Aménagement linguistique et développement

Jean-Claude Corbeil
Secrétaire du CIRELFA

À ce moment-ci des relations entre les pays du Nord et ceux du Sud, euphémisme à la mode pour désigner les relations économiques et politiques entre pays « développés » et pays « en voie de développement », il est devenu opportun et nécessaire de se faire une idée aussi précise que possible des implications linguistiques du développement, ou, en d’autres mots, de préciser les rapports entre deux projets sociaux qu’on a eu tendance jusqu’à maintenant à concevoir séparément : d’une part, un projet d’ordre culturel, motivé par la recherche de l’authenticité, et, d’autre part, un projet d’ordre économique, découlant de la nécessité, pour tous les pays, de s’insérer dans le marché mondial et d’en tirer les meilleurs profits.

La langue, bien que nous devrions plutôt dire les langues dans la plus grande partie des cas, — mais nous utiliserons ce singulier comme générique désignant les moyens de la communication verbale —, la langue fait le pont entre ces deux projets. Du point de vue culturel, elle apparaît comme le moyen le plus perceptible et le plus global d’exprimer et d’affirmer une culture particulière, puisqu’elle est un produit de cette culture, qu’elle remplit à l’intérieur du groupe une importante fonction d’intégration sociale, et parce que les communications institutionnalisées entraînent inévitablement la promotion d’une ou de plusieurs langues, et pour chacune d’elles, la promotion d’une de ses variétés, dans des domaines comme l’enseignement, la gestion administrative du pays, les médias, le commerce, les relations de travail, etc. Ainsi passons-nous insensiblement au point de vue économique, où deux phénomènes au moins touchent la langue : d’une part, sa motivation socio-économique, c’est-à-dire la possibilité qu’elle offre, ou n’offre pas, à ses locuteurs d’être pour eux un instrument de promotion sociale et financière; d’autre part, sa capacité d’exprimer les notions véhiculées par la culture contemporaine, c’est-à-dire le plus ou moins grand écart qui se manifeste entre la culture qu’elle exprime aujourd’hui et celle qu’on voudrait qu’elle exprime demain.

Dans cette perspective, nous essayerons de démontrer comment le concept d’aménagement linguistique peut intégrer et promouvoir dans une même stratégie un objectif culturel et un objectif économique. Nous suivrons le cheminement suivant : d’abord esquisser la description des types de civilisation en contact, puis voir quelle conception a prédominé jusqu’à maintenant, en premier lieu du développement, ensuite de l’authenticité culturelle et quelles en sont les conséquences, enfin définir les objectifs et les étapes de l’aménagement linguistique.

Les civilisations en contact

Dans un livre récent[1], Alvin TOFFLER décrit la séquence des formes de civilisation que l’Homme a engendrées. Cette synthèse a d’autant plus d’intérêt pour notre propos que ces formes de civilisation sont en concurrence aujourd’hui dans beaucoup de pays et que chacune se caractérise par une forme de communication et un univers conceptuel véhiculé par un lexique et une terminologie.

Chaque type de civilisation sera désigné par sa caractéristique dominante. Il peut y avoir quelque chose de choquant à nommer par un trait dominant une civilisation complexe, mais le procédé permet de formuler des synthèses qui, à leur tour, permettent de mieux saisir les enjeux du développement et de l’aménagement linguistique. Nous décrirons donc successivement les civilisations agricole, industrielle et post-industrielle. Chronologiquement, elles se sont succédé, mais sans cesser jamais de coexister : seule l’importance relative de l’une par rapport à l’autre se modifie, et tous les dosages sont possibles et souhaitables dans la manière de les intégrer l’une à l’autre. Chose plus importante encore, chacune donne naissance à une culture spécifique au sens anthropologique du terme, c’est-à-dire à un « ensemble de modèles de comportement, de pensée et de sensibilité qui façonnent l’activité et la vie de l’homme dans son triple rapport à la nature, à la société, à l’absolu[2] ».

La civilisation agricole a comme base économique principale la culture de la terre, d’où en général une dispersion de la population sur tout le territoire cultivable, autour du village plus ou moins populeux où se regroupent les activités de service. Son économie est du type subsistance, où la production correspond le plus souvent aux besoins immédiats. Elle utilise des formes d’énergie renouvelables, comme l’eau, le vent, la puissance musculaire humaine et animale, parfois, au mieux, décuplées par des outils ou des machines simples comme la roue, le treuil, le levier ou la charrue. La famille est de conception élargie et considérée comme un groupe d’entraide et de travail. La mentalité la plus répandue est individualiste, compensée cependant par les devoirs et obligations à l’égard de la famille d’abord, du groupe ensuite. En général, le système politique se fonde sur l’autorité d’un seul chef et la société comporte des castes, des classes ou des corporations, dont les attributions et les pouvoirs sont définis avec rigueur. La religion a une grande importance et participe au pouvoir politique.

