuis 1969, le Québec applique une politique linguistique dans le but de définir le statut du français et d’aménager ses relations avec la langue anglaise, les langues autochtones et les langues d’immigration. Trois textes juridiques se sont rapidement succédé, la Loi pour promouvoir la langue française au Québec, (dite loi 63), adoptée le 20 novembre 1969 par le gouvernement de l’Union nationale, la Loi sur la langue officielle, (dite loi 22), votée le 31 juillet 1974 par le gouvernement libéral de Robert Bourassa, et, enfin, la Charte de la langue française, (dite loi 101), adoptée le 26 août 1977 par le gouvernement du Parti québécois sous René Lévesque. La Charte a subi, par la suite, de nombreuses modifications (voir Gosselin, 1999) apportées par les gouvernements successifs, la dernière datant de novembre 2002. La préparation et l’application de ces législations ont été accompagnées de travaux d’enquête et de recherche multidisciplinaires, par une intense activité terminologique pour faciliter le passage des vocabulaires techniques de l’anglais au français, par la publication d’études évaluant l’impact de cette législation sur la société québécoise, par la préparation de guides d’usage du français. D’où un très grand nombre de publications tout au long de ces années, depuis le rapport de la Commission sur la situation de la langue française et sur les droits linguistiques au Québec, dite Commission Gendron, du nom de son président, créée le 9 décembre 1968, dont les audiences publiques commencent en septembre 1969 et dont le rapport final est remis au gouvernement le 31 décembre 1972, jusqu’au rapport de la Commission des États généraux sur la situation et l’avenir de la langue française au Québec, dite Commission Larose, dont les audiences publiques commencent le 1er novembre 2000 et dont le rapport paraît en août 2001.

Le Conseil de la langue française du Québec a publié, en l’an 2000, une synthèse, à la fois historique, politique et sociolinguistique, de cet effort pour défendre, dans un premier temps, maintenant pour promouvoir la langue française au Québec. Le français au Québec, 400 ans d’histoire et de vie est, aujourd’hui, le livre de référence par excellence pour quiconque s’intéresse à cet aspect de la culture québécoise.

On peut s’étonner d’un effort aussi soutenu. Les motifs en sont nombreux. Les défis que doivent relever les Québécois pour assurer au jour le jour le maintien et l’épanouissement de la langue française sont constants. D’abord, la concurrence de l’anglais, à la fois interne, à cause de la présence d’une minorité de langue anglaise, et externe, puisque le Québec est une société développée nord-américaine intégrée dans l’économie du continent. Ensuite, l’intégration des immigrants, dont les vagues successives maintiennent constante, surtout à Montréal, une frange de la population qui ne connaît pas ou très peu le français et qui subit l’attrait de l’anglais continental. Enfin, la généralisation du français comme langue commune, langue de la citoyenneté et langue de la participation à la société québécoise. Ce sont là des défis à connaître pour comprendre la dynamique du français au Québec. De ce point de vue, le Québec est une sorte de laboratoire de l’avenir du français.

La concurrence de l’anglais

L’un des objectifs fondamentaux de la politique linguistique du Québec est de contenir la concurrence de la langue anglaise et d’y faire activement contrepoids.

Le postulat à la base de cette politique découle des leçons de l’Histoire depuis l’introduction de l’anglais, en 1760, dans ce qui était alors la Nouvelle-France, un pays de langue française, qui deviendra peu à peu le Canada, un pays à majorité de langue anglaise. On peut le formuler ainsi : les forces sociales qui ont progressivement fait de l’anglais une langue dominante, malgré le fait que le français a été la langue de la majorité de la population sont les mêmes qui, en les inversant, rétabliront le français dans son statut de langue officielle du Québec.

