Légitimité et conditions de succès de l’aménagement linguistique du Québec

Jean-Claude Corbeil

Après plus de 25 ans de politique linguistique, si on prend comme point de départ la Loi pour promouvoir la langue française au Québec (bill 63), adoptée le 20 novembre 1969, le Gouvernement du Québec a jugé bon de procéder à un bilan de la situation linguistique, en vue de définir et d’adopter les modifications qu’il faut apporter à la Charte de la langue française pour faire face aux défis actuels.

En guise de contribution à ce bilan, le comité de coordination me propose comme mandat de répondre à deux questions : qu’est-ce qui légitime la nécessité d’un aménagement linguistique du Québec et quelles sont les conditions de succès d’une telle entreprise.

Introduction

Au préalable et en guise d’introduction, il est nécessaire de circonscrire trois notions qui s’interpénètrent et qu’on utilise couramment l’une pour l’autre : politique linguistique, aménagement linguistique et législation linguistique.

Politique linguistique

Notion la plus large, celle qui a la plus grande extension. Elle renvoie à toute décision prise pour orienter et régler l’usage d’une ou de plusieurs langues dans les communications d’une organisation ou dans la diffusion d’un bien ou d’un service, quelles que soient la nature ou la taille de l’organisation, quelle que soit la forme que prend cette décision. Elle peut, du plus spontané au plus formalisé, se concrétiser en une simple pratique, en une liste de termes normalisés, en formulaires de gestion standardisés, en directives au personnel ou aux membres, en règlements internes, en règlements adoptés par un ministère ou un organisme paragouvernemental, en lois dûment votées par un parlement. Exemples de politique linguistique : les fabricants de jeux électroniques (Nintendo et Sega surtout) ont décidé de lancer ces produits en anglais seulement, indépendamment de la langue ou de l’âge de la clientèle cible (voir la revue Protégez-vous, numéro « Jouets 1996 »); la compagnie Nestlé a comme politique d’utiliser la langue du pays où elle a des établissements et d’autoriser l’usage de ces langues dans les communications avec le siège social de Vevey (Suisse); les majors du cinéma américain diffusent rapidement les versions originales de leurs films et se font tirer l’oreille pour produire ou pour autoriser le doublage en d’autres langues.

La notion de politique linguistique englobe donc, dans son sens le plus large, celles d’aménagement et de législation linguistiques. En fait, dans l’usage courant et dans un sens plus restreint et plus technique, on utilise fréquemment l’expression politique linguistique comme synonyme de législation linguistique, par exemple dans des expressions comme la politique linguistique du Québec ou du Canada, la politique linguistique de la France, des États-Unis ou de l’ONU à New York, avec l’inconvénient qu’on ne sait plus trop alors si l’expression se réfère à une loi, au strict contenu d’un texte de loi sans toutes les autres dispositions relatives à l’usage des langues, à un règlement ou à un état de fait.

Aménagement linguistique

Sous ce terme, on entend généralement l’ensemble des mesures qu’arrête un État pour régler l’usage des langues sur son territoire. En ce sens, « tout projet d’aménagement linguistique est d’abord et avant tout un projet d’ordre politique, c’est-à-dire qu’il est relatif à l’organisation globale de la vie sociale et donc à la manière dont la société définit son avenir au moyen des institutions politiques dont elle dispose[1] ».

La manière dont on conçoit et réalise l’aménagement linguistique dépend directement de la conception que l’on se fait de la langue. Elle met essentiellement en cause deux fonctions de la langue, la fonction de communication (la plus évidente et la plus facilement admise, parce que sans danger) et la fonction d’intégration sociale (la plus politiquement délicate, la plus dangereuse à manipuler). Du strict point de vue de la communication, l’aménagement linguistique se concrétise en dispositions qui touchent à l’organisation de l’usage des langues et en choix des moyens techniques nécessaires à leur mise en place. Du point de vue de l’intégration sociale, l’aménagement linguistique se fonde sur un projet de société, sur une conception des rapports entre identité culturelle de la société globale et respect de l’identité culturelle des groupes ethnolinguistiques minoritaires. L’essentiel de l’aménagement linguistique est alors l’affirmation d’une langue commune et l’identification des domaines d’usage des autres langues, les dispositions techniques n’étant alors que les moyens d’atteindre ces deux objectifs fondamentaux.