La civilisation agricole peut conserver des reliquats plus ou moins importants de la civilisation de la chasse et de la cueillette, ou des traces de nomadisme.

Dans la civilisation agricole, la communication est orale, donc immédiate et réduite à la portée de la voix, naturelle ou amplifiée. La possibilité de conserver le « texte » de la communication est alors précaire, assumée par la mémoire, personnelle ou collective. Si l’écriture existe, elle est peu répandue, jouit en conséquence d’un grand prestige et n’est utilisée que pour les choses de grande importance. La dispersion de la population, la faible fréquence ou la difficulté des voyages favorisent la variation linguistique ou le multilinguisme, sans inconvénient grave pour la société.

La civilisation industrielle a comme base économique la production de masse de biens de consommation dans des usines — d’où la rupture entre production et consommation —, laquelle devient une fin en soi, plus ou moins coupée des besoins réels, et entraîne la notion de marché et de distribution. L’utilisation des énergies non renouvelables se généralise, surtout celle des combustibles fossiles comme le charbon, le pétrole ou le gaz. Cette économie a comme forme d’organisation typique la « corporation », la société anonyme dont le point d’achèvement ultime est la « multinationale ».

La population se concentre dans des villes où s’installent les usines. La population des campagnes diminue dans la même proportion. Ainsi se constituent la classe ouvrière et le prolétariat urbain, à même la population rurale. La famille se transforme aussi, par ricochet, et devient de plus en plus réduite aux liens de parenté premiers, au nucléus formé du père, de la mère et des enfants.

Cette civilisation repose sur l’application des connaissances théoriques. En conséquence, elle exige de ses membres une culture technico-scientifique et entraîne la généralisation de l’enseignement, dont le contenu technique et scientifique s’accroît sans cesse au détriment des connaissances dites « humanistes ».

Le mode de gouvernement se modifie, dans au moins deux directions. Il tend à devenir démocratique, sous la poussée des citoyens qui, de plus en plus instruits, de plus en plus concentrés et organisés, réclament le droit et le pouvoir de participer aux décisions de l’État. Il tend également à devenir de plus en plus interventionniste, au fur et à mesure que l’organisation sociale et économique se complexifie et oblige l’État à jouer le rôle d’arbitre et de protecteur de chacun contre les abus de tous. Une classe dominante émerge, en symbiose étroite avec le pouvoir politique, économique et administratif; elle s’applique à faire accepter par tous les citoyens ses caractéristiques, ses intérêts et ses volontés.

La constitution de la civilisation industrielle entraîne des conséquences linguistiques importantes.

La généralisation de l’enseignement d’une part, l’importance accrue des communications, surtout écrites, d’autre part, rendent nécessaire la constitution d’une langue standard, d’où un important travail de description linguistique, de codification de la langue, de normalisation des terminologies, de mise au point et de diffusion d’ouvrages de référence sous forme de grammaires, de dictionnaires, de lexiques ou de manuels de tout genre, depuis les manuels de prononciation jusqu’au manuel des difficultés orthographiques. À la réflexion, ce travail sur la langue poursuit deux objectifs : premièrement, réduire la variation linguistique en donnant à un seul usage de la langue le statut d’usage légitime[3], par rapport auquel tous les autres se situeront et s’évalueront, d’où la théorie de la « valeur » des mots, le recours au concept de « connotation », ou encore, plus récemment, à celui de « marqueur sociolinguistique » pour rendre compte de la différenciation et de la hiérarchisation des usages; deuxièmement, rendre la communication plus efficace, soit en réduisant le nombre de langues utilisées dans les cas de sociétés multilingues, soit en colmatant dans une même langue les sources d’incompréhension ou d’ambiguïté, dont les plus visées ont été la synonymie et l’existence de dialectes. On revient ainsi à la nécessité d’une langue standard.

Une autre conséquence importante est la scission du lexique de la langue en deux grandes sections : d’un côté, le vocabulaire général, objet de la lexicologie, qui correspond à l’ensemble des mots dont tous les locuteurs d’une langue sont susceptibles de faire usage et dont le plus fort contingent correspond au vocabulaire de la langue standard; de l’autre, les vocabulaires de spécialité, domaine de la terminologie, dont la diversité et le nombre de termes s’accroissent constamment, en parallèle avec le développement des sciences et des technologies. Certains termes techniques passent dans le vocabulaire général lorsque la notion se diffuse en dehors du cercle premier des spécialistes; de même, des mots de vocabulaire général deviennent des termes techniques lorsqu’on les utilise pour désigner une notion nouvelle, par exemple le mot « ensemble » ou « intersection » dans la terminologie des mathématiques modernes. Le développement de la civilisation industrielle, sa diffusion aujourd’hui entraînent donc pour toute langue le besoin de disposer de la terminologie correspondant aux notions que cette civilisation véhicule.

