Réflexions sur la stratégie des pays membres de la francophonie face au plurilinguisme

Jean-Claude Corbeil
Sous-ministre associé à la politique linguistique au Secrétariat à la politique linguistique

Mon intention est de mettre en relief le fait que les pays membres de la Francophonie sont dans des situations très différentes face au plurilinguisme, surtout quand il s’agit du plurilinguisme en langues européennes des organisations supranationales.

Je tenterai donc, dans le premier volet de mes propos, de déterminer les traits qui m’apparaissent caractériser les pays dits francophones par rapport au plurilinguisme, lorsqu’on les replace dans les grands ensembles géolinguistiques auxquels ils appartiennent. Ce qui m’amènera à situer le plurilinguisme et la place que le français y occupe dans les contextes suivants : le plurilinguisme dans les Amériques, le plurilinguisme en Europe, le plurilinguisme dans les pays arabes et, enfin, le plurilinguisme dans les pays africains. Comme les pays d’Asie ne me sont pas familiers, je me suis permis de consulter mes collègues qui les connaissent pour au moins fournir quelques données sur la situation du français dans cette immense région et sur les tendances du multilinguisme dans cet espace de la Francophonie.

On constatera alors que le terme plurilinguisme risque, dans nos discussions, de se restreindre au seul cas des langues européennes dans les organisations supranationales, alors qu’il recouvre également des situations vécues par des pays membres de la Francophonie où s’utilisent d’autres langues. La Francophonie pourrait donc adopter des stratégies différentes à l’égard du plurilinguisme selon qu’on se préoccupe de maintenir et de promouvoir l’usage de la langue française dans les organisations supranationales du type Union européenne ou internationales du type ONU ou selon qu’on analyse tous les cas de plurilinguisme qui existent en francophonie et où la langue française est impliquée. Nous aborderons ce point dans la seconde partie de cet exposé.

Dernière remarque d’introduction. Le syntagme langue nationale désigne, le plus souvent, la langue commune d’un pays, qu’elle soit officielle ou pas : ainsi, le français est la langue nationale et la langue officielle de la France alors que l’anglais est la langue nationale des États-Unis sans en être la langue officielle. Mais langue nationale s’oppose à langue officielle dans beaucoup de pays africains. Dans un texte de portée générale, il y a donc risque d’ambiguïté. Dans cet exposé, le contexte d’utilisation est donc important.

Le plurilinguisme dans les Amériques

La découverte de l’Amérique par les Européens a introduit quatre langues européennes dans le Nouveau-Monde : l’anglais, l’espagnol, le portugais et le français. La langue française est très minoritaire : elle représente à peine 2 % de l’ensemble de la population des Amériques et ses locuteurs sont fortement concentrés au nord-est du continent, au Québec, au Nouveau-Brunswick, en Ontario, avec des poches de locuteurs peu nombreux dans les autres provinces du Canada.

Les langues européennes d’Amérique sont entrées en contact avec les langues des populations autochtones, contact plus ou moins brutal selon les lieux mais toujours inspiré de l’idéologie du conquérant ou du colonisateur. D’où, aujourd’hui, une grande difficulté à intégrer les populations et les langues autochtones dans l’organisation des pays américains. L’ouvrage publié par le Conseil de la langue française sous le titre Les langues autochtones du Québec (1992), qui décrit fort bien la situation des langues autochtones en soi et par rapport à la langue française et à la langue anglaise, examine, dans son dernier chapitre, les conditions d’une possible intégration des langues autochtones dans l’aménagement linguistique du Québec. Il y a là des réflexions qui pourraient s’appliquer à bien d’autres pays américains.

Les langues européennes introduites en Amérique sont devenues des variantes de la langue mère, à la suite de la rupture de la communauté de destin, causée par l’éloignement, la composition de la population, la nécessité d’exprimer des réalités nouvelles, la créativité linguistique de leurs locuteurs, les changements d’allégeance politique à la suite des guerres et les contacts linguistiques qui en ont découlé, l’immigration constante de personnes en provenance de tous les continents et d’un grand nombre de pays, donc de langues multiples, occasions d’emprunts culturels et linguistiques qui ont façonné chaque pays d’Amérique. Ces variantes américaines sont toujours en relation avec la variante européenne correspondante, relation à la fois harmonieuse et plus ou moins conflictuelle.