De plus, dans ce monde d’aujourd’hui caractérisé par l’intensification des communications et la globalisation des marchés, chaque état doit tenir compte des contraintes qui en découlent lors de la définition de son plan d’aménagement linguistique.

Cette démarche est très soucieuse de paix sociale et d’efficacité administrative et économique.

Enfin, l’aménagement linguistique d’un état ne prend pas nécessairement la forme d’un texte de loi spécifique. Il peut tout aussi bien se formuler en dispositions éparses dans un grand nombre de secteurs de l’administration publique. Et même si une loi définit une politique linguistique, elle ne touche jamais la totalité des dispositions d’ordre linguistique qui ont été prises dans l’ensemble de l’appareil administratif. L’aménagement linguistique pose partout et toujours un problème de cohérence de l’ensemble des mesures qui touchent à l’usage de la langue majoritaire et des langues minoritaires.

Législation linguistique

Il y a législation linguistique quand l’état choisit d’intervenir en adoptant une loi et des règlements pour préciser les rapports entre les langues en présence et leurs domaines d’usage respectifs.

En général, la loi définit le statut des langues (y compris par l’abstention), précise leur emploi dans les domaines où il y a ambiguïté ou affrontement, énonce les mesures qui sont prises pour favoriser la prédominance de la langue commune et, au besoin, pour garantir l’usage des langues minoritaires là où il est autorisé, dans le but ultime de guider la conduite des citoyens, personnes physiques ou personnes morales. Mais la loi peut aussi se limiter à un seul domaine, par exemple la protection des consommateurs.

Chose certaine, aucune loi n’est, à ce jour, globale au point d’énumérer la totalité des mesures de nature linguistique ou propres à influencer le destin de l’une ou l’autre langue. Il se pose donc, ici aussi, un problème de cohérence entre la législation linguistique proprement dite et les autres dispositions qui touchent à la langue, notamment en matière d’éducation, d’immigration, de communication, de culture et même de politique familiale.

Perspective de cette contribution

Nous traiterons le sujet dans la perspective du bilan de la situation linguistique au Québec. Nous croyons nécessaire de démontrer de nouveau la pertinence de mesures en faveur de la langue française. Nous croyons également qu’il sera nécessaire, suite au bilan, de reformuler la stratégie du Québec en aménagement linguistique, dont la Charte de la langue française est la pièce maîtresse, il est vrai, mais n’est aussi qu’un des éléments auquel on tend à réduire le dispositif global. Enfin, puisque la Charte de la langue française a subi une multitude de modifications dont la dernière série a été énoncée par la Loi modifiant la Charte de la langue française, adoptée le 17 juin 1993 et entrée en vigueur le 22 décembre de la même année, les notes qui suivent peuvent être utiles aux personnes qui auront à examiner en détail l’état de la Charte pour voir si elle correspond toujours aux aspirations des Québécois et à la situation objective de la langue française en Amérique.

Nous essaierons d’aller à l’essentiel, en conciliant concision et exactitude de l’argumentation. Nous nous permettrons de citer ou de renvoyer à des textes que nous avons déjà publiés, quand ils peuvent prolonger le présent texte.

Raisons d’être de l’aménagement linguistique

Diverses raisons, toujours valables, ont amené le Québec à prendre des mesures d’aménagement linguistique. Elles gravitent autour des éléments suivants : la composition démolinguistique de la population du Québec et son évolution accélérée, la concurrence entre le français et l’anglais, la volonté de maintenir vivantes les langues et cultures minoritaires, la protection du consommateur et, enfin le visage français du Québec. L’ensemble définit le projet collectif du Québec en matière de langue, dans l’ensemble du projet de société.