Les vocabulaires de spécialité sont constitués par les spécialistes eux-mêmes, diffusés par les publications et leur usage comme vocabulaire de travail, enseignés par l’école en même temps que les connaissances de chaque spécialité. Ils deviennent donc inévitablement et au premier chef les préliminaires à un programme de développement et de participation à la civilisation industrielle.

La civilisation post-industrielle émerge lentement des réussites et des échecs de son aînée. Elle est pour ainsi dire en gestation et nous nous limiterons, par conséquent, à en indiquer les aspects qui touchent de près à nos préoccupations.

Le développement de l’électronique est en train de modifier notre vie quotidienne et nos instruments de travail. La communication est devenue immédiate et, par les satellites ou les avions, universelle : il n’est plus possible aujourd’hui de ne pas savoir ce qui se passe partout dans le monde et les contacts culturels sont inévitables, sans que personne ni aucune autorité ne puissent les empêcher. Des instruments de travail, aussi puissants que subtils, sont de plus en plus accessibles à tous : le magnétophone et le magnétoscope, mais surtout l’ordinateur géant et ses dérivés de plus petite taille, le mini- et le micro-ordinateur, la machine de traitement de textes, la calculatrice. Des banques de données informatisées se sont constituées, leur nombre est en croissance continue et elles sont de plus en plus regroupées en réseaux. Ceux qui possèdent les instruments adéquats et qui savent s’en servir disposent d’une information d’une richesse sans précédent, à laquelle ils ont accès facilement, grâce à l’électronique : avec un écran cathodique, un modem et un téléphone, les banques de données du monde entier sont à notre disposition.

Les répercussions linguistiques de la civilisation post-industrielle apparaissent peu à peu.

La tendance à la réduction du nombre des langues comme instruments de communication des connaissances nouvelles, ou comme langue d’accès aux banques de données se poursuit. Le rêve d’une seule langue de communication entre initiés hante la culture post-industrielle et l’usage de l’anglais s’impose déjà nettement.

Paradoxalement, le succès des langues standards dans les pays industrialisés autorise maintenant une plus grande tolérance à l’égard de la variation linguistique dans ces mêmes pays. L’usage légitime national, et supranational pour les langues de grande diffusion, étant solidement établi et conforté, on peut envisager la légitimité de normes régionales ou sociales, sans mettre en danger l’intercommunication indispensable à la société industrielle. On revient ainsi à un emploi plus spontané de la langue, mais avec une conscience plus nette des implications sociales et stylistiques de chaque usage, ce qui discipline l’utilisation des variantes.

Enfin, les besoins terminologiques ont augmenté rapidement et la terminologie s’est, de ce fait, constituée en discipline à part entière. Différentes raisons expliquent ce phénomène. La recherche d’une efficacité optimale de la communication entre locuteurs et partenaires de plus en plus interdépendants a comme conséquence le besoin de normaliser le vocabulaire spécialisé, donc de faire l’inventaire des termes en concurrence et de procéder au choix de l’un d’entre eux comme terme à privilégier, d’une manière aussi admissible que possible pour les intéressés. Du fait des contacts plus étroits entre les langues de l’industrialisation, les occasions de passer de l’une à l’autre sont plus fréquentes et la connaissance de la terminologie de chaque langue devient nécessaire. La constitution des banques de données a aussi provoqué un nouvel usage de la terminologie, qui devient ainsi une manière d’identifier d’abord, de repérer ensuite les documents stockés, d’où la création des vocabulaires documentaires, qui peuvent être cependant très différents des vocabulaires normalisés, puisqu’ils ne poursuivent pas les mêmes objectifs.

Voilà donc l’arrière-plan de nos réflexions. Il sera maintenant plus facile d’examiner la notion de développement.

L’intention du développement

La bibliographie des ouvrages et études consacrés au développement est très abondante. Nous ne retiendrons ici que les éléments du dossier pertinents à notre propos.