Ces forces sont surtout de nature économique (Linteau, 2000). Dès les premières années du régime anglais, l’économie et le commerce passent aux mains des Anglais qui imposent tout naturellement leur langue dans la désignation des établissements, les transactions, la vente des produits, la publicité et l’affichage, le service à la clientèle. L’anglais devient la langue du commerce. Quand s’amorce l’industrialisation, vers 1850, celle-ci est surtout lancée et dirigée par des anglophones, à même de disposer des capitaux accumulés grâce au commerce. Plus tard, les sociétés anglo-américaines prennent le relais, dirigées en général par des gestionnaires qui s’identifient très peu à la population de langue française et qui œuvrent dans l’intérêt des sièges sociaux étrangers, américains surtout. L’anglais est la langue de la direction, le français celle de l’exécution et une zone de bilinguisme fait le pont entre ces deux unilinguismes. La structure des salaires reproduit cette division des tâches : les hauts salaires pour les cadres supérieurs et intermédiaires qui utilisent l’anglais, les bas salaires pour les travailleurs francophones et des salaires moyens pour les cadres intermédiaires. La cooptation favorise très naturellement le recrutement d’anglophones pour les postes supérieurs alors que les postes intermédiaires sont souvent confiés à des francophones bilingues de manière à faciliter la direction du personnel d’exécution. L’anglais devient la langue de travail. Sous cette double influence, la population de langue française sera fortement anglicisée et surtout, elle intégrera profondément, dans son subconscient collectif, la conviction que l’anglais est la langue indispensable, la vraie langue de promotion socioéconomique.

Le volet économique de la législation linguistique québécoise est conçu et arrêté pour contrer ces tendances lourdes.

La mesure la plus structurante, parce qu’elle touche la majorité des travailleurs du Québec, est la généralisation de l’emploi du français comme langue de travail. Par rapport à la situation antérieure décrite par la Commission Gendron, cette disposition provoque un changement social radical dans la gestion des entreprises, avec la résistance que suscite tout changement, qui introduit le français dans la haute direction, restreint l’emploi de l’anglais aux circonstances de nécessité et modifie le vocabulaire de gestion en faveur des termes français, en lieu et place des mots anglais ou des anglicismes.

La Charte de la langue française définit (article 141) la notion de français, langue de travail, par un ensemble de traits : la connaissance du français par tout le personnel, y compris par les dirigeants, l’utilisation du français au travail et dans les communications internes de l’entreprise, l’utilisation du français dans les documents de travail, l’utilisation du français dans les communications avec l’Administration, la clientèle, les fournisseurs, le public et les actionnaires, l’utilisation de la terminologie française, l’utilisation du français dans l’affichage public et la publicité commerciale, une politique d’embauche, de promotion et de mutation appropriée, l’utilisation du français dans les technologies de l’information. Toute entreprise de 50 employés et plus doit (article 139) vérifier si la situation du français respecte les dispositions de l’article 141. Si c’est le cas, l’Office québécois de la langue française lui délivre un certificat de francisation; dans le cas contraire, l’entreprise doit adopter (article 140) les mesures nécessaires pour s’y conformer et les soumettre à l’Office pour approbation et suivi. Un certificat de francisation lui est accordé lorsque la situation du français s’est généralisée (article 145). Enfin, toute entreprise qui détient un certificat de francisation doit (article 146) veiller à ce que l’emploi du français s’y maintienne et remettre à l’Office, tous les trois ans, un rapport pour le démontrer.

La législation linguistique impose la présence obligatoire du français, sans exclure celle d’autres langues, dans tous les textes relatifs au commerce des produits de consommation courante (article 51), y compris (article 52) les catalogues, brochures, dépliants, logiciels, ludiciels et systèmes d’exploitation (article 52.1), dans les contrats d’adhésion et les contrats où figurent des clauses-types imprimées (article 55). Elle garantit le droit d’être informé et servi en français (article 5). Elle impose

aux membres des différentes branches professionnelles une connaissance du français appropriée à l’exercice de leur profession (article 35). Par ces mesures, le législateur entend protéger les consommateurs de langue française et favoriser l’identification, en français, des multiples produits disponibles sur le marché.

Enfin, le volet économique de la législation impose la nette prédominance du français dans l’affichage public (article 58), notion introduite depuis que la Cour suprê-me a jugé inconstitutionnelle l’obligation d’afficher uniquement en français selon la disposition initiale de la Charte de la langue française de 1977. Dans le même esprit, les raisons sociales doivent être en langue française (article 63), quoique plusieurs entreprises aient trouvé le moyen de contourner cette disposition en utilisant comme raison sociale une marque déposée, dont l’emploi est protégé par les conventions commerciales internationales. L’objectif est de donner au paysage commercial du Québec un visage qui reflète le caractère français de ce pays.

Ces mesures ont profondément modifié le Québec. La langue française est devenue indispensable au succès personnel de tous les citoyens, quelle que soit leur langue maternelle. Les écarts de revenus entre anglophones et francophones ont disparu (voir le Rapport interministériel, pp. 68-71). Le français est présent dans toutes les activités économiques. La connaissance du français s’est généralisée dans l’ensemble de la population et n’est plus aujourd’hui la langue des seuls francophones de souche.

