Comment orienter l’usage d’une langue

Jean-Claude Corbeil

Résumé

La Catalogne poursuit avec détermination un projet d’aménagement linguistique en faveur de la langue catalane. Madame Térésa Cabré, de l’Université Pompeu Fabra, m’avait invité à participer à un cycle de conférences, avec mission d’appliquer à la situation de la Catalogne les acquis de l’expérience du Québec. Le texte qui suit résume à l’intention des Catalans la stratégie de standardisation linguistique que le Québec tente d’appliquer. Il poursuit la réflexion sur le thème de la relation entre régulation linguistique et politique linguistique.

À l’invitation de l’organisatrice de cette série de conférences, madame Térésa Cabré, je me propose d’examiner comment l’usage de la langue se régularise ou est standardisé au sein d’une communauté linguistique.

On est ici à la jonction d’une double problématique dont le résultat est l’établissement de consensus sociaux quant à la manière d’utiliser la langue comme instrument de communication entre membres d’une même société : d’une part, la problématique de la régulation linguistique, c’est-à-dire le jeu des forces sociales qui façonnent le comportement linguistique de chaque locuteur, le plus souvent à son insu ; d’autre part, la problématique de la standardisation linguistique, c’est-à-dire le travail sur la langue par l’intervention consciente et délibérée de personnes ou d’organismes qui préparent, explicitent et font adopter des choix linguistiques par les locuteurs concernés.

C’est ce deuxième aspect qui sera surtout traité ce soir.

Ce type de réflexion et de travail relève de la sociolinguistique, plus particulièrement de ce que les Américains appellent language planning et qu’on désigne de plus en plus, en français, par aménagement linguistique. On y distingue en général l’aménagement du statut de la langue (status language planning) et l’aménagement de la langue elle-même (corpus language planning). L’un et l’autre constituent des préalables de la politique linguistique. Les commentaires qui suivent se rapportent à l’aménagement de la langue.

L’aménagement de la langue comporte trois aspects : le travail d’ordre linguistique, la planification des travaux et des responsabilités et, enfin, la stratégie d’implantation des choix linguistiques dans l’usage réel.

Notre intention est de décrire chaque aspect, sans entrer dans le détail. L’essentiel est de voir de quoi il s’agit, soit pour comprendre les enjeux d’une politique linguistique, soit pour découvrir des applications nouvelles de la linguistique, importantes pour la société. Pour des Catalans, il n’y aura, dans ces propos, rien de scandaleux, puisque chacun connaît l’importance des travaux d’actualisation de la langue catalane pour la généralisation de l’usage de la langue dans tous les domaines. Mais il faut savoir qu’il y a encore des linguistes qui pensent qu’il faut laisser aller les choses par elles-mêmes, au nom du sacro-saint principe de l’usage, comme si la langue n’était le lieu que d’une sorte de génération spontanée et non, comme il arrive à l’évidence, le terrain de la concurrence sociale entre les différents groupes d’une même société. Sachons au moins que le débat dure toujours et que beaucoup en discutent, très souvent sans information suffisante.

Le travail d’ordre linguistique

Il porte sur trois domaines différents: l’établissement de standards linguistiques, la mise au point des terminologies de spécialités et la stylistique du discours.

L’usage institutionnel d’une langue exige que les standards linguistiques soient disponibles: le standard orthographique pour régler le passage de l’oral à l’écrit, le standard grammatical pour expliciter la structure de la langue, uniformiser les formes de la phrase et expliciter les relations entre les mots qui les composent (les accords), enfin le standard lexicologique pour guider l’usage du lexique de la langue, soit en décrivant les sens accordés aux mots, soit en situant le statut sociolinguistique de chaque mot (les marques d’usage).

L’établissement de ces standards est indispensable à la mise en place d’une politique linguistique. Le travail a été fait pour le catalan, surtout grâce à l’Institut d’Estudis Catalans et à Pompeu Fabra. Pour beaucoup de langues africaines, par contre, le travail reste à faire ou à compléter, ce qui freine l’usage écrit de ces langues dans l’enseignement ou dans l’administration publique, par exemple.