Du fait même des caractéristiques intrinsèques des civilisations industrielle et post-industrielle, les contacts sont inévitables entre elles et les pays de tradition agricole, mais à des degrés très variables à travers le monde. Ce phénomène nous semble tenir de deux ordres convergents de motifs. La civilisation industrielle est de soi expansionniste : d’une part, elle doit sans cesse accroître les marchés de consommation de sa production; d’autre part, elle recherche à travers le monde entier les matières premières indispensables à son activité et les conditions de production les plus avantageuses, d’où l’installation de ses usines là où cela convient et aussi leur déplacement quand les conditions cessent d’être favorables. Dans cette perspective, l’objectif du développement, dans sa conception habituelle, s’inverse, en ce sens que ce sont les pays du Sud qui participent au développement des pays du Nord[4]. D’un autre côté, les pays à tradition agricole, devenus indépendants, veulent s’intégrer au monde industrialisé, comme partenaires à part entière, et définissent à cette fin des politiques d’industrialisation dont les capitaux proviennent pour une large part de l’aide internationale. Ce second aspect du développement est aussi paradoxal que le précédent, en ce sens que la volonté d’autonomie politique en matière de stratégie du développement s’assujettit peu à peu aux contraintes administratives des organismes internationaux de financement. L’évidence s’impose d’elle-même : que ce soit par expansion des pays du Nord ou par politique d’industrialisation de la part des pays du Sud, tout le monde doit faire face à la civilisation industrielle, de même qu’au mode d’organisation qui lui est propre.

Ce qui nous amène à constater que, jusqu’à tout récemment, la conception du développement prenait pour modèle le type d’industrialisation des pays du Nord, sans vraiment le remettre en cause, d’où, par exemple, l’importance accordée à l’industrie, comme en Chine ou en Algérie[5], ou à la mécanisation des activités traditionnelles comme l’agriculture (ainsi, le recours aux moissonneuses-batteuses de grande taille en Tunisie) ou la pêche (la fourniture de moteurs hors-bord aux pêcheurs sénégalais). Il semble que le chemin suivi par les pays aujourd’hui industrialisés se soit imposé comme le seul possible et qu’on ne se soit pas demandé s’il existait d’autres voies pour atteindre le même résultat. C’est la question qu’on se pose aujourd’hui, du moins dans les milieux intellectuels, mais sans grand succès en ce qui concerne l’invention de solutions de rechange, ni sans grande influence sur les politiques réelles poursuivies par les uns et les autres.

Chose plus surprenante, on a procédé partout comme si le développement de type « pays du Nord » ne comportait pas une culture propre et n’en entraînait pas la diffusion, et donc la concurrence, à l’égard des cultures du Sud. Ainsi, on a installé des usines un peu partout dans le monde, de la même manière partout. Les seules modifications admissibles étaient et sont encore d’ordre technique et technologique, en fonction des caractéristiques du lieu. Il semble évident et acceptable à première vue que les procédés de fabrication soient les mêmes partout : une raffinerie ne peut pas être beaucoup différente d’une autre. Mais une usine ne se réduit pas à un procédé de fabrication. Elle comporte aussi des caractéristiques humaines : une division de la tâche selon une certaine logique, dont la compréhension exige déjà un minimum de connaissances techniques; un partage des fonctions et des tâches entre les divers éléments qui composent le personnel, d’où une intégration de chacun dans l’ensemble au point que tout est compromis si chacun ne fait pas exactement ce qu’il doit faire, ce qui suppose le sens de la discipline, la conscience de la responsabilité personnelle, le sens de la solidarité à l’égard du fonctionnement global, même si le rôle qu’on y joue est très humble; d’où une certaine organisation de l’autorité, en général par paliers, depuis le directeur jusqu’au contremaître et au chef d’équipe. L’usine vit aussi selon un horaire et une cadence, d’où une conception du temps particulière qui n’a rien à voir avec le temps ordinaire, l’alternance du jour et de la nuit, des moments de travail et de repos des civilisations agricoles. En somme, sans poursuivre davantage, on voit bien que le développement ne se limite pas à des aspects strictement économiques ou technico-scientifiques, mais qu’il touche aux éléments les plus simples et les plus familiers de la vie de chacun.

Enfin, le développement implique nécessairement l’usage d’une ou de plusieurs langues pour les communications administratives et techniques internes et externes. En général, on ne s’est guère demandé de quelle langue on ferait usage et on a utilisé surtout l’anglais ou le français, selon les zones d’influence, du fait que ces langues disposaient des terminologies requises et qu’elles étaient de bons instruments de communication internationale. On a rarement poussé l’analyse plus loin.

Le contact entre civilisation industrielle et civilisation agricole entraîne donc des bouleversements culturels, qu’on a eu tendance à sous-estimer : l’image publicitaire du Bédouin à chameau sur fond de raffinerie est moins pittoresque qu’elle ne le semble de prime abord; il faut surtout se demander ce que le Bédouin, assis sur son chameau, ressent et pense en regardant ce qui lui arrive.

Nous ne nous intéresserons ici qu’aux bouleversements d’ordre linguistique.