Entre-temps, la structure économique du Québec s’est modifiée et est aujourd’hui différente de celle dont l’analyse avait servi de base à la définition de la politique linguistique au début des années 1970. Quelques traits résument cette évolution et ses effets sur l’application des mesures du volet économique de la législation linguistique. Les entreprises situées au Québec sont de plus en plus intégrées dans des réseaux multinationaux, souvent, sous l’effet de la concentration, dans de grandes entreprises internationales dont les sièges sociaux sont à l’étranger. Une grande proportion des échanges économiques du Québec s’effectue avec les États-Unis voisins, que l’accord de libre échange nord-américain a stimulés. La fréquence des communications externes des entreprises, généralement en langue anglaise, a considérablement augmenté, de même qu’a augmenté le nombre de personnes en contact avec l’extérieur, surtout à cause des nouveaux procédés de communication, courriel et télécopie. L’économie du Québec est devenue, comme dans les autres pays développés, de plus en plus une économie de service et de moins en moins une économie de transformation, à cause du coût de la main-d’œuvre. S’en est suivie une augmentation considérable de l’emploi de la langue anglaise pour servir la clientèle de cette langue. Enfin, l’importance stratégique des connaissances et de la documentation s’est accrue, largement disponible en anglais seulement, tout

particulièrement sur Internet, devenu la source première de l’information. La pres-sion de l’anglais sur le français se maintient donc. Elle s’accroît même, du fait du rôle de l’anglais comme langue internationale du commerce et des affaires, langue de la communication scientifique, langue de la diplomatie et des relations internationales. La politique linguistique demeure nécessaire pour la contenir et pour éviter de revenir à la situation de domination de l’anglais sur le territoire du Québec.

De plus, les Québécois sont conscients que tout affaiblissement de l’emploi du français sur le plan international, et tout particulièrement en Europe, aura de graves répercussions sur la politique linguistique québécoise. Certaines tendances les inquiètent. En France, les Québécois découvrent ou apprennent que des sociétés françaises utilisent l’anglais dans la haute direction, par exemple dans l’industrie aéronautique de Toulouse, et même l’imposent, comme l’a fait la société Renault, au risque de reproduire la dichotomie que le Québec avait connue avant les lois linguistiques, anglais dans la haute direction, français dans la production, et qu’il s’ensuive une baisse du prestige socio-économique du français. L’engouement actuel pour la langue anglaise en est la manifestation. A cela il convient d’ajouter les particularités d’un pays comme la Belgique, comme le rappelle le Rapport Larose (p. 162) : « A Bruxelles, la langue anglaise est de plus en plus présente dans la vie publique et l’environnement social en raison de son utilisation fréquente au sein des organismes internationaux qui s’y trouvent ou encore parce qu’elle est perçue comme une langue neutre comparativement au français et au flamand. »

Dans l’Union européenne, les règles régissant la libre circulation des personnes et des biens tendent à restreindre la légitimité de l’imposition de l’emploi d’une langue nationale dans la commercialisation des biens, dans l’affichage, comme langue de travail dans les entreprises. La multiplication des langues des pays membres met sérieusement à mal le principe du plurilinguisme de l’Union et le recours à l’anglais comme langue commune se généralise. L’indifférence, voire l’insou-ciance des Français choquent les Québécois, parce qu’ils savent d’expérience que ce n’est qu’à long terme que la prédominance de l’anglais affectera la situation de la langue française et qu’il sera alors beaucoup plus difficile de réagir, ou trop tard.

Les mots clés de la politique linguistique

La langue anglaise demeure donc, au Québec, une langue nécessaire, comme le découvrent les immigrants de langue française confrontés à la réalité du monde du travail ou les étudiants francophones qui doivent consulter une documentation de plus en plus en langue anglaise au fil de la progression de leurs études. De ce point

de vue, la situation du Québec ressemble davantage à celle de la Catalogne qu’à

celle de la France ou de la Communauté française de Belgique. Ni en Catalogne, ni au Québec, la politique linguistique n’a pour objet d’instaurer une zone d’unilinguisme, mais bien de créer un environnement social où le français, comme le catalan en Catalogne, soit une langue prédominante, d’une part, et, d’autre part, au Québec, de favoriser l’intégration des immigrants à la communauté de langue française.

