Aménager la langue française

Jean-Claude Corbeil
Conseil de la langue française Québec

On entend aujourd’hui par aménagement linguistique l’ensemble des dispositions qu’il faut prendre pour assurer l’avenir d’une langue. On y distingue deux aspects, étroitement liés, l’aménagement du statut de la langue et l’aménagement de la langue elle-même.

Généralement, la nécessité d’un aménagement linguistique se pose dans les pays multilingues, là où la concurrence joue entre les langues en présence sur le même territoire, ce qui explique à la fois que la France ne s’y soit pas beaucoup intéressée, puisqu’elle se considère comme unilingue, et que la francophonie, au contraire, s’y intéresse de très près et de plus en plus, puisque tous les pays qui composent cet ensemble hétérogène sont bilingues ou multilingues. Même si, dans cet article, nous nous proposons ici de traiter d’aménagement de la langue française, nous devrons aussi faire allusion à son statut, tout simplement parce que les problèmes auxquels cette langue doit faire face à l’aube du XXIe siècle proviennent d’une modification de son statut, notamment sur le plan international. Nous serons également amenés à jouer sur la distinction entre le français comme langue nationale de la France et le français en tant que langue internationale de la francophonie et langue de grande diffusion car langue de culture. À venir jusqu’à maintenant, ces deux rôles du français se sont confondus dans l’esprit non seulement des Français, mais de la plupart des francophones, au point où le français de France est devenu synonyme de la langue française, telle qu’elle est représentée dans les dictionnaires, par exemple. On observe cependant des signes évidents qui nous font penser que cette relation d’identité sera brisée par les faits ou contestée par les francophones de l’extérieur de l’hexagone, soit à l’occasion du débat sur la ou les langues de l’Europe de 1993, qui ne sera qu’un aspect de la concurrence entre le français et l’anglais comme langues internationales, soit par l’affirmation de la légitimité des particularités du français en usage dans les communautés linguistiques non françaises.

Pour illustrer cet ensemble de préoccupations, nous avons choisi les trois exemples qui nous semblent les plus significatifs, soit : les emprunts à l’anglais, la place de la variation linguistique dans les dictionnaires de langue et l’appropriation par la langue française des nouveaux outils de la micro-informatique.

Les emprunts : vers une anglicisation

Jusqu’à maintenant, les emprunts à l’anglais ont été considérés un à un, isolément, sur la seule base de l’observation de leur pénétration dans le lexique de la langue française. On ne tient pas compte de leur concentration dans des domaines particuliers, notamment pour la désignation des nouvelles notions dans les spécialités de pointe, par exemple en informatique. D’un autre point de vue, l’analyse ignore le critère de la nécessité de l’emprunt et n’évalue pas l’avantage comparé de la néologie par rapport à l’emprunt. Elle ne se préoccupe pas plus de l’aspect sociolinguistique de la question et confond allègrement enrichissement lexical et concurrence linguistique, c’est-à-dire emprunt et anglicisme. Enfin, le simple fait qu’un mot anglais soit intégré dans un dictionnaire de la langue française publié en France suffit pour dédouaner ce mot et lui conférer le statut de mot français légitime, du moins dans l’esprit des usagers ordinaires d’un dictionnaire, y compris les juges dans le cas d’un litige à propos d’un mot, par exemple pour l’application de la Charte de la langue française au Québec, qui oblige à l’usage du français dans l’étiquetage, la publicité, les raisons sociales, l’affichage public.

Cette manière de faire était, somme toute, satisfaisante à l’époque où le français en France était en totale sécurité de par l’absence de contact suivi avec l’anglais et où l’idéologie du français normatif influençait fortement les auteurs et éditeurs de dictionnaires. Cette situation change sous nos yeux.