L’essentiel tient au fait que le développement met en contact des langues dont les ressources satisfont bien les besoins des cultures particulières, chacune dans son type de civilisation, mais qui ne couvrent pas les mêmes champs notionnels, de sorte que l’expression de la culture industrielle n’est pas totalement possible aujourd’hui par les langues du Sud. Autre phénomène tout aussi important : la concentration de la population dans les villes, provoquée par l’industrialisation, entraîne la confrontation de langues ou d’usages différents de la même langue qui, jusqu’alors, avaient existé dispersés sur le territoire. Les locuteurs prennent ainsi conscience, plus intensément, de l’existence et des inconvénients du multilinguisme ou de la variation linguistique, et cherchent les moyens d’y remédier. On comprend alors que les pays du Sud aient tendance à régler les deux problèmes en faisant usage de l’une ou l’autre des langues du Nord, même si elles sont en fait des langues étrangères. On met alors de l’avant les avantages de l’usage de ces langues, qui sont réels puisqu’elles permettent de s’approprier des connaissances, d’augmenter le rayon des communications avec les autres pays, et même d’entreprendre l’adaptation des langues du Sud à des fonctions nouvelles.

Les attitudes de ceux qui s’intéressent au développement, aussi bien au Nord qu’au Sud, reflètent cet embarras. Comment faire face aux déficiences terminologiques des langues du Sud : est-ce qu’il vaut la peine de les moderniser et comment est-ce qu’on le fait ? Comment concevoir l’emploi des langues européennes en situation de bilinguisme et de concurrence forcée avec les langues du Sud, puisque, pour une longue période encore, elles seront nécessaires comme langues du développement et des communications internationales : peut-on concevoir une forme de bilinguisme acceptable et comment y arriver ? Les locuteurs des langues européennes doivent-ils se désintéresser de ces problèmes, faire comme si cela ne les regardait pas, ou au contraire participer au développement des langues du Sud et à l’évolution du bilinguisme en leur faveur, mais alors sans, d’un côté, passer pour traître à sa propre langue et sans, de l’autre, s’ingérer dans des questions qui concernent au premier chef les gens du Sud ? Que faire du multilinguisme : y a-t-il moyen de concilier multilinguisme et modernité, multilinguisme et unité nationale; faut-il moderniser toutes les langues ou seulement certaines; dans ce cas, selon quels critères doit-on choisir celles qu’on utilisera dans les communications institutionnalisées ?

Il n’y a donc aucune échappatoire possible. L’intention du développement doit prendre en considération ses propres implications culturelles, et tout particulièrement ses implications linguistiques. Si on ne le fait pas, les pays du Sud ne pourront pas « se moderniser sans changer d’âme », selon l’expression de Marie Cardinal[6], et les affrontements culturels seront inévitables. L’évolution récente d’un pays comme l’Iran démontre brutalement l’échec d’une stratégie de développement qui néglige ou ignore les cultures en contact.

L’intention de l’identité culturelle

La notion d’identité culturelle, si elle est de perception intuitive, ne se laisse pas facilement circonscrire dans une définition. La difficulté provient de ce qu’on peut l’appréhender de divers points de vue.

La notion d’identité culturelle est, à l’évidence, en relation avec l’existence d’un groupe humain particularisé. Les termes utilisés pour désigner un tel groupe, comme nation, ethnie, tribu, peuple, population, sont eux-mêmes déjà dotés d’une charge sémantique et idéologique qui prête à controverse et qui en rend l’usage délicat. Mais il demeure qu’il n’y a pas de groupe sans sentiment d’une personnalité propre, ou, à l’inverse, que le sentiment d’être distinct est à l’origine de la conscience de former un groupe humain original. Toutes les définitions consultées confirment cette assertion, par exemple celle-ci, de Selim ABOU[7], qui est exemplaire :

Nous entendons par groupe ethnique un groupe dont les membres possèdent, à leurs propres yeux et aux yeux des autres, une identité enracinée dans la conscience d’une histoire ou d’une origine commune. Ce fait de conscience est fondé sur des données objectives telles qu’une langue, une race ou une religion commune, voire un territoire, des institutions ou des traits culturels communs, quoique certaines de ces données puissent manquer.

Dans ce sens, la préoccupation de l’identité culturelle est universelle et s’observe aussi bien au Québec, par rapport au reste du Canada ou par rapport à la France, que dans les pays arabes et africains par rapport à l’Europe ou à l’Amérique. Le sentiment de la différence, tout légitime qu’il soit, comporte cependant le risque, universel également, de l’exacerbation, qui entraîne la méfiance à l’égard de l’autre, une suraffirmation de ses propres caractéristiques, à la limite le refus du dialogue culturel et l’isolationnisme.

