Commentaires de la communication de Juan Cobarrubias, The Spread of the Spanish Language in the Americas
Jean-Claude Corbeil
Juan Cobarrubias propose de distinguer diffusion planifiée d’une langue et diffusion non planifiée. Dans mon esprit, cette distinction rejoint de très près celle entre régulation linguistique, entendue comme l’émergence d’une forme standard de la langue par le jeu des forces sociologiques, et aménagement linguistique, entendu comme une action consciente en vue de régler une situation linguistique plus ou moins désordonnée et/ou conflictuelle (Corbeil, 1983). La régulation linguistique est non planifiée, mais finit par donner à une variété de la langue un statut de variété dominante par rapport à toutes les autres. La diffusion de cette variété s’effectue selon la même dynamique que la diffusion d’une langue, objet de ce colloque. De même, l’analyse de la diffusion planifiée est identique à celle de l’aménagement linguistique. Ce sont les mêmes forces sociales qui sont en cause dans l’un et l’autre cas.
Cobarrubias énumère huit facteurs qui, selon son analyse, sont susceptibles d’expliquer la diffusion de l’espagnol en Amérique à partir de la Conquête. L’observation de ce qui se passe autour de nous nous fournit des exemples de l’influence de l’un ou de l’autre de ces facteurs dans d’autres situations linguistiques en mouvement et confirme que le choix des facteurs est pertinent pour expliquer l’expansion d’une langue.
Ainsi :
- le facteur Langue de la religion est illustré par la diffusion de la langue arabe dans le monde, aujourd’hui en Afrique noire, à la faveur de l’Islam;
- le facteur Langue du pouvoir militaire explique la diffusion du lingala au Zaïre comme langue de l’armée, ou de la langue standard en France par le service militaire;
- le facteur Langue de l’Administration a assuré l’expansion de la variété standard dans toutes les langues occidentales par le biais de la centralisation administrative des pays et de l’industrialisation;
- le facteur Langue officielle des nouveaux territoires explique la présence et le statut du français en Afrique, dans toutes les anciennes colonies;
- le facteur Langues de l’urbanisation joue actuellement dans tous les pays d’Afrique en faveur des langues en usage dans les villes comme langues urbaines véhiculaires, au détriment de celles qui demeurent langues de la campagne;
- le facteur Langue de l’usage littéraire, langue de l’enseignement joue en Afrique en faveur du français, mais est également utilisé pour donner à certaines langues nationales un statut semblable à celui du français, du moins dans l’Administration et l’enseignement primaire;
- le facteur Langue de la modernité est invoqué par certains Français pour légitimer l’usage de l’anglais comme langue unique de l’Europe, au détriment des langues nationales;
- enfin, le facteur Langue du commerce, de l’industrie, du développement économique favorise aujourd’hui l’anglais dans le rôle de lingua franca internationale, comme il avait favorisé le français au XVIIIe siècle.
La liste de Cobarrubias est donc juste et réaliste. Mais on pourrait ajouter au moins deux autres facteurs qui, à l’évidence, me semblent pertinents : le développement comparé des langues en situation de concurrence et l’usage de la langue dans les communications scientifiques et techniques, facteur qui joue massivement, aujourd’hui, en faveur de l’anglais.
Il serait intéressant de voir si on peut hiérarchiser les facteurs et les classer par ordre de performance, d’influence plus ou moins déterminante. Comme point de départ à cette réflexion, je proposerais la hiérarchie suivante, fondée sur la comparaison avec l’ordre des caractères en génétique.
A. Facteurs dominants
Facteurs indispensables à l’expansion linguistique et qui créent le cadre où les autres facteurs se manifestent.
À eux seuls, ces facteurs peuvent assurer l’expansion d’une langue ou d’un usage d’une langue comme forme standard.
J’en vois quatre :
- le facteur Langue du pouvoir politique, qui favorise l’usage de la langue ou d’une variété de la langue dans toutes les situations et dans tous les textes de la vie politique et administrative de chaque citoyen et de l’ensemble du pays;
- le facteur Langue du pouvoir économique, qui repose sur le contrôle de l’usage de la langue dans les communications économiques (langue de la gestion, de la publicité, des modes d’emploi, des contrats, des conventions de travail, etc.) et qui donne à une langue ou à une variété de la langue une motivation économique réelle, qui oriente les choix linguistiques de chaque locuteur à la recherche du bien-être;
- le facteur Langue du pouvoir scientifique, qui favorise l’usage d’une langue comme langue d’accès à l’information scientifique et détermine le choix de la langue de diffusion des travaux de chaque chercheur au sein de sa communauté scientifique internationale;
- enfin, le facteur Pouvoir linguistique de la langue, résultat des facteurs précédents, c’est-à-dire le fait qu’une langue ou une variété d’une langue exerce sur les autres une domination qui lui vient du niveau de son développement, notamment lexical, terminologique et stylistique, que son usage dans les domaines précédents lui a permis d’atteindre au fil des ans.
B. Facteurs récessifs
Facteurs qui peuvent jouer, mais qui, à eux seuls, ne peuvent pas assurer l’expansion généralisée d’une langue. Ils doivent, pour intervenir efficacement, s’appuyer sur les facteurs dominants.
J’en vois également quatre, qui correspondent à l’usage de la langue dans les secteurs suivants : la religion, la vie militaire, l’enseignement et la littérature, le développement économique.
C. Facteurs conjoncturels
Facteurs qui ne servent qu’à favoriser ou intensifier l’influence des caractères dominants ou récessifs sur la diffusion d’une langue.
Ils agissent à la manière de catalyseurs dans la dynamique de l’expansion linguistique.
J’en identifie deux :
- l’urbanisation, comme champ clos de la lutte des langues entre elles pour devenir la langue commune d’intercommunication entre les citadins au sein de la Cité;
- la démographie, le poids statistique relatif de chaque langue au sein de la ville ou du pays. Malgré l’importance apparente de ce facteur, nombre de situations où la langue dominante est celle d’une minorité nous obligent à considérer que ce facteur n’est pas déterminant, mais qu’il peut cependant influencer l’évolution des facteurs dominants ou récessifs et donc, en dernier ressort, l’expansion ou la récession d’une langue.
Ces commentaires sont, à l’évidence, soumis à l’analyse et à la discussion. Nos connaissances en ce qui concerne la dynamique de la concurrence linguistique sont vraiment trop minimes, et souvent trop impressionnistes, pour qu’on puisse aujourd’hui avancer une théorie sûre, explicative de ces phénomènes.
La communication de notre collègue Cobarrubias stimule notre réflexion, parce qu’elle décrit en détail un cas particulier, relativement bien documenté, celui de l’expansion de l’espagnol de Castille par la Conquête des Amériques.
Référence
- CORBEIL, Jean-Claude (1983). « Éléments d’une théorie de la régulation linguistique », dans La Norme linguistique, ouvrage collectif dirigé par Édith Bédard et Jacques Maurais, Québec, Conseil de la langue française, p. 281-303.
Référence bibliographique
Corbeil, Jean-Claude, « Commentaires sur la communication de Juan Cobarrubias : The Spread of the Spanish Language in the Americas », Actes du Colloque Diffusion des langues et changement social. Dynamique et mesure, Université Laval (Québec), mars 1990, Québec, Les Presses de l’Université Laval, coll. « Travaux du Centre international de recherche sur le bilinguisme », no A-22, 1990, p. 93-96. [article]