Tous les pays d’Amérique sont donc, de facto, plurilingues et l’ensemble que forment les trois Amériques l’est également. Une stratégie du plurilinguisme en Amérique, à la fois dans chaque pays et pour les relations entre eux, comporte de nombreuses facettes, dont il est, ou sera, indispensable de tenir compte.

Sur le plan strictement linguistique, chaque pays d’Amérique doit concilier variation linguistique et maintien de l’intercommunication, d’une part, avec les autres pays américains de la même langue, dans le cas de l’espagnol et de l’anglais, par exemple, et, d’autre part, avec la langue mère européenne. Sur le plan strictement national, chaque pays doit chercher le point d’équilibre entre la prépondérance d’une langue commune et l’emploi des langues d’immigration, dont le poids social varie selon le nombre de locuteurs d’une même langue. Le cas de l’anglais par rapport à l’espagnol aux États-Unis est un bel exemple de ce problème.

D’un tout autre point de vue, on observe que les attitudes à l’égard du plurilinguisme varient beaucoup d’un pays à l’autre, en général selon la relation qui est établie entre unité nationale et plurilinguisme. L’idéologie mise de l’avant par la Révolution française — une nation, une langue — est toujours d’actualité.

Je prends comme exemple le cas des États-Unis, où se vit assez mal la présence de l’espagnol à côté de l’anglais, qui remet en cause le pragmatisme du melting pot d’autrefois en faveur de l’anglais, seule langue du pays. Les signes d’une opposition de plus en plus marquée au plurilinguisme éventuel des États-Unis sont nombreux. On peut observer cette tendance dans l’actualité américaine. Plus de 23 États américains ont adopté, par voie de référendum, l’anglais comme seule langue officielle, dont la Californie (en 1986) et la Floride (en 1988), les deux États où la population de langue espagnole est la plus concentrée. Les discussions autour du statut de Porto Rico ont permis à beaucoup d’Américains parmi les plus influents d’exprimer leur opposition à toute forme de bilinguisme anglais/espagnol, encore plus à son officialisation. Le Canada est souvent cité comme le meilleur exemple des dangers que fait courir le bilinguisme à un pays, puisqu’il n’a pas mis fin à la tentation de la sécession chez les Québécois, mais qu’au contraire, il l’a stimulée. La politique du Québec en faveur de la langue française, dans le but de circonscrire les domaines et les circonstances d’usage de la langue anglaise, autre manière d’aménager le bilinguisme, est considérée comme une attaque contre l’anglais, contre leur propre langue, sans même prendre en compte que cette politique puisse être fondée sur des motifs valables, notamment le fait que la langue française est la langue maternelle de 80 % des citoyens québécois et que, d’autre part, la pression de l’anglais, langue majoritaire au Canada et aux États-Unis, compromet la persistance au Québec de sa langue et de la culture qu’elle exprime. Dans les discussions relatives à l’intégration économique et politique des Amériques, prévue pour 2005, ces attitudes influenceront certainement la position des États-Unis face à un éventuel plurilinguisme des institutions supranationales, face également à l’idée de tenir compte des autres langues nationales dans les relations qui en découleront, notamment les relations économiques. Et ce d’autant plus que le gouvernement américain n’a jamais caché qu’il considérait comme un gaspillage d’argent et une perte d’efficacité le plurilinguisme de l’ONU et des organismes qui en découlent.

Enfin, les chances que la langue française soit prise en considération dans un éventuel plurilinguisme des Amériques sont à la fois bonnes et mauvaises. Sur le plan strictement démographique, le français ne pèse pas lourd : c’est le handicap le plus évident et le plus facile à exploiter. Par contre, le français est l’une des langues officielles du Canada et la langue officielle du Québec, donc une langue soutenue par un statut politique explicite. Mais le français est surtout une langue de grande diffusion qui peut servir de pont, comme les trois autres langues européennes d’Amérique, avec l’Europe et l’Afrique, notamment en commerce international.