D’un autre point de vue, la notion d’identité culturelle implique une certaine conception de la culture, qui en définit le contenu. Jusqu’à maintenant, certains traits culturels ont été privilégiés, en général ceux dont le pouvoir symbolique est intense et aisément perceptible. L’identité culturelle s’est donc manifestée surtout par la religion, la langue, les arts (musique, littérature, peinture, architecture, artisanat), les us et coutumes (entre autres le costume, la cuisine, les chants et les danses). L’importance relative de chaque élément est très variable d’une situation à l’autre, d’un moment à l’autre de l’histoire, surtout en ce qui concerne la religion. La notion de patrimoine est aussi très importante et exprime la volonté de retrouver ou de maintenir les liens avec le passé, avec l’Histoire et l’Héritage du groupe; poussée à l’extrême, cette recherche de la filiation peut déboucher sur le conservatisme et même sur le passéisme.

Pour tous et partout, la langue apparaît comme le vecteur le plus efficace de l’identité culturelle. Le désir de faire usage des langues nationales, de sa langue à soi, se comprend aisément et s’observe dans toutes les situations de bi ou de multilinguisme : francisation au Québec, arabisation dans les pays du Maghreb et naguère dans les pays du Machrek, malgachisation à Madagascar, flamandisation en Belgique, intention d’utiliser les langues africaines dans tous les pays d’Afrique subsaharienne[8]. En général, les mesures prises pour atteindre cet objectif touchent surtout l’alphabétisation, l’enseignement primaire, l’information, le commerce traditionnel, certains secteurs de l’administration publique, notamment ceux qui sont directement en contact avec la population, comme le ministère de l’Intérieur ou celui de la Santé. Dans quelques cas seulement, les politiques linguistiques sont globales, comme au Québec, en Belgique ou en Suisse. Il est vrai que, dans la plupart des cas, les difficultés sont grandes : description linguistique incomplète, manque de terminologie, multilinguisme des langues nationales, bilinguisme forcé avec les langues européennes. Mais, malgré ces difficultés, l’usage des langues nationales sera toujours désiré comme moyen premier d’identité culturelle. Nous ne voyons pas comment il pourrait en être autrement.

Enfin, la notion d’identité culturelle recouvre aussi un mouvement sociopolitique, dont les manifestations sont diverses. Tout d’abord, un mouvement d’affirmation des cultures nationales, qui a pour objectif d’en faire valoir la légitimité et la qualité, en général face aux cultures occidentales ou en réaction à la culture de l’ex-métropole[9]. Les thèmes principaux en sont l’égalité intrinsèque des cultures, la capacité d’une culture de se développer pour satisfaire à des besoins nouveaux, le déséquilibre des moyens de développement et de diffusion des cultures et non celui des cultures elles-mêmes[10], la nécessité des rapports d’échanges et d’emprunts entre les cultures. Autre aspect du même mouvement : l’analyse critique des méfaits du colonialisme culturel est entreprise, dont les mots-clefs sont les mots « aliénation » et « dépendance »; les ouvrages de Memmi sur ces sujets sont très représentatifs de ce courant[11]. En dernier lieu, et plus récemment, on prend conscience des rapports entre Culture et Économie, et on commence à peser les avantages et les inconvénients de la diffusion des modèles culturels à l’occasion de l’industrialisation et par le biais de la consommation des produits d’une culture étrangère, aussi bien culturels (les films ou les émissions de télévision par exemple) que techniques (l’ordinateur) ou scientifiques. Se trouve ainsi démontrée la nécessité d’une politique culturelle qui englobe tous les aspects de la vie collective, ce qui donne une tout autre dimension à la recherche de l’identité culturelle et ce qui remet en cause les moyens traditionnels de son affirmation.

Ce dernier aspect de la notion d’identité culturelle a évidemment eu des répercussions dans les pays du Nord, ou dans les pays dont les cultures se répandent — essentiellement, en ce qui nous concerne ici, les États-Unis, la France et, d’une manière moindre, la Belgique. Le résultat en est une sorte de mauvaise conscience diffuse chez tous ceux qui ont affaire aux pays du Tiers-Monde, qui provient surtout de ce que personne ne sait trop aujourd’hui comment évaluer l’accusation d’ethnocentrisme culturel et linguistique formulée à l’égard des pays du Nord. Cette réaction entraîne des attitudes différentes selon les domaines d’intervention. Lorsqu’il s’agit de développement économique, l’attitude la plus commune est de regretter qu’il entraîne des heurts culturels, mais de considérer en même temps que c’est là le prix à payer pour s’insérer dans l’économie mondiale. À l’extrême, cette position est insoutenable, mais il demeure qu’il y a là un problème réel, dont la solution est complexe. Lorsqu’il s’agit d’éléments culturels au sens étroit du terme, comme la langue, l’éthique, la philosophie, l’organisation sociale, l’attitude la plus répandue est d’affirmer l’autonomie entière de chaque pays en ces matières. Cette position est très juste si on entend par là que les décisions à prendre sur ces sujets relèvent en effet des sociétés concernées et non des observateurs du dehors. Mais elle est éminemment discutable si elle signifie, ou bien que toutes les solutions sont d’égale qualité, ou bien que la connaissance et la discussion de l’expérience de l’une ne peuvent être d’aucune utilité pour l’autre. Confronter des solutions, exposer et faire connaître des expériences, discuter à ces occasions du pour et du contre de chaque manière de voir, même si cela implique des affrontements, n’est néanmoins pas la même chose que prendre les décisions à la place de ceux qu’elles concernent : en coopération internationale, l’information n’entraîne pas nécessairement le dirigisme. Et, à la limite, « quand le respect déclaré des différences culturelles se traduit par l’indifférence à l’égard des autres cultures, il trahit une nouvelle forme d’ethnocentrisme, marquée non plus par le sentiment de supériorité, mais simplement par le mépris[12] ».