D’une part, le souci de la standardisation linguistique, qui avait dominé depuis la Révolution française avec, comme objectif, la constitution et la mise en place d’un français commun, sorte de français fondamental à l’usage de tous les citoyens de la République, a fait place peu à peu, au fur et à mesure que la linguistique s’est répandue et implantée dans les milieux lexicographiques, a l’intention de décrire l’usage du lexique par simple observation des faits et en excluant les préoccupations normatives d’après lesquelles toute forme en usage ne doit pas nécessairement être inscrite dans la description du « bon usage ». D’où une attitude nouvelle à l’égard des emprunts, légitimés maintenant par le seul fait que leur usage soit répandu.

D’autre part, le français en France fait face maintenant à la concurrence directe de l’anglais. Deux événements de l’actualité récente nous l’indiquent. Les Français ont tendance à admettre la suprématie de l’anglais comme langue de la communication scientifique et commerciale, au point où, à l’occasion du débat surgi à la suite du choix de l’Institut Pasteur de publier ses revues en langue anglaise sous des titres exclusivement anglais, plusieurs ont légitimé cette décision en utilisant comme argument que l’anglais était "la langue de la modernité". Dans un autre domaine, le débat autour de la politique linguistique du Marché commun européen a révélé une tendance à admettre qu’il serait plus commode que les échanges européens se fassent en une seule langue, en l’occurrence l’anglais. Dans ce cas, le français deviendrait une langue nationale, comme l’italien et l’allemand, et risquerait fort de voir s’altérer son statut de langue internationale, surtout en Afrique où le choix de l’anglais comme langue européenne de communication internationale est toujours possible, avec l’économie de l’apprentissage d’une langue étrangère, le français. D’où, dans la conscience des locuteurs français, une attitude nouvelle a l’égard des mots anglais considérés comme la marque qu’on est in, moderne, dans le coup.

On peut donc légitimement penser gue la France entre dans une phase d’anglicisation, analogue à celle qu’ont subie les Québécois à la fin du siècle, au moment de l’industrialisation qui était, à l’époque, la forme la plus avancée de la modernité. La question des anglicismes ne se posera plus alors dans les mêmes termes. Même si personne ne semble s’en apercevoir aujourd’hui, la politique de l’emprunt et de la néologie deviendra rapidement centrale pour l’aménagement du lexique français en France. Cette question préoccupe déjà beaucoup les Québécois, qui craignent d’être anglicisés, cette fois, par les Français eux-mêmes.

Variation linguistique : la parole aux francophones

Maintenant que tout le monde voyage, le fait de la variation linguistique est devenu évident à tous les francophones et aux locuteurs du français comme langue étrangère. Cependant, le phénomène n’est pas perçu de la même manière selon que l’on est Français de l’Hexagone ou locuteur périphérique du français. Dans les communautés linguistiques de langue française hors de France, deux attitudes s’observent aujourd’hui. La plus traditionnelle et la plus répandue chez les élites locales consiste à dire qu’il n’y a qu’un français, celui de la France, et que tous les francophones doivent s’y rallier. Évidemment, cette position ne peut pas être rigoureusement soutenue et le débat consiste le plus souvent à déterminer ce qui, des usages locaux, doit être admis et considéré comme de bon aloi, pour désigner des réalités propres au pays et à sa culture. Le débat, en Afrique, à l’occasion de la publication de l’Inventaire des particularités lexicales du français en Afrique noire a bien fait ressortir cette position de l’opinion publique, surtout dans le secteur de l’éducation et du journalisme. Dans les années soixante, c’était également la position officielle du Québec et celle aussi de la Belgique francophone, comme l’attestent les publications de l’époque, type Chasse aux belgicismes ou Canadianismes de bon aloi.