D’où deux mots clés dans le débat linguistique au Québec, langue commune, avec, en arrière-plan, inspiré de la situation du français en Amérique du Nord, un mot ambigu et employé à toutes les sauces, bilinguisme, danger pour les uns, obsession pour les autres, mais compétence devenue obligatoire pour les tenants des deux camps.

La langue commune

Depuis les travaux et le rapport de la Commission Gendron, la réhabilitation du français comme langue commune du Québec est l’objectif fondamental de la politique linguistique. Toutes les dispositions de la Charte de la langue française et toutes les décisions arrêtées par les ministères, notamment le ministère de l’Éducation et celui des Relations avec les citoyens et de l’immigration, vont dans ce sens. Ainsi s’est définie une stratégie globale qui a profondément modifié le rapport des langues en faveur du français. Nous en avons précédemment esquissé le volet économique, en décrivant les mesures prises pour contrebalancer la concurrence de l’anglais. D’autres le complètent, pour créer un environnement où le français soit la langue habituelle et normale des institutions québécoises et la langue des communications publiques.

La Charte de la langue française entend favoriser la généralisation du français en déclarant le français seule langue officielle (article 1), donc, en rejetant le bilinguisme institutionnel à la manière de celui du Canada ou du Nouveau-Brunswick. Le français devient de ce fait la langue des communications publiques (la langue des échanges interpersonnels demeure libre de toute contrainte et dépend uniquement du choix des interlocuteurs), la langue habituelle du fonctionnement de l’État, langue de travail, langue des lois et règlements, des formulaires et publications d’information, langue des services aux citoyens, langue d’intégration des immigrants, enfants et adultes. Cependant, la dynamique politique du Québec rend impossible l’unilinguisme de l’État. Nous sommes ici dans un domaine où le souci du respect des minorités entraîne des compromis. Le Québec tente, en effet, de concilier la pratique d’une langue d’État avec le droit des anglophones, citoyens à part entière quoique membres de la seule minorité du Québec selon la convention internationale, à communiquer dans leur langue avec l’État et d’en recevoir services et

documents en cette langue. Mais comment ne pas traiter de la même manière les membres des groupes de citoyens issus de l’immigration, surtout dans des domaines aussi vitaux que la santé et la sécurité? La multiplicité des langues introduites par l’immigration est telle que les services gouvernementaux ou privés ont tendance à n’être offerts que dans deux langues, le français et l’anglais, à la demande de la personne et sa simple déclaration d’être de l’une ou de l’autre langue. L’affirmation du français, langue commune, se heurte à cette contrainte de la démocratie moderne issue des Chartes des droits de la personne, québécoise ou canadienne. Ainsi se rapproche-t-on, de facto, de la politique des langues officielles du gouvernement fédéral. D’autre part, à cause de ces chartes, les minorités ont le droit de maintenir, sans entraves, leurs langues et leurs cultures, le gouvernement a le devoir de leur en laisser les moyens, de même que les membres de ces groupes ont des devoirs envers la société. Ces droits et devoirs des uns et des autres constituent un contrat social, base de la participation harmonieuse de chaque individu à la communauté des citoyens. L’assimilation ne peut être un objectif politique pour aucun gouvernement, mais doit demeurer une décision strictement personnelle.

À l’égard de la langue commune, le ministère de l’Éducation joue un rôle d’une importance stratégique de premier plan.

L’existence d’un double système d’enseignement, l’un en langue française, l’autre en langue anglaise, garanti par la Constitution du Canada depuis la Confédération (1867), rend plus difficile, et peut même compromettre, la possibilité de faire de l’École le lieu de l’apprentissage de la citoyenneté. L’école française est universelle (article 72), l’école anglaise réservée aux seuls enfants dont le père ou la mère est citoyen canadien et a reçu un enseignement primaire en anglais au Canada, à condition que l’un des parents en fasse la demande (article 73). Cette disposition est une source de récriminations et son application est sans cesse contestée devant les tribunaux. La Cour suprême (juridiction suprême de l’ordre judiciaire au Canada) est actuellement saisie de deux causes de ce genre. Si les décisions (mars 2003) confirment la validité de la loi, la Cour suprême mettra un terme définitif à cette saga juridique, Dans le cas contraire, une nouvelle crise linguistique s’enclenchera.