L’origine du développement culturel peut donc se concevoir comme endogène si on se place du point de vue des choix à faire et des décisions à prendre. Mais du point de vue du contenu, un développement culturel strictement endogène supposerait la coupure totale d’avec les autres cultures et d’avec les courants culturels qui, comme les vents, sillonnent la planète sans respect des frontières. Toutes les tentatives de protectionnisme culturel ont échoué jusqu’à maintenant. On ne peut donc pas ne pas s’engager dans le dialogue des cultures, avec tous les risques et tous les bénéfices qu’il comporte.

Si on revient à l’analyse comparée de la civilisation agricole et des civilisations industrielle et post-industrielle, il apparaît qu’il est d’autant plus difficile de protéger une identité culturelle qu’elle appartient davantage à la civilisation agricole et qu’elle se trouve confrontée à la civilisation postindustrielle. La chose n’est pas impossible, mais elle est tragique, au sens le plus noble de ce mot où l’Homme affronte un destin obscur et menaçant, d’où l’émotion intense avec laquelle il considère l’avenir. La tragédie est encore plus grande si le développement économique est coupé du développement culturel. De même que l’identité culturelle ne peut être statique, figée comme un instantané par un ensemble de traits, de même elle ne peut évoluer d’une manière cohérente que si elle intègre les éléments du développement économique, dont, au premier chef, de nouvelles notions à exprimer et un type de communications qui suppose l’existence d’une langue standard. Nous voici de nouveau devant l’aspect linguistique, mais cette fois il concerne l’identité et le développement culturels.

L’aménagement linguistique

L’aménagement linguistique se présente alors comme un effort de rationalisation des choix à faire et des mesures à prendre pour doter le développement d’une politique linguistique qui, à la fois, respecte les aspirations culturelles des pays et permette les mutations socio-économiques jugées souhaitables par eux.

Il est sans doute opportun de rappeler ici les composantes essentielles de la notion d’aménagement linguistique[13], selon la distinction maintenant habituelle entre aménagement du statut de la langue et aménagement de la langue elle-même.

Quelques éléments de linguistique générale se trouvent ici impliqués.

La langue remplit diverses fonctions au sein de la société. Celles que nous identifions ci-après n’ont rien à voir avec celles de Jakobson[14], justement parce que nous nous intéressons aux rôles de la langue dans la société et non à ses rôles dans la situation canonique de communication. Nous distinguons cinq fonctions, que nous présentons brièvement. Elles ne s’excluent pas, bien au contraire : la distinction est strictement méthodologique. La première fonction est dite intégrative : la langue maternelle et, d’une certaine manière, l’acquisition d’une langue étrangère permettent la participation à la culture d’un groupe ethnique, soit parce qu’elle en est l’un des éléments les plus importants, soit parce qu’elle permet d’accéder de l’intérieur aux autres éléments de cette culture. Les fonctions de communication et d’expression sont corrélatives, puisqu’elles rejoignent deux intentions du même acte de parole : dire le plus exactement possible ce que l’on a à dire (s’exprimer), en puisant dans la connaissance que l’on a de la langue les éléments les plus aptes à transmettre le message; se faire comprendre (communiquer), en tenant compte de la capacité linguistique de l’interlocuteur. La fonction esthétique se manifeste lorsque la langue est considérée comme un matériau dont on veut tirer des effets, comme il arrive en littérature, en poésie, au théâtre, dans la chanson, ou encore en publicité ou en art oratoire. Enfin, la fonction ludique indique que l’usage du système linguistique est aussi une source ou une occasion de jeu et de plaisir. En aménagement linguistique, les fonctions les plus importantes sont la fonction intégrative et la fonction de communication.

On confond parfois, à tort, fonctions de la langue et domaines d’utilisation. Dans des expressions comme « langue de travail », « langue d’enseignement », « langue de gestion », il s’agit de domaines d’utilisation de la langue et non de fonctions, encore moins de formes particulières de la langue. Ces expressions sont souvent commodes, mais aussi ambiguës. La même remarque vaut pour « langue de spécialité », qui laisse croire à l’existence d’une langue propre à une spécialité alors qu’il faut comprendre surtout une terminologie spécifique et quelques caractéristiques stylistiques. Cependant, chaque domaine d’utilisation génère ses propres besoins linguistiques, surtout terminologiques. La manière de satisfaire à ces besoins est de première importance en aménagement linguistique.