Mais les choses sont en train de changer, d’abord chez les linguistes et les professeurs, sous l’influence de la sociolinguistique variationniste, puis, plus largement, dans l’ensemble de la population. On affirme de plus en plus la légitimité de la variation linguistique et on réclame la publication de dictionnaires décrivant le bon usage du français au sein d’une communauté linguistique particulière. Les Québécois sont sans doute les plus à l’avant-garde de cette nouvelle attitude. Le succès commercial du Dictionnaire du français Plus qui fait une place considérable aux canadianismes et aux québécismes, démontre hors de tout doute ce changement de cap qui consiste à fonder l’affirmation d’un usage du français par rapport à la communauté elle-même, indépendamment des réactions des autres francophones. Ce projet n’est cependant pas facile, puisque deux objectifs sont poursuivis en même temps malgré leur apparente contradiction : décrire l’usage légitime du français au Québec tout en maintenant l’intercommunication avec les autres francophones. En France, on observe une certaine perplexité à l’égard de la variation dans les milieu de la lexicographie. L’époque où les régionalismes, comme on nomme d’habitude les faits de lexique particuliers à une communauté linguistique, étaient exclus, est terminée. Tous les dictionnaires incluent un nombre plus ou moins grand de régionalismes, choisis le plus souvent en fonction du besoin de les connaître de la clientèle française à qui est destiné le dictionnaire, et non dans l’intention de décrire l’usage de la communauté d’où ils proviennent. C’est, en quelque sorte, la version lexicographique de la notion de couleur locale comme on la retrouve en littérature. Il est évident que cette pratique n’est pas satisfaisante, ni du point de vue linguistique, ni par rapport au besoins et aspirations de la communauté d’origine. Une nouvelle tendance se fait donc jour, celle de publier des adaptations de dictionnaires français à l’intention de clientèles géolinguistiques particulières. C’est ainsi que le Dictionnaire du français Plus est une adaptation d’un dictionnaire publié par Hachette. La maison Robert songerait à faire de même d’un de ses dictionnaires à l’intention de la clientèle québécoise. Bordas a publié un dictionnaire destiné aux locuteurs africains et Larousse travaille actuellement à un ouvrage plus considérable sur la base de l’Inventaire. L’opinion publique française évolue, elle aussi, par rapport aux accents d’ailleurs, qu’ils soient du Sud ou propres à d’autres pays. Les réactions franchement hostiles sont devenues rares, mais demeure toujours cette petite remarque qui remet les non-standards à leur place, c’est-à-dire à l’extérieur.

La prise en compte de la variation linguistique remet en cause la notion, même de langue française. Depuis la Révolution, la notion de langue française est intimement liée à celle de langue nationale : le français est la langue nationale de la France, ce qui n’est pas dans l’usage national de la langue n’est pas français. Une autre conception du français s’élabore dans les communautés hors de France : le français est la somme de tout ce qui est commun à tous les francophones, à l’exclusion des traits particuliers à chaque communauté. Selon cette conception, des faits ou des mots seraient des particularités du français de Paris ou de France, selon le cas, par exemple carte grise ou sponsor, s’ils sont en usage uniquement en France ou à Paris.

On voit d’ici le débat en perspective. Il est pourtant essentiel à l’aménagement du lexique de la langue française, considéré sous l’angle de sa description dans un ou des dictionnaires publiés en France ou ailleurs. On commence à peine à considérer les choses sous cet angle, sauf peut-être au Québec.

Micro-informatique : des territoires à défricher

Il semblera curieux d’introduire la micro-informatique dans l’aménagement du français. Pourtant, le rapport est direct, soit parce que la présence ou l’absence du français en informatique influence les attitudes des francophones à l’égard de leur propre langue (le sentiment de modernité), soit parce que l’informatique fournit des outils nouveaux et dynamiques pour l’usage ou la description du français, à l’intention des francophones et des autres usagers de cette langue.

Ces outils nouveaux sont de diverses natures. Les mieux connus et les plus fréquents sont les correcteurs orthographiques dont la puissance, et donc le rendement, augmente avec la croissance des mémoires électroniques. Ces correcteurs fonctionnent par simple comparaison des mots du texte à corriger avec ceux du dictionnaire. Si un mot du texte ne figure pas dans le dictionnaire du correcteur, il est signalé; il revient alors à l’auteur de réagir à son égard, soit en constatant qu’il est parfaitement correct, soit en le vérifiant dans d’autres sources. Si ce fait se multiplie, on comprend la frustration et l’impatience de l’utilisateur. Pour pallier cet inconvénient, plusieurs correcteurs permettent d’inscrire des mots nouveaux dans la mémoire.