La mise au point des terminologies de spécialités est un prérequis à l’usage d’une langue dans l’enseignement des spécialités à tous les niveaux, un prérequis à son usage comme langue de travail dans l’administration publique, dans les industries, les commerces et les bureaux, enfin un prérequis à son emploi comme langue scientifique et technique pour la rédaction d’ouvrages savants, de manuels, de modes d’emploi, ou d’articles de journaux ou de revues. Il n’y a pas de langue moderne sans création terminologique constante et systématique; une langue qui cesse de produire sa propre terminologie est vouée au folklore, à un statut de langue de seconde zone, tout juste apte à l’expression de la vie quotidienne. Les Québécois en ont fait l’expérience : la généralisation de l’anglais avait convaincu les Anglophones et une bonne partie des Québécois qu’il était impossible de faire des choses sérieuses en français, parce que, croyait-on, le français n’avait pas la terminologie adéquate. Il aura fallu dix années de travaux terminologiques pour convaincre du contraire tout le monde.

On peut classer les terminologies de spécialités en quelques grandes catégories, ne serait-ce que pour l’organisation du travail. Par exemple, les catégories suivantes, qui ont guidé le travail terminologique au Québec :

La terminologie, comme champ d’activité et de recherches, est une nouveauté, pour les universités et pour les praticiens. De plus, autant les utilisateurs réclament les mots quand ils en ont besoin, autant la plupart croient que les vocabulaires se font tout seuls et facilement, sans investissement d’effort et d’argent. Cette contradiction est constante et universelle.

À chaque domaine spécialisé correspond une stylistique du discours, c’est-à-dire une manière d’utiliser la langue qui lui est propre. Le style d’un rapport de laboratoire n’est pas celui d’une dissertation philosophique ou d’un discours électoral. À l’inverse, une langue doit disposer de ces différents styles pour que son emploi soit universel et non limité à certains domaines, d’où l’obligation de procéder à la mise au point des stylistiques particulières. Par exemple, l’emploi du catalan à la radio et à la télévision exige qu’une forme médiatisée du catalan soit façonnée par ceux qui sont de ces métiers, avec l’aide de linguistes intégrés aux médias, en observant les réactions des auditeurs. La même chose doit se produire dans les journaux ou les salles de classes des universités ou des écoles.

La planification des travaux et des responsabilités

Nous entrons maintenant dans l’organisation du travail terminologique. Nous nous plaçons dans la perspective d’une politique linguistique, en cours de préparation ou d’application, au moment où chacun est conscient de l’importance de la terminologie comme condition d’emploi de la langue et conscient également de la nécessité de pourvoir la langue de tous les termes dont elle a besoin dans les domaines où la politique prévoit son usage.

L’obligation de définir une stratégie d’action s’impose alors rapidement. Mais comment la concevoir? Essayons de répondre à cette question en partant de l’expérience québécoise.

Pour les fins de l’exposé, nous indiquerons d’abord quelques principes d’organisation de la stratégie et, ensuite, le type de dispositif à mettre en place.

L’organisation du travail terminologique nous semble reposer sur quelques principes généraux.

On doit mettre au point et faire accepter une méthodologie du travail terminologique rigoureuse sur le plan linguistique, adaptée à la langue, facile d’application pour tous, et qui permette la gestion et la diffusion informatisée des résultats, du moins lorsque l’équipement requis le permet. La qualité des travaux dépend directement de la qualité de la méthode de travail. Sur le plan international, les terminologues s’entendent de plus en plus sur la méthode de travail. Il y a intérêt à ce que chaque équipe se tienne informée de ces consensus, ne serait-ce que pour s’inscrire dans les échanges internationaux.