Composition démolinguistique de la population québécoise

« Le Québec est une nation dont la très grande partie –la majorité– de la population est de langue française[2] ». Ceci demeure toujours vrai, malgré les tendances que nous évoquerons par la suite. Cette majorité veut toujours vivre en français sur le territoire national et elle demeure déterminée à assurer le maintien et l’épanouissement de la langue française malgré les pressions de l’environnement nord-américain. L’appui constant de la majorité à la Charte de la langue française en est la preuve la plus évidente.

« La nation québécoise est composée, non pas d’une majorité francophone et d’une minorité anglophone, mais bien d’une majorité francophone et de plusieurs minorités de langues différentes[3]. » En conséquence, et à la demande des communautés culturelles, toutes les minorités doivent être traitées sur un pied d’égalité dans leur relation avec la langue française, notamment quand il s’agit du choix de la langue d’enseignement. Cependant, cette intention d’égalité est contrecarrée par la clause Canada, suite à une décision de la Cour suprême.

L’évolution de la composition démolinguistique de la population québécoise s’est accélérée depuis le milieu des années soixante-dix. Le volume annuel d’immigration a augmenté; la majorité des immigrants s’installent à Montréal et dans la banlieue proche; les origines des immigrants sont très diverses et très différentes de l’immigration précédente; beaucoup d’immigrants, à leur arrivée, ne savent pas le français, ni parfois l’anglais, et ils se trouvent très souvent devant la nécessité d’apprendre rapidement deux langues étrangères, d’où la tentation de choisir d’abord la langue dominante sur le continent nord-américain; le dispositif d’intégration linguistique et culturelle des immigrants n’arrive pas à suivre le rythme des arrivées; même quand les immigrants s’intègrent fonctionnellement à la société québécoise, ils ne passent que rarement à une forme d’intégration de participation et presque jamais à une intégration d’aspiration[4]. D’autre part, pour des raisons historiques, la minorité anglaise conserve des institutions qui lui sont propres (un réseau scolaire et hospitalier); l’ambiguïté existe toujours sur leur fonction : sont-elles des institutions au service de la minorité anglophone ou sont-elles un pôle d’attraction pour les allophones, contrecarrant le projet du français langue commune et celui d’intégration de participation des immigrants à la vie quotidienne de la majorité.

L’ensemble de ces données ont influencé et continueront d’influencer la conception de l’aménagement linguistique du Québec.

Le français, langue majoritaire, doit devenir langue commune de tous les Québécois, quelles que soient leurs langues d’origine, dans tous les secteurs et dans toutes les communications de la vie collective publique, d’où le rejet, pour le Québec, du bilinguisme institutionnel à la manière de la politique des langues officielles du Canada : objectif qui nous semble toujours valable.

En même temps et en échange de leur participation à la langue commune, l’aménagement linguistique du Québec a prévu et doit continuer de prévoir des zones d’usage des langues minoritaires dans l’intention d’en maintenir la connaissance et la vitalité dans toutes les activités qui renvoient à leur propre identité culturelle. (Voir ci-après.)

Les dispositions de la Charte relatives à l’accès à l’école de langue anglaise sont de la plus haute importance stratégique et aucune concession ne doit être faite au lobby des écoles anglaises. Il suffit déjà que leur section de langue française s’accroisse régulièrement, sans qu’on puisse être assuré que ce soit là un moyen efficace d’intégration à la majorité et de connaissance de la culture et de l’histoire du Québec.