Le plurilinguisme en Europe

L’Europe est plurilingue au travers de toute son histoire. Mais il s’agit d’un plurilinguisme de voisinage, avec des cousinages entre grandes familles de langues, langues germaniques, langues latines, langues slaves, dont découlent des cooptations plus spontanées dans la pratique du bilinguisme, beaucoup plus fréquent que le plurilinguisme.

L’Europe est le berceau des langues d’Amérique. Certaines langues européennes se sont étendues aussi, à d’autres époques, sur d’autres continents, en Afrique surtout, mais aussi ailleurs, tout particulièrement dans le cas de l’anglais au moment où le soleil ne se couchait pas sur l’Empire. On note cependant que la relation des langues mères européennes avec leurs rejetons n’est pas toujours harmonieuse et que les variantes américaines ne sont pas toujours bien perçues, encore moins facilement acceptées par les locuteurs européens, qui se gaussent souvent de l’accent et des initiatives lexicales de leurs lointains descendants. On retrouve ici la contrepartie d’une observation déjà notée au sujet des Amériques.

Dans tous les pays européens, la première langue étrangère enseignée est l’anglais. Dans les pays anglotropes, cette situation favorise la pratique du bilinguisme avec la langue anglaise, qui semble suffisant, même dans les pays de langue latine. Ce fait ajoute au poids de l’anglais en Europe, déjà considérable lorsque s’additionne à l’anglais du partenaire britannique l’anglo-américain des États-Unis, diffusé par une économie, un mode de vie, des produits culturels, en somme par la fascination des États-Unis, même en France.

Depuis son origine, la communauté européenne se construit  sur le plan économique, dont le symbole et l’achèvement est une monnaie unique, l’euro, et sur le plan politique depuis peu. Les instances de l’Europe, que ce soit l’Union européenne ou le Conseil de l’Europe, prennent très peu en considération les aspects linguistiques des diverses dispositions qu’elles adoptent, notamment en ce qui concerne la libre circulation des personnes et des biens. La mise en place de l’ALÉNA entre le Canada, les États-Unis et le Mexique a donné lieu aux mêmes pratiques et il est à prévoir que dans le cadre de l’intégration des Amériques, on sera aussi tenté d’évacuer l’aspect linguistique.

Or, plusieurs pays d’Europe se sont dotés de politiques linguistiques. Les raisons d’être qui les inspirent sont au moins de trois ordres, qui peuvent d’ailleurs fort bien se combiner. Premier motif observable : définir le ou les statuts des langues présentes sur le territoire national et aménager leur mode de coexistence. De cet objectif découlent des politiques très variées selon qu’il s’agit de la Suisse, de la Belgique, de la Catalogne ou de l’Euskadi. Ce même motif légitime également les revendications en faveur des langues minoritaires, par exemple dans le cas du breton, de l’alsacien, du basque en France ou du français en Italie. Deuxième motif : rétablir le statut et l’usage d’une langue après un contact prolongé avec une langue étrangère, en général au terme d’une situation de dépendance politique. C’est, aujourd’hui, la préoccupation des pays baltes face à la langue russe, et c’est ce qui a inspiré la politique linguistique de la Catalogne. Ce fut la préoccupation de la Suède et de la Norvège face à la langue danoise. Dernier motif : encadrer la présence et l’emploi d’une langue étrangère sur le territoire national. C’est, par exemple, la visée principale de la législation linguistique adoptée par la France. Les politiques linguistiques nationales risquent fort d’être remises en cause par les décisions des instances européennes.

Le plurilinguisme dans les pays arabes

La situation sociolinguistique des pays arabes membres de la Francophonie se définit à la fois par rapport à la langue arabe et par rapport à la langue française et à la langue anglaise.

Dans chaque pays arabe, coexistent trois variantes de la langue arabe : la variété dialectale, caractéristique de chaque pays et qui est la vraie langue maternelle des arabophones, au sens de première langue apprise et encore comprise et utilisée; la variété classique, que l’on apprend à l’école (si on a la chance d’y aller) et dont le principal vecteur de maintien et de diffusion est le Coran; une variété intermédiaire, désignée souvent sous l’étiquette d’arabe moderne standard, langue des journaux, des affaires, d’intercommunication entre arabophones par-delà la variation dialectale.