Cependant, ces correcteurs ne traitent que l’orthographe des mots. On commence à étendre la vérification aux phénomènes d’accord, du verbe avec son sujet ou des adjectifs avec le nom. Plus ambitieux, des chercheurs s’attaquent à la rédaction proprement dite en travaillant à l’élaboration de logiciels d’aide à la rédaction, qui comprendraient l’orthographe, la vérification des différences de sens entre mots voisins, la solution des difficultés courantes de l’usage, la présentation des synonymes et antonymes, certains problèmes stylistiques comme la répétition des mêmes mots. De tels logiciels existent déjà pour l’anglais. Il est certain que cette orientation de la recherche appliquée donnera bientôt des instruments de bonne qualité, intégrales dans les logiciels de traitement de texte.

Enfin, on commence à utiliser la micro-informatique comme support de présentation et de consultation du lexique. Pour l’instant, on se borne à informatiser les dictionnaires existants, sans que la version informatisée n’ajoute quelque chose de plus à la version papier. Mais ce n’est que le début et on peut prévoir que, bientôt, des dictionnaires d’un genre nouveau apparaîtront sur le marché du logiciel, qui offriront de multiples moyens de parcourir le lexique d’une langue. La conception théorique de ces dictionnaires est déjà fort avancée, les problèmes de réalisation sont réglés, il reste à trouver les moyens financiers de leur production, surtout dans une économie de marché.

En aménagement linguistique, ces perspectives sont importantes, puisque ces nouveaux outils démocratiseront l’accès aux connaissances linguistiques et favoriseront la qualité de la langue en facilitant pour l’usager moyen l’effort de correction linguistique personnelle grâce aux renseignements fournis par les logiciels. D’un autre point de vue, on peut soutenir que l’avenir d’une langue comme le français repose sur son utilisation en informatique, comme langue de fonctionnement d’une foule de logiciels destinés à tous les usages, depuis la comptabilité jusqu’à la gestion des stocks. Si les logiciels n’existent pas en français, les utilisateurs prendront ceux qui existent en anglais, comme on le constate actuellement. Pour beaucoup d’amateurs de micro-informatique, la cause est déjà entendue et le préjugé est bien ancré que les logiciels en anglais sont toujours en avance sur les logiciels en français, qui ne sont que des copies en retard. C’est un aspect important de la concurrence entre le français et l’anglais.

Par contre, il y a des domaines d’application où les jeux ne sont pas faits, notamment en analyse automatique des textes et dans les systèmes experts, domaines de pointe où la recherche est intense et où n’importe qui peut percer à condition de créer un système performant. Reste à savoir si les francophones s’intéresseront à ces nouvelles avenues de recherche. Les Sommets de la francophonie ont pris l’initiative de programmes en industrie de la langue, ce qui est au moins le signe d’une volonté politique réelle.

À la fin d’une époque

Quand on réfléchit à l’aménagement de la langue française, l’impression globale se dégage peu à peu que le français est arrivé aujourd’hui à la fin d’une période, celle de la langue nationale protégée par les frontières de la France, et qu’une époque nouvelle commence, celle de l’existence au grand vent de la concurrence européenne et internationale. Pour que le français survive comme langue internationale, il faudra que les Français changent d’attitude rapidement et profondément. Il ne s’agit plus de défendre la langue française, il s’agit de l’affirmer avec confiance dans tous les domaines, en assumant les risques que la chose comporte.

Référence bibliographique

Corbeil, Jean-Claude, « Aménager la langue française », Le Français dans le monde, no 242, juillet 1991, p. 68-71. [article]