Se trouvent mises en cause ici la politique canadienne d’immigration (qui fixe le nombre des immigrants) et la capacité réelle du Québec à mettre en place une politique d’immigration qui tienne compte de la langue d’accueil dans la sélection des immigrants. La politique québécoise d’immigration et d’intégration linguistique et culturelle des immigrants est, dans les circonstances actuelles, un volet essentiel du plan d’aménagement linguistique du Québec. Il est devenu nécessaire de bien examiner les modalités et conséquences de cette politique en regard des objectifs de la Charte de la langue française. En fait, si on en juge par les tendances des années récentes, le nœud du problème consiste à concilier la préoccupation de maintenir le poids démographique du Québec dans l’ensemble canadien (et donc un bassin de consommateurs pour l’économie) avec l’intention de la Charte de faire du français la langue commune de la population québécoise. En somme, il est légitime de se demander si le gouvernement du Canada et les gouvernements successifs du Québec n’appliquent pas, en l’ayant oublié peut-être, la principale recommandation du rapport Durham : déstabiliser la majorité francophone par l’immigration. Chose certaine, c’est le résultat qui est atteint et pour le ROC (rest of Canada), les Québécois de langue française sont une minorité parmi d’autres.

Concurrence entre le français et l’anglais

La concurrence entre le français et l’anglais sur le territoire du Québec existe toujours. Les tendances lourdes jouent toutes en faveur de l’anglais : nette prédominance de l’anglais dans l’ensemble du continent nord-américain, sauf au Québec qui est la seule région à ne pas marcher de la même langue, comme on dit marcher du même pas; prédominance massive de l’anglais en informatique et sur l’inforoute de l’information; intensification des relations commerciales extérieures, suite à l’ALENA et à la mondialisation des marchés où l’anglais joue le rôle de lingua franca avec, comme conséquence, une augmentation des exigences linguistiques des fonctions en faveur de l’anglais dans toutes les entreprises du Québec, même à propriété et à majorité de langue française; pouvoir d’attraction intact de l’anglais, faible chez les Québécois de langue française, très fort chez les Québécois d’autres langues qui choisissent de préférence l’anglais comme langue de convergence et langue d’usage, par la suite comme langue maternelle s’il y a transfert linguistique.

L’aménagement linguistique est, dans les circonstances, le seul moyen de contrecarrer ces tendances lourdes au profit du français, qui est toujours objectivement menacé dans sa survie et son intégrité, et la seule manière d’assurer un équilibre acceptable pour tous, et surtout pour la majorité, entre l’usage du français comme langue identitaire commune et l’usage stratégique de l’anglais dans les communications externes.

La tendance actuelle est de revenir au bilinguisme systématique, parfois même à l’unilinguisme anglais pour des pseudo-motifs d’efficacité et de réalisme. Elle s’est même inscrite dans les modifications à la Charte en étendant les modalités d’exception prévues pour les sièges sociaux et les laboratoires à d’autres circonstances. Ce retour au passé n’est pas nécessaire. La stratégie du bilinguisme fonctionnel, choisie lors de la conception et de la rédaction de la Charte, est toujours parfaitement adaptée à l’évolution actuelle des marchés, même si elle augmente l’usage de l’anglais et même si elle confirme le lien entre la connaissance de l’anglais et la performance professionnelle. Ce n’est pas tant le volume d’usage de l’anglais qui est ici en cause que le mythe qui l’entoure encore aujourd’hui d’être LA langue, celle qui compte, celle qui assure le succès personnel, le français demeurant dans l’esprit de plusieurs une langue secondaire, régionale, familiale. Sur ce point précis, la Charte n’a pas réussi à modifier ces deux perceptions, qui sont tout de même l’essentiel, puisque l’usage généralisé de l’anglais, pour les mêmes raisons, dans des pays comme l’Allemagne, la Hollande, le Danemark, l’Italie, l’Espagne, ne remet pas en cause l’importance et l’usage de la langue nationale. D’où vient ce sentiment d’infériorité des Français et des Québécois de langue française envers la langue anglaise[5]?

La connaissance de l’anglais chez les Québécois, c’est-à-dire la généralisation du bilinguisme individuel, liée au renforcement du statut du français comme langue commune et langue de travail, nous semble toujours la seule réponse à la question. Ici se situe la responsabilité du système d’enseignement dans une conception globale de l’aménagement linguistique : enseignement efficace du français et de l’anglais comme langues secondes, d’autant qu’avec les modifications à la Charte, cet enseignement dispense les professionnels des tests linguistiques avec, comme conséquence, un recul du français dans l’exercice des professions, surtout médicales; enseignement de l’informatique en français (cet enseignement de fait très largement en anglais aujourd’hui); formation professionnelle première en français, suivie de la formation en français par l’industrie, en application du programme de francisation.