Chaque système fait surtout la promotion d’une culture et d’une vision particulière de la situation de cette communauté linguistique dans la société globale. L’enseignement de l’histoire devient alors problématique, l’intention d’une citoyenneté partagée exigeant que soient relativisés les traumatismes anciens provoqués par la Défaite pour les uns, par la Conquête pour les autres et par les événements qui ont suivi, par exemple la rébellion des Patriotes ou l’incendie du parle- ment du Canada, alors à Montréal, par des émeutiers anglais. L’Europe connaît ce

type de dilemme à cause des nombreuses guerres qu’elle a connues. Le lien est

alors rompu entre le passé, le présent et l’avenir. L’élève demeure enfermé dans son présent, de francophone ou d’anglophone, à la merci des préjugés de son milieu.

D’autre part, l’école québécoise, tout comme celle des pays d’Europe, est un lieu et un moyen d’intégration pour tous les enfants d’immigrants. Elle doit, ou devrait, initier les enfants à la vie en société et mettre l’accent sur la ressemblance, sur ce que partagent les citoyens d’un même État. Ce n’est pas facile pour l’école québécoise. Le subconscient judéo-chrétien des francophones et des anglophones, amalgame de charité et de culpabilité, pousse à la tolérance de la différence. Cette tendance est confortée par la politique du multiculturalisme du gouvernement canadien, qui encourage et légitime chaque communauté d’immigration à réclamer « ses » droits, par exemple le port d’un poignard, d’un turban ou d’un voile, ou un local pour la prière, alors que l’école n’est plus, du moins en principe, confessionnelle, mais laïque.

L’école québécoise assume mal l’enseignement du français, langue maternelle ou langue d’enseignement pour les enfants issus de l’immigration. L’école est avant tout le lieu du transfert des connaissances, l’autorité du maître réside dans son savoir et sa compétence à le transmettre et non dans sa capacité à maintenir la discipline ou son aptitude à jouer le rôle de psychologue amateur. Acquérir des connaissances demande un effort pour l’élève et une vérification de cette acquisition de la part du personnel enseignant. On le fait très bien pour les sciences et les mathématiques. Pourquoi n’en est-il pas de même pour la langue? L’enfant a appris par imitation la langue parlée de son milieu. L’école n’a pas pour mission de poursuivre cet apprentissage spontané, mais bien de le structurer par la connaissance du système de la langue et des règles sociales qui en régissent l’emploi, de faire prendre conscience à l’enfant qu’il existe une norme sociale du bon usage par rapport à laquelle les autres registres, y compris le sien, se situent et prennent leur valeur, d’ajouter à la langue parlée la langue écrite, la lecture, la rédaction, l’orthographe.

Sous prétexte de ne pas brimer la spontanéité de l’élève, on évite de lui imposer trop explicitement la contrainte des règles dont on soutient qu’il les apprendra par intuition et déduction, un peu à la manière dont il a appris celles de la langue parlée. Le résultat de cette pédagogie n’a guère été probant. Les nouveaux programmes du ministère de l’Éducation remettent l’accent sur l’enseignement de la grammaire et de l’orthographe. Il faudra attendre encore quelques années les résultats de cette énième réforme. Des générations d’élèves ont déjà été sacrifiées sur

l’autel des réformes. Par contre, reste entière, pour le Québec, la question du contrôle des connaissances, surtout la manière d’éviter que l’ignorance ne se transmette et ne s’accumule d’un niveau ou d’un cycle à l’autre (voir le Rapport Larose, p. 41), malgré un enseignement de rattrapage instauré tout au long du cursus jusqu’à l’Université, coûteux et surtout frustrant pour tous.

L’enseignement du français, langue seconde, dans les écoles de langue anglaise se poursuit tout au long de la scolarité obligatoire. Il se concentre fortement sur la langue elle-même et néglige la culture française du Québec, dont elle est pourtant le moyen d’expression, au point de porter un regard très négatif sur la langue québécoise elle-même, au profit du parisian french. Cette attitude se reflète dans le choix des enseignants. De plus, il privilégie la langue parlée et néglige la langue écrite, avec le résultat que les jeunes anglophones sont mal préparés à s’intégrer au monde du travail devenu largement de langue française, ce qui les pousse à chercher des emplois ailleurs, au Canada anglais ou aux États-Unis.

Le partage d’une citoyenneté commune est encore aujourd’hui du domaine du rêve, tout au plus le thème de déclarations dans les grandes circonstances. Ce n’est certainement pas une préoccupation personnelle, ni un objectif commun.