La langue arabe est, ou tout au moins a été en contact, soit avec le français (en Mauritanie, au Maroc, en Algérie, en Tunisie, en Lybie, en Égypte, au Liban), soit avec l’anglais (en Égypte, au Liban, dans les pays du Golfe, en Iran, etc.). Par ce biais, les pays arabes participent à la consolidation du statut de langue internationale, soit du français, soit de l’anglais. La tendance joue actuellement en faveur de l’anglais à cause surtout du plus grand nombre de pays arabes qui pratiquent l’anglais comme langue étrangère, mais aussi à cause de l’importance de la langue anglaise comme langue politique, économique et scientifique. Même les pays dits francophones ont tendance à diffuser la connaissance de l’anglais et à s’assurer que leurs futurs cadres économiques et scientifiques en acquièrent une parfaite connaissance, notamment en poursuivant des études universitaires dans des pays anglophones, de préférence aux États-Unis.

La mise à niveau de la langue arabe pour exprimer le monde contemporain est difficile. D’une part, les religieux de stricte observance prétendent que n’est arabe que ce qui figure dans le Coran.

Les linguistes, de leur côté, proposent de standardiser la langue arabe et d’enrichir son lexique et ses terminologies en puisant dans le fonds commun de la langue arabe tel qu’il est constitué par l’addition de tous les usages de la langue. Le problème de la norme d’un arabe moderne est donc complexe et toujours sans solution, ce qui rend difficile la nécessaire mise à niveau. D’autre part, la source des emprunts est double, source anglo-américaine et source française, ce qui complique énormément la normalisation des terminologies.

Enfin, l’arabisation, c’est-à-dire la généralisation de l’arabe dans tous les domaines de la vie publique, ne  fait pas consensus, même en Algérie où le processus est le plus avancé et jouit du soutien de la législation linguistique du gouvernement.

Comme on peut le percevoir par ces quelques notes, les pays arabes membres de la Francophonie ont une tout autre expérience du plurilinguisme. Le problème du plurilinguisme de l’Union européenne ou des Amériques n’est pas pour eux une préoccupation. Ils ont bien d’autres problèmes linguistiques à régler, plus préoccupants et plus immédiats.

Le plurilinguisme dans les pays africains

Promouvoir le plurilinguisme dans les pays africains est presque une absurdité. Ils sont tous largement plurilingues, c’est même leur principal problème, l’obstacle majeur à l’usage de leurs langues dans l’enseignement et la gestion du pays. Tous les Africains possèdent et utilisent plusieurs langues africaines et, en plus, une ou plusieurs langues européennes. Leur expérience du plurilinguisme est très concrète, beaucoup plus et mieux vécue que le plurilinguisme en Europe et, encore bien davantage qu’en Amérique. En Afrique subsaharienne, le vrai problème est de réduire le plurilinguisme, et non de l’augmenter.

L’emploi des langues africaines exige un travail de mise à niveau important et coûteux, soit pour les standardiser, soit pour les doter des terminologies nécessaires à la participation aux activités contemporaines. Ce travail est indispensable à l’usage de ces langues dans l’enseignement, l’administration publique, le commerce et les affaires.

La constitution de la plupart des pays africains, depuis les Indépendances, attribue à la langue française le statut de langue officielle et à certaines langues africaines le statut de langues nationales. Ce statut demeure symbolique dans la très grande majorité des cas. D’où une certaine forme de frustration et même de ressentiment au sein de la population africaine, qu’expriment souvent les intellectuels de toute tendance. Cette question est toujours latente en Afrique.

L’idée même de généraliser l’usage d’une langue africaine est loin de faire l’unanimité. Ou bien, on craint que ce soit une manière de s’isoler du reste du monde et donc d’avoir un niveau de vie inférieur et moins de chance de réussite, personnelle et collective. Ou bien, on craint de consolider ainsi le tribalisme et de compromettre l’émergence d’un sentiment d’appartenance à un pays au-delà de celle à un groupe particulier.