Maintien des langues et cultures minoritaires

L’aménagement du Québec intègre dans ses objectifs le maintien et l’épanouissement des langues et cultures minoritaires.

Il y a donc des dispositions dans la Charte qui autorisent l’usage des langues minoritaires (avec ou sans le français selon le cas) dans de nombreuses situations : activités des organisations culturelles et religieuses, activités commerciales à teneur culturelle (restaurants, librairies, journaux et revues, commerces de spécialités ethniques, etc.), sur les ondes de la radio et de la télévision. Ces dispositions ne semblent pas poser problème. On peut cependant regretter que ce respect des langues minoritaires dans la Charte n’ait pas été plus souvent cité et utilisé pour illustrer l’ouverture de la société québécoise à l’égard des groupes ethnolinguistiques et contrer les accusations de racisme qu’on porte souvent contre elle.

Au ministère de l’Éducation, il existe ou existait un programme d’enseignement des langues d’origine (PELO), qui faisait partie du dispositif prévu. Il serait intéressant de savoir ce qu’il en est advenu.

Protection du consommateur

Le souci de la protection du consommateur, de langue française et des autres langues, a inspiré la plus grande partie du chapitre VII de la Charte qui traite de la langue du commerce et des affaires. L’objectif est d’assurer la présence du français à parts égales sans exclure l’usage d’autre langue, puisque tous les consommateurs doivent jouir de la même protection.

Personne n’a contesté ces dispositions. Mais le problème demeure de les faire respecter. On voit de plus en plus de produits ou de textes qui ne les respectent pas.

L’article 54 sur les jouets et jeux est systématiquement violé depuis l’arrivée des jouets et jeux électroniques. Même en s’alliant à la France, le gouvernement actuel s’est heurté à une fin de non-recevoir de la part des fabricants. Il faudrait vérifier si les Québécois et les Français sont prêts à se passer de ces jeux pendant quelque temps dans l’hypothèse où les compagnies seraient poursuivies et où elles décideraient de ne plus vendre leurs produits au Québec et en France.

Visage français du Québec

Il s’agit ici du fameux dossier de l’affichage public, article 58 de la Charte.

C’est encore le point le plus sensible de la Charte, avec l’accès à l’école anglaise. Ce qui est fondamentalement en cause, c’est le type d’image, de message, que renvoie l’affichage public à tous ceux qui le regardent chaque jour : s’il est unilingue, il confirme le fait que la langue commune de ce pays est le français; s’il est bilingue français-anglais, il tend à confirmer un bilinguisme de fait de la société québécoise; s’il est trilingue, il met de l’avant une langue minoritaire, en accord avec le maintien des langues minoritaires et laisse perplexe sur le statut des deux autres langues.

Tout a été dit et écrit sur cette question, depuis le jugement de la Cour suprême, qu’on ne peut malheureusement pas contester. Il revient au gouvernement de décider d’une ligne de conduite à cet égard.

Conditions de succès de l’aménagement linguistique

Les conditions de succès du plan d’aménagement linguistique québécois découlent de sa nature même, dont les traits majeurs sont les suivants :

Malgré que les modalités d’application d’un plan d’aménagement linguistique varient d’un secteur d’intervention à un autre, ces grandes conditions s’appliquent partout, mutatis mutandis. Fort de cette conviction et sans pouvoir pousser l’analyse dans ses moindres détails, nous commenterons chacune de ces conditions en prenant comme point de vue l’importance stratégique et symbolique de la Charte, d’une part, et la tendance à la dispersion des dispositions et actions entre les grands intervenants, que nous croyons réelle, d’autre part.