Ces questions sont à la base de la promotion de la langue officielle, une langue qui assure la communication avec tous les autres francophones du monde et qui est l’instrument efficace du succès personnel.

Des mesures particulières concernent les immigrants. Les enfants de ces familles ont l’obligation de fréquenter l’école française, même s’ils sont originaires d’un pays plus ou moins de langue anglaise. S’ils sont d’âge scolaire à leur arrivée, ils sont orientés vers des classes d’accueil dont l’objectif pédagogique principal est de leur donner rapidement une connaissance du français suffisante pour intégrer les classes régulières. Par contre, le ministère de l’Éducation assume, à la demande des parents, l’enseignement des langues d’origine, surtout sous leur forme écrite, à la fois pour permettre aux enfants l’accès à leurs cultures, mais aussi pour augmenter le plurilinguisme au sein de la société. Pour les adultes, le ministère des Relations avec les citoyens et de l’Immigration offre des programmes de formation linguistique dans le but de faciliter leur intégration à la société et au marché du travail.

Le bilinguisme

Comme le rapport entre le français et l’anglais a été, et reste toujours, l’élément central de la politique linguistique au Québec, il est devenu nécessaire de préciser ce qu’on entend par bilinguisme, d’autant que ce terme était, et est toujours utilisé sans que, le plus souvent, on sache ce qu’il recouvre comme notion et réalité. Ainsi

se sont dégagés peu à peu et précisés trois états du bilinguisme : le bilinguisme individuel, fonctionnel et institutionnel. Ces distinctions sont toujours pertinentes et de portée universelle.

Le bilinguisme (ou le plurilinguisme) est institutionnel lorsqu’un gouvernement, une organisation ou une entreprise admet que plusieurs langues partagent le même statut de langues officielles et/ou de langue de travail. D’une manière générale, on constate alors qu’une langue tend toujours à être plus employée que l’autre (ou les autres), le plus souvent par commodité, rompant ainsi, dans les faits, l’égalité statutaire présumée des langues. Ainsi, au Canada, on constate que les ministères et organismes qui relèvent de l’autorité du gouvernement fédéral (seul domaine d’application de la politique des langues officielles) ou du gouvernement du Nouveau-Brunswick (seule province à s’être déclarée officiellement bilingue anglais/français) fonctionnent très généralement en anglais. Pour travailler ou pour obtenir des services en langue française, les francophones doivent les réclamer, rompre la belle unanimité de l’anglais, et, souvent, en subir les conséquences. Dans la réalité de la vie quotidienne d’une organisation, il semble bien qu’il soit très difficile, pour ne pas dire impossible, de maintenir l’égalité effective des langues.

Le bilinguisme est fonctionnel lorsque l’emploi d’une langue est requis pour l’exercice d’une fonction. En politique linguistique québécoise, cette notion permet de restreindre l’emploi de l’anglais, donc, son exigibilité, aux seules fonctions où ce soit nécessaire tout en posant le français comme langue normale de travail. L’évolution actuelle de l’économie multiplie les fonctions où une ou plusieurs autres langues sont employées en plus de la langue de travail habituelle. Les personnes bilingues ou plurilingues sont ainsi favorisées à l’embauche, ce qui conforte l’anglais dans son statut de langue indispensable.

Le bilinguisme individuel est le fait d’une personne qui acquiert la connaissance d’une autre langue pour des motifs fort variables : découvrir une autre culture, accéder à la documentation en cette langue, notamment aujourd’hui sur Internet, ou se préparer à la réalité contemporaine du monde du travail, la connaissance de la langue seconde servant de point de départ à la pratique du bilinguisme fonctionnel. La distinction entre bilinguisme individuel et fonctionnel permet qu’une politique linguistique puisse sans contradiction accorder à une seule langue le statut de langue officielle et promouvoir l’apprentissage d’autres langues, par exemple à l’école, comme matière obligatoire. En principe, à la fin des études secondaires, tout adolescent québécois devrait posséder une bonne connaissance du français ou de l’anglais comme langues secondes (ou tierce, dans le cas des autochtones et des allophones).

Ces distinctions ne sont plus contestées, même si l’on continue allègrement à parler de bilinguisme alors qu’on a en tête, le plus souvent, le seul bilinguisme individuel.