La langue française est, en Afrique, connue d’une petite élite, de ceux qui ont eu le privilège d’aller à l’école et de poursuivre leurs études. Elle est la langue de l’État, la langue du grand commerce et des affaires, la langue de communication avec les pays voisins et avec les autres pays de la Francophonie. Elle est donc la langue de la promotion sociale.

L’élite africaine est de plus en plus confrontée à la nécessité de connaître l’anglais, pour les mêmes raisons connues de nous tous. Le français ne suffit plus, tout comme il ne suffit plus aux locuteurs du français, langue maternelle. Si on ajoute à cela le fait que le français est la langue de l’ex-colonisateur et la langue des relations avec la France, principal partenaire politique et économique des pays africains membres de la Francophonie, on comprend que certains Africains, surtout dans les régions qui ont des frontières communes avec l’Afrique anglophone, puissent être tentés de faire l’économie du français comme langue étrangère. C’est une tendance que l’on observe surtout dans la région des Grands Lacs, par exemple.

Les pays africains sont probablement peu touchés par le problème du plurilinguisme qui nous préoccupe et qui concerne surtout les langues européennes et le comportement linguistique des organisations supranationales en voie d’installation en Europe et en Amérique. Cette remarque vaut aussi, dans une bonne mesure, pour les pays arabes. Leurs préoccupations sont nettement ailleurs et axées  sur le développement. La langue dans laquelle l’aide internationale leur parvient n’a aucune importance.

Le plurilinguisme en Asie

À partir des renseignements qui nous ont été fournis, nous pouvons esquisser quelques traits de la situation de la langue française dans les pays d’Asie où elle a eu naguère une certaine pénétration, soit selon ses relations avec les langues nationales de ces pays, soit par rapport à la concurrence où elle se trouve avec la langue anglaise comme langue européenne.

Au Viêt-nam, au Laos et au Cambodge, le français continue d’occuper une certaine place dans le domaine de l’enseignement ou dans le secteur culturel. Ces pays sont membres de la Francophonie. En conséquence, ils profitent de programmes de coopération dont l’objectif est de provoquer un certain regain d’intérêt pour le français, notamment l’institution de classes bilingues et le soutien d’instituts universitaires internationaux francophones, en informatique à Hanoi, en technologie à Phnom Penh, et en médecine tropicale à Vientiane. La chaîne de télévision TV5 est reçue dans la région.

Dans ces trois pays, la langue anglaise se développe rapidement et domine comme langue des affaires, surtout chez les jeunes.

Au Japon, l’étude du français arrive au troisième rang parmi les langues étrangères apprises, après l’anglais et l’allemand. Ce sont surtout les femmes qui s’intéressent à la langue française, parce que cette langue est synonyme de raffinement culturel, vestimentaire et culinaire. Les hommes préfèrent l’anglais pour son caractère utilitaire qui leur servira pendant toute leur vie professionnelle. Pour eux, le français est une langue de salon plutôt qu’un outil de communication servant au commerce, aux relations internationales ou aux échanges scientifiques. D’ailleurs, les sociétés françaises font leurs affaires en anglais au Japon, sauf dans les produits de luxe, les parfums par exemple, plutôt que d’utiliser la langue japonaise, la langue de leurs clients, ce qui serait une bonne stratégie commerciale.

Au fur et à mesure que s’intensifie et se normalise la relation du Japon avec la Chine, la langue chinoise progresse rapidement au Japon, au détriment du français et encore davantage de l’allemand. La connaissance du chinois devient de plus en plus nécessaire pour faire des affaires ou obtenir un emploi.

Depuis une vingtaine d’années, la Chine effectue un virage vers l’économie de marché et l’anglais est la langue à la mode. La langue française n’y a pour ainsi dire pas de place. La même situation se retrouve en Corée où les langues secondes de premier plan sont l’anglais et le japonais. La connaissance du français se confine aux milieux intellectuels et diplomatiques.

En Asie du Sud-Est, entres autres les Philippines, Singapour, la Malaisie, l’Indonésie, la Thaïlande et Brunei, la langue française est de peu d’importance. Elle est pratiquée par les intellectuels et les diplomates qui ont eu l’occasion d’être en poste dans des pays francophones. La langue occidentale parlée est l’anglais dans les milieux d’affaires et universitaires ou les milieux gouvernementaux.