Réaliste

La définition d’un plan d’aménagement doit se fonder sur une analyse détaillée de la situation de départ. L’objectif est de décrire avec précision les tendances de la concurrence linguistique, d’en comprendre les mécanismes, d’amener le plus grand nombre de personnes possible à prendre conscience des enjeux, de favoriser un large échange d’idées sur les solutions possibles, les avantages et inconvénients de chacune. Cette période d’analyse prépare et amorce une deuxième phase, celle de la définition des objectifs à atteindre et des moyens à prendre pour y arriver. Les lois 22 et 101 reposaient largement sur l’analyse de la commission Laurendeau-Dunton et de la commission Gendron, donc sur une description de la situation linguistique à la fin des années soixante. Le bilan actuel permettra d’actualiser cette description et, au besoin, de proposer une analyse et une discussion plus poussées sur des points névralgiques où les données seront insuffisantes, compte tenu du temps alloué au bilan.

La législation linguistique ne peut porter que sur les communications institutionnalisées. On ne peut, par voie législative, édicter des règles applicables aux communications individualisées.

De même, on ne peut légiférer en matière de qualité de la langue. Par contre, il est possible de définir des responsabilités et une stratégie incitative dans d’autres domaines de l’aménagement linguistique, notamment dans le système d’enseignement qui a la responsabilité d’assurer l’apprentissage d’un français de base de qualité, orale et écrite, et celle d’assurer la formation professionnelle en français, avec la terminologie exacte; ou encore, autre exemple, par l’adoption de directives internes pour orienter l’usage du français dans les médias, les entreprises de publicité, etc. Cette stratégie court en filigrane dans la rédaction actuelle de la Charte. On constate cependant un retrait du rôle d’animation qu’y jouait autrefois l’Office de la langue française.

Notons enfin que l’expression en français dans la rédaction de la Charte renvoie à un français de qualité mais ne dit pas de quel français il s’agit. On peut l’interpréter comme étant le français dans son usage standard québécois, mais on peut aussi l’interpréter comme étant le français dans son usage en France avec le risque de voir s’implanter ici les anglicismes français. L’ambiguïté est gênante, d’autant qu’il n’existe aucun dictionnaire du français au Québec qui fasse autorité.

Consensuel

Sur la base des renseignements décrivant la situation, les zones de consensus et les mouvements d’opinion sur les points litigieux, il revient aux autorités compétentes, en l’occurrence le gouvernement du Québec pour ce qui est de la législation, de faire des choix, de formuler une proposition globale et de la soumettre à la discussion publique de tous les citoyens et groupes concernés.

Cette consultation peut prendre diverses formes, selon le moment où on veut la tenir : publication d’un livre blanc sur les grandes lignes de la proposition, commission de consultation pour faire surgir des consensus sur certains points plus embarrassants, commission parlementaire après dépôt d’un projet de loi.

Dans la conjoncture actuelle en matière d’immigration, il serait opportun de tenir des audiences publiques pour préciser la politique du Québec, de même que la politique d’accueil et d’intégration des nouveaux arrivants. Les divergences entre les diverses perceptions de la situation actuelle, d’une part, et les contradictions entre les différents objectifs sociaux en cause d’autre part, sont trop profondes et trop sérieuses pour qu’il soit possible d’arriver à des consensus sans tout confronter globalement.

En éducation, des états généraux se tiennent actuellement dont on peut attendre qu’il s’en dégagera des consensus sur les responsabilités du système d’enseignement, en soi et par rapport à la langue française. Sinon, il faudra poursuivre la consultation pour bien préciser les responsabilités du système d’enseignement dans l’aménagement linguistique du Québec.

Cohérent

Un plan d’aménagement linguistique ne doit pas comporter de contradictions. Évidence au premier abord, mais condition pas si facilement réalisable dans la vie quotidienne quand il met en cause un grand nombre d’intervenants.