Les spécialistes de chaque discipline sont responsables du développement et de l’entretien de leurs terminologies respectives. D’où l’importance de mettre à leur disposition une méthode de travail efficace et facile d’emploi, ce qui est de la responsabilité des terminologues professionnels. Mais il ne faut surtout pas que les terminologues se substituent aux spécialistes et se chargent de tous les travaux. Un partage s’impose.

Le travail terminologique et linguistique des spécialistes doit, par contre, être soutenu et guidé par des personnes-ressources formées à cet effet à l’Université. Dans l’équipe ainsi formée, le spécialiste apporte la connaissance des notions et de la structure d’ensemble de la terminologie de sa spécialité ; le linguiste apporte sa connaissance de la structure de la langue, des mécanismes de création des termes, de la problématique de l’emprunt, la connaissance globale des sources lexicographiques et terminologiques. L’un a une vision du champ de sa spécialité, l’autre une vision de la langue et de la tradition lexicographique. Les conditions d’un travail terminologique précis se trouvent ainsi garanties.

Le dispositif terminologique découle des principes précédents. Il a pour objectif d’identifier et de coordonner les travaux de terminologie requis pour la mise en place de la politique linguistique. Il comprend un organisme central doté par le législateur d’un statut qui lui confère une autorité certaine et divers comités techniques pour l’élaboration des terminologies de spécialité.

Les principales fonctions de l’organisme central sont : mettre au point et faire connaître la méthode de travail en terminologie, conformément aux principes généraux de cette discipline et en accord avec les consensus internationaux en la matière ; animer les travaux des différents comités spécialisés dans l’esprit et selon le partage des tâches évoqué plus haut; constituer et gérer le fonds terminologique à la suite des travaux des différents comités ; diffuser l’information terminologique auprès des utilisateurs ; mener les travaux des troncs communs dont nous avons parlé précédemment et qui sont la monnaie d’échange pour encourager l’initiative terminologique des entreprises privées ; enfin, assurer la formation continue des personnes qui font de la terminologie, autant les spécialistes des comités techniques que le personnel spécialisé de l’organisme central.

Il est souhaitable que l’organisme central maintienne des relations suivies avec les Universités dans le but de participer à la formation des linguistes qui animeront la mise en place de la politique linguistique et pour y trouver les ressources intellectuelles dont il aura besoin pour conduire les recherches qu’exige l’application de cette politique.

Les comités spécialisés sont mis en place par les ministères, les organismes publics et les entreprises privées, en relation avec l’organisme central. Leur fonction est double : conduire les travaux linguistiques et terminologiques nécessaires à l’usage de la langue dans leurs activités quotidiennes, conformément aux exigences et à l’esprit de la politique linguistique; s’assurer que les résultats de ces travaux ne restent pas dans les papiers, mais sont intégrés au réseau normal et habituel de communication.

Au besoin, il sera utile de réunir des comités interentreprises ou interministériels pour favoriser la concertation et la coordination du développement terminologique, lorsque plusieurs entreprises ou ministères partagent le même domaine de spécialité.

La stratégie d’implantation des choix linguistiques

La politique linguistique a pour objectif principal de rendre habituel et spontané l’usage d’une langue, considérée comme langue commune des citoyens d’un État, dans toutes les situations institutionnelles de communication. Dans les cas de multilinguisme, elle a comme objectif corollaire de concilier l’usage des autres langues avec celui de la langue commune.

On peut donc se demander comment l’usage d’une langue se généralise, puisque c’est là le but visé. Chose curieuse, peu de personnes ont cherché une réponse à cette question, du moins est-il difficile de trouver des travaux portant sur ce point. C’est donc avec prudence que nous avons proposé une analyse des voies de régulation linguistique, de normalisation, diraient les Catalans.