Le débat porte surtout sur la manière de faire acquérir aux élèves une réelle compétence en langue seconde, parlée et écrite. Deux opinions s’affrontent depuis des décennies. Les uns soutiennent que plus on est jeune, plus on apprend rapidement et facilement une langue étrangère, les autres que ce n’est pas l’âge du début de l’apprentissage qui est le plus pertinent, mais la concentration de l’exposition à la langue étrangère selon un enseignement intensif ou par immersion. Tous s’accordent cependant pour réclamer que cet enseignement soit confié à des spécialistes de la pédagogie des langues étrangères parce qu’il n’est pas certain que toutes les institutrices ou tous les instituteurs aient une connaissance suffisante de l’anglais ou du français pour l’enseigner. À l’appui de l’une ou de l’autre opinion, chacun cite ses experts et évoque des expériences scolaires, au pays même ou dans d’autres pays. Ce débat semble devoir durer sans fin, aussi bien entre spécialistes, chacun réagissant selon l’angle de sa spécialité (neurologues, psychologues, linguistes, pédagogues) qu’entre politiciens, très sensibles aux demandes des parents et aux critiques des jeunes adultes se heurtant, au sortir de l’école, aux exigences du monde du travail.

Un avenir incertain

On comprend mieux pourquoi le français au Québec, langue dynamique, inventive, affirmée, vit toujours dangereusement. Non pas qu’elle soit menacée de disparaître, pas plus qu’en France ou en Belgique, mais qu’elle risque de se réduire aux seuls domaines de la vie communautaire, laissant à une autre langue les domaines de prestige où se joue le succès personnel, par l’accès aux hautes fonctions administratives, et où se crée le monde de demain, en sciences de pointe et dans les laboratoires de recherche et de développement. Au Québec, elle serait menacée en plus d’une lente et insidieuse créolisation dont on observait déjà les symptômes au milieu du siècle dernier et dont les anglicismes qui émaillent le français populaire québécois sont les traces encore visibles et audibles. Ce destin n’est pas souhaitable pour le français, ni au Québec, ni en Europe, ni comme langue d’ouverture proposée à nos frères africains et maghrébins, ni aux étrangers qui y voient encore une grande langue de civilisation.

Nous avons évoqué les principaux éléments de l’ingénierie linguistique mise en œuvre par les Québécois pour promouvoir et maintenir vivante et dynamique la langue française. Le redressement de sa situation au cours des trente dernières années en confirme l’efficacité.

Faut-il en conclure que la langue française – et son avenir – est définitivement hors de danger? Ou alors, posons la question sous un autre angle : la politique linguistique sur laquelle se fonde cet avenir est-elle à l’abri d’un démantèlement? La réponse est non dans les deux cas.

L’état actuel de la politique et de la législation linguistiques est un compromis, un point d’équilibre. Il a été façonné par les gouvernements successifs en réponse, d’une part, aux tensions entre les réclamations divergentes des groupes de citoyens et, d’autre part, aux décisions rendues par la Cour suprême du Canada à la suite de la contestation de dispositions de la Charte de la langue française, soit au nom de la Constitution du Canada, soit des Chartes des droits.

Ce compromis satisfait aujourd’hui la très grande majorité de la population, comme les audiences publiques de la Commission des États généraux ont permis de le constater. Cependant, un rien peut déclencher un nouveau psychodrame linguistique. Le Parti québécois, considéré à bon droit comme le meilleur champion de la langue française, vient de perdre le pouvoir au profit du Parti libéral, qui s’est engagé à respecter l’équilibre actuel, sans plus. Cependant, dès la formation du premier Conseil des ministres, personne n’a été explicitement nommé responsable de l’application de la Charte de la langue française, en rupture avec la coutume. Est-ce là l’annonce que, pour ce gouvernement, la politique linguistique est considérée comme un dossier secondaire, plutôt embarrassant, qu’il vaut mieux passer sous silence? Personne ne sait comment ce gouvernement réagira à la première crise linguistique, poussé par son électorat largement anglophone à de nouveaux assouplissements de la législation auxquels la plus grande partie de l’opinion publique francophone s’opposerait, mais qu’une autre partie accepterait par lassitude des querelles ou par « réalisme », autre manière de plier devant la pression de la langue anglaise.

Dans une société démocratique, aucune législation, aucune politique n’est jamais définitive. Tout bouge, tout est plastique, en tension constante. Le dossier linguistique également.

Bibliographie

Référence bibliographique

Corbeil, Jean-Claude, « Le français sur la brèche au Québec », Le français, une aventure, un avenir, Liège, Édition Wallonie-France, 2004, p. 143-155. [article]