Pour l’ensemble des pays asiatiques, on observe donc que la langue française a été complètement mise de côté au profit de l’anglais. De façon générale, la langue française continue d’être parlée et comprise par l’élite intellectuelle de ces pays et par un petit nombre de diplomates. Le réseau Internet augmente évidemment la diffusion et l’importance de la langue anglaise.

Pour un plurilinguisme en francophonie

Sur cette toile de fond, comment peut-on envisager une stratégie du plurilinguisme en francophonie? Ce sera l’objet du second volet de cet exposé.

Depuis sa création, la Francophonie met en relation deux mondes, celui des pays dits développés et celui des pays en voie de développement, dans une grande intention et un généreux projet de solidarité. Un postulat tacite veut que les programmes de la Francophonie soient surtout Nord-Sud ou Sud-Sud, les pays du nord étant considérés comme suffisamment riches et organisés pour financer et prendre en mains leurs propres besoins de coopération. Sauf que le cadre et les moyens de la coopération Nord-Nord découlent de programmes bilatéraux, ce qui rend plus difficiles la concertation et l’action commune multilatérale, comme on le voit bien, par exemple, dans le cas précis du traitement informatique de la langue française.

Chaque fois qu’on aborde une question sous l’angle francophone, il faut tenir compte de cet état de fait. Il y aurait donc deux manières d’aborder le plurilinguisme : comme stratégie de la Francophonie ou comme stratégie des seuls pays développés aux prises avec les conséquences linguistiques de la mondialisation. Les deux stratégies ont des éléments communs mais aussi des préoccupations distinctes. Les notes qui suivent souffrent, pour ainsi dire, de la difficulté de concilier ces deux perspectives. Nous nous trouvons exactement dans la même situation que lorsque les pays du Nord ont proposé aux membres de la Francophonie, lors du sommet de Québec, de se définir des objectifs et une stratégie dans le domaine des industries de la langue, qui sont aujourd’hui à la base des nouvelles technologies de l’information. L’idée a d’abord été rejetée et a mis beaucoup de temps à faire son chemin.

Une stratégie « francophone » doit se concevoir et intégrer les autres langues qui sont en cause dans les diverses situations auxquelles participent les pays francophones. Sa mise en action sera donc à géométrie variable sur la base de grands principes. Nous ne pouvons ici qu’essayer de voir quels pourraient être ces grands principes.

La notion de plurilinguisme met en valeur les langues et se préoccupe de leur survie en promouvant leur utilisation dans les organisations supranationales. Mais le plus fondamental est cependant l’existence des cultures nationales. L’histoire nous démontre que des cultures ont été mises en danger et que certaines ont disparu sous l’effet de la prédominance d’une langue comme langue nationale. La même chose peut se produire à l’échelle des grands ensembles aujourd’hui en voie de consolidation si se généralisait l’emploi d’une seule langue dans les activités économiques et politiques qui leur sont propres. C’est que la langue permet la conceptualisation et l’expression de tous les éléments de la culture et en est, en ce sens, l’élément le plus structurant. On postule donc, en conséquence, que le plurilinguisme est le plus sûr moyen de maintenir vivantes les cultures nationales, de les garder dynamiques, créatrices de modernité, mais aussi, et c’est le point le plus délicat, pour ne pas dire le plus litigieux, des cultures respectueuses des autres cultures et ouvertes à leurs apports. Une stratégie francophone du plurilinguisme doit, d’abord et avant tout, s’inspirer du respect des cultures nationales, considérer les cultures nationales égales entre elles en dignité, malgré le fait qu’elles soient à des stades de développement différents. Enfin, la Francophonie se doit de militer en faveur de ces idées sur le plan international, à contre-courant de la tendance économiste aujourd’hui dominante.

Pour la plus grande partie des pays membres de la Francophonie, le premier plurilinguisme à orchestrer est interne, sous forme d’une politique linguistique nationale. Cette responsabilité est celle des États et des pays membres, chacun prenant en compte sa propre situation sociolinguistique. La collaboration entre pays francophones est ici possible, non dans le détail des dispositions, mais dans la manière d’aborder le problème.