Les moyens les plus efficaces pour généraliser l’usage d’une langue nous semblent être les suivants :

  1. la formation initiale et continue, c’est-à-dire : l’enseignement de la langue aux enfants et aux adultes, comme langue maternelle ou langue seconde; l’enseignement des disciplines spécialisées, dans la langue concernée, à tous les niveaux, de l’école primaire à l’université, ce qui revient à poser le problème de la langue d’enseignement; enfin, la formation continue du personnel des entreprises privées et des organismes de l’administration, comme moyen d’implantation de la langue comme langue normale de travail.
  2. l’usage habituel de la langue dans tous les textes de grande diffusion ou qui jouissent du prestige de l’État: les textes juridiques et administratifs, la publicité sous toutes ses formes, les documents de gestion, l’affichage public, les modes d’emploi, l’étiquetage des produits de consommation courante, les contrats, les catalogues, les logiciels; en somme dans tous les documents produits par l’activité économique et administrative.
  3. l’édition et la diffusion d’ouvrages de référence, selon les besoins des différents public : dictionnaires de langue, dictionnaires spécialisés, grammaires, lexiques, encyclopédies, manuels scolaires, manuels techniques, etc. La qualité de ces ouvrages joue un rôle important dans la diffusion d’une langue, autant auprès de ses propres locuteurs qu’auprès des étrangers.
  4. l’usage de la langue dans les médias, radio, télévision, journaux, revues, cinéma. La télévision et la radio jouent un rôle de premier ordre, d’abord par le nombre d’heures que les auditeurs y consacrent chaque semaine, ensuite à cause de la grande variété des situations de communication qu’on y trouve et qui illustrent tous les styles de langue en une seule journée, enfin parce qu’un puissant phénomène d’identification relie l’auditeur au personnel en ondes à la radio ou à la télévision, qui entraîne des réflexes inconscients, mais réels, de mimétisme linguistique et culturel chez un très grand nombre de personnes.

Nous croyons donc qu’une politique linguistique, pour être efficace, doit utiliser ces canaux de diffusion de la langue. Chose certaine, s’il y a contradiction entre la langue de ces grandes avenues et la langue prônée par la politique, il y a grand risque que la politique échoue.

Conclusion

Le changement linguistique planifié est possible, mais ce n’est pas une affaire facile.

La stratégie mise en place doit être très précise et très cohérente. Elle doit être soutenue par le prestige de l’État. La langue ainsi promue doit permettre aux citoyens de s’épanouir, de mener une carrière normale et bien rémunérée, d’avoir des ouvertures sur les autres cultures.

La politique linguistique est à long terme, ce qui suppose que les consensus sociaux se maintiennent à travers le temps et continuent de s’affirmer auprès des partis politiques, dont les objectifs sont à plus court terme, puisqu’il s’agit toujours et surtout, pour eux, de gagner l’élection suivante.

On comprend alors que la tâche des gestionnaires d’une politique linguistique est très délicate. Il leur faut beaucoup de patience pour expliquer sans cesse les mêmes choses au fur et à mesure que le temps passe, beaucoup de persistance pour maintenir le cap de la politique linguistique malgré les fluctuations de l’opinion publique et les incidents de la vie quotidienne, beaucoup d’abnégation, parce que le temps qu’on y consacre est sans mesure avec la rémunération ou la reconnaissance qu’on en tire.

La paix sociale suppose la paix linguistique. C’est ainsi depuis toujours et il n’y a de nouveau que l’intention d’accélérer et de contrôler l’évolution linguistique, surtout pour assurer l’avenir des langues et cultures minoritaires, ou soumises à des pressions externes qui en compromettent la vitalité.

Référence bibliographique

Corbeil, Jean-Claude, « Comment orienter l’usage d’une langue », La Lingüística aplicada. noves perspectives - noves professions - noves orientacions, coll. « Cicle de conferències », no 9, Barcelona, Universitat de Barcelona, Fundació Caixa de pensions, 1990 [1989], p. 79-85. — Version retouchée reprise de L’Embarras des langues : origine, conception et évolution de la politique linguistique québécoise, préface de Louise Beaudoin, Montréal, Québec Amérique, 2007, 548 p. [article]