Actuellement, il y a une contradiction évidente entre l’aménagement linguistique du Québec, fondée sur la promotion du français langue commune et l’intégration de tous dans un projet de société, et la politique fédérale de bilinguisme et de multiculturalisme. On ne voit pas comment il serait possible aujourd’hui de réduire cette contradiction, d’autant que certains articles de la Charte canadienne des droits et libertés ont été conçus et rédigés expressément pour contrer la Charte de la langue française, enfermant du même coup la Cour suprême dans cette logique.

Dans l’appareil de l’État québécois, il faut s’assurer qu’il n’y ait pas de contradiction entre les politiques, directives et pratiques de chaque ministère et organisme et les objectifs de la Charte de la langue française. Sans doute faudrait-il qu’il y ait, au niveau du conseil des ministres, une instance de coordination de l’aménagement linguistique du Québec qui puisse s’assurer que tout va dans le même sens, malgré les préoccupations et contraintes de chaque ministre et ministère.

Dans le chapitre du français langue de travail, le comité de francisation est le gardien de la cohérence du comportement de l’entreprise. Reste à évaluer, au moment du bilan de la francisation, si cette disposition de la Charte a permis d’atteindre cet objectif.

Applicable

Cette condition rejoint celle de réalisme, ici un réalisme juridique et administratif.

Deux aspects de cette condition sont ici particulièrement en cause : il faut qu’il soit possible de mettre en pratique les mesures prévues par le plan d’aménagement linguistique, surtout par la législation linguistique; et il faut également qu’il soit possible de vérifier l’application des mesures par les intéressés. On rejoint ici les caractéristiques fondamentales de toute législation.

En conséquence, au moment du choix et de la formulation des me-sures, il faut prendre en cause quatre facteurs : le temps, le mode de contrôle administratif du processus, les ressources humaines et financières et les sanctions en cas de non-respect des dispositions.

Persévérant

Le temps linguistique est très long : la durée du changement linguistique planifié dépasse de beaucoup la durée d’un mandat politique et défie la patience de l’observateur individuel.

Par contre, la pression de l’anglais sur le français au Québec est constante : les mesures d’aménagement linguistique les plus vitales doivent demeurer en place et la volonté commune de maintenir la prééminence du français doit se renouveler de génération en génération malgré l’ironie qui se manifeste régulièrement face à cet entêtement à parler français en Amérique du Nord.

Cependant, si on en juge à la lumière des vingt-cinq dernières années, la politique linguistique au Québec ressemble à une fugue perpétuelle à trois voix[6] dont les modulations se succèdent et s’entrecroisent constamment, sans qu’il soit possible d’imaginer que cette politique puisse demeurer stable et constante : la voix politique est très sensible aux mouvements de l’opinion publique, dont dépend le succès aux élections; la voix juridique interprète la constitution du Canada et/ou les différentes chartes des droits et libertés et rend en conséquence des jugements qui contredisent souvent certaines dispositions d’aménagement linguistique, d’où retour à la voix politique et modification des dispositions pour les respecter; la voix sociale fluctue au gré des rapports entre majorité et minorités, se modifie selon la démographie du pays, d’où, globalement, une évolution plus ou moins marquée du projet de société qui influence la voix politique par le mouvement même de l’opinion.

Il ne s’agit pas ici de figer pour l’éternité l’aménagement linguistique du Québec. Sur des points de détails ou de stratégie, cette politique doit évoluer en s’adaptant aux changements. Mais les objectifs essentiels, français langue officielle unique et langue commune de tous les Québécois, droits linguistiques fondamentaux tels que décrits dans le chapitre II de la Charte, doivent demeurer stables et protégés par la loi et toutes les mesures d’aménagement linguistique, en conformité avec le principe de cohérence. Et surtout le discours politique doit, sur ces points, demeurer constant et ne pas donner l’impression que ces objectifs fondamentaux sont négociables à chaque élection.

Notes

Référence bibliographique

Corbeil, Jean-Claude, « Légitimité et conditions de succès de l’aménagement linguistique du Québec », contribution à l’intention du Secrétariat à la politique linguistique, 1995. Inédit. [article]