Dans l’élaboration actuelle des grands ensembles supranationaux, on observe que l’aspect linguistique des dispositions est rarement pris en compte et, s’il l’est, c’est avec réticence. On dirait qu’il est honteux de prendre en considération l’existence des langues nationales officielles des pays membres. Je dirais même que l’existence des langues nationales est, consciemment ou inconsciemment, considérée comme un obstacle à la construction des grands ensembles, économiques surtout, politiques par la force des choses puisque les États existent encore. Les pays francophones doivent contrer vigoureusement cette tendance et mettre de l’avant auprès des instances supranationales la nécessité de tenir compte des langues nationales lors de l’élaboration des diverses dispositions qu’elles adoptent. Dans le cas contraire, il est, en effet, à craindre que les politiques linguistiques, implicites ou explicites, que des États ont douloureusement adoptées soient peu à peu compromises par la dynamique interne des grands ensembles. Cette éventualité est tout particulièrement préoccupante pour le Québec puisque, en l’absence du plurilinguisme, ce serait la langue anglaise qui deviendrait la langue des Amériques. Jusqu’à maintenant, la Francophonie officielle s’inquiète de la place de la langue française dans les organismes internationaux. Mais la mondialisation, dont la création des marchés communs est une conséquence, se joue sur un tout autre terrain, beaucoup plus important, puisque la motivation même du français est remise en cause sur tous les plans, économique, scientifique et informationnel.

Une stratégie du plurilinguisme, pour se réaliser réellement, exige la réévaluation de l’enseignement des langues étrangères. Faut-il, dans nos pays, remettre en cause l’enseignement de l’anglais comme première langue étrangère ou seconde? Le simple fait de poser la question provoquerait l’indignation des parents qui considèrent partout que la connaissance de l’anglais est la condition de la réussite de leurs enfants. Il faut donc, de toute évidence, enseigner l’anglais. Mais, d’autre part, si tous nos pays enseignent l’anglais comme première langue étrangère, il est évident que l’emploi de cette langue se consolidera comme langue internationale de plus en plus unique et que le bilinguisme langue nationale/langue anglaise continuera de se généraliser au détriment du plurilinguisme. La solution ne serait-elle pas de modifier les objectifs pédagogiques de l’enseignement de la troisième langue? Traditionnellement, on enseigne les langues, du moins les langues vivantes, pour en assurer la maîtrise des quatre savoirs : expression orale, expression écrite, compréhension orale, compréhension écrite. Dans l’enseignement de la troisième langue, on pourrait mettre l’accent, en premier lieu, sur la connaissance passive de la langue, donc sur la compréhension, et laisser aux étudiants intéressés le soin de poursuivre vers la maîtrise de la langue parlée. Le plurilinguisme consisterait alors en la compétence à faire usage de plusieurs langues dont l’une serait mieux connue que les autres.

Face à la concurrence internationale des langues, le français dispose aujourd’hui d’atouts qu’il faut protéger par une stratégie linguistique adéquate et panfrancophone. J’en identifie trois. Le français est une langue de diffusion mondiale; le français est une langue très bien standardisée; le français est une langue développée. Pour protéger ces trois avantages, la Francophonie doit, d’une part, adopter une stratégie de la variation linguistique qui puisse concilier l’existence de normes linguistiques particulières et le maintien d’une langue commune moderne et créatrice, notamment par la concertation en matière de terminologie et, d’autre part, s’approprier en français les nouvelles technologies.

Enfin, nous sommes tous convaincus que le plurilinguisme exige des alliances avec les autres langues, y compris avec la langue anglaise. Les Conseils de la langue française pourraient prendre l’initiative des contacts avec les organismes qui se préoccupent de l’avenir de leurs langues respectives pour promouvoir avec eux l’idée d’une alliance en faveur du plurilinguisme, donc en faveur d’une connaissance réciproque, en lieu et place de la concurrence pour la conquête des marchés linguistiques.

Référence bibliographique

Corbeil, Jean-Claude, « Réflexions sur la stratégie des pays membres de la francophonie face au plurilinguisme », actes du colloque du Conseil de la langue française, Québec, 30 novembre et 1er décembre 1998, Québec, Conseil de la langue française, 1999, p. 207-216. [article]