La distinction entre communications individualisées et communications institutionnalisées est essentielle, puisqu’elle délimite le champ possible de l’intervention linguistique. Comme l’adjectif l’indique, la communication individualisée désigne l’acte personnel par lequel un individu entre en relation avec un autre au moyen du langage. L’individu porte alors l’entière responsabilité de son usage de la langue, et rien ne peut le contraindre qu’il n’accepte lui-même. On entend par communication institutionnalisée l’acte, le plus souvent anonyme, par lequel une institution communique avec des personnes ou avec d’autres institutions, pour les fins de ses activités; par exemple l’État avec les citoyens, une société commerciale avec ses employés, ses clients ou ses fournisseurs. Ici, le mot « institution » est pris au sens le plus large d’entité devant son existence à une loi (personnes morales), à un accord international ou encore à une constitution coutumière ou écrite, comme les États. La typologie des communications institutionnalisées varie selon les genres de sociétés, donc d’organisations sociales. On peut citer celles qui ont comme sources les institutions suivantes : le système d’enseignement, l’administration publique, les institutions sociales comme la religion ou l’armée, les médias, surtout la radio et la télévision, les institutions économiques comme les banques, les commerces, les usines, les services. Dans ce type de communication, l’institution a le choix de la langue, ou de la variante de la langue qu’elle utilise, et elle a le pouvoir d’en contrôler l’usage. Comme il s’agit surtout de communication écrite, le niveau de conscience linguistique est très élevé chez le rédacteur, qui peut recourir aux instruments habituels de référence, lorsqu’ils existent : dictionnaires, lexiques et grammaires de la langue. Dans cette sorte de communication, un certain dirigisme peut exister, du moins est-il possible d’édicter et de faire respecter des directives.

Le besoin d’aménagement linguistique est perçu en général dans les cas où deux ou plusieurs langues coexistent sur le même territoire. Le recours à la notion de bilinguisme est donc constant, sans cependant les nuances qu’un terme aussi vague exige. Certaines distinctions sont donc utiles. Le bilinguisme est de langue commune lorsqu’il résulte de la connaissance des éléments de base d’une langue : la prononciation, la grammaire, le vocabulaire fondamental, les principales tournures idiomatiques; il est de langue spécialisée lorsqu’il concerne la communication pour l’exercice d’une profession ou d’un métier : la connaissance de la terminologie spécifique est alors très importante et peut pallier une certaine utilisation erronée du système linguistique proprement dit, comme on l’admet dans l’approche fonctionnelle de l’enseignement d’une langue étrangère aux adultes actifs. Le bilinguisme est un projet personnel quand c’est l’individu qui décide lui-même d’apprendre une autre langue pour des raisons culturelles ou professionnelles; il devient un projet collectif lorsqu’il est le seul moyen, soit de faire coexister plusieurs groupes linguistiques dans le même pays, soit de communiquer avec des locuteurs étrangers parlant d’autres langues, avec lesquels on entretient des relations politiques ou économiques. Dernière distinction : le bilinguisme est institutionnel lorsqu’il est une disposition de l’organisation sociale, établie par une loi; il est fonctionnel lorsque la connaissance d’une langue étrangère est liée à l’exercice de certaines fonctions nettement identifiées, pour des raisons bien déterminées. Le bilinguisme fonctionnel permet l’organisation des communications selon les contraintes linguistiques de la situation, sans faire peser sur tous la nécessité de la connaissance de la langue étrangère et sans consacrer le bilinguisme comme institution. Un projet d’aménagement linguistique comporte toujours une stratégie de bilinguisme.

Ceci dit, on peut examiner comment l’aménagement linguistique peut être utile aux pays du Sud.

Le problème central est celui du statut des langues en contact, en prenant garde de confondre leur statut juridique avec la réalité de leur usage dans la vie quotidienne : il peut, en effet, exister un écart parfois considérable entre les dispositions de la constitution d’un pays relatives aux langues officielles et la réalité des choses. Ce qui importe donc ici, c’est de déterminer quel usage sera fait des langues aussi bien nationales qu’étrangères dans les communications institutionnalisées. Selon la complexité de chaque situation sociolinguistique particulière, cela revient à examiner trois aspects de la même question : quelles langues seront utilisées, dans quels domaines chacune le sera-t-elle, quel usage fera-t-on des langues européennes ? Il est essentiel que l’examen de cette question tienne compte, à la fois et en même temps, des impératifs du développement économique et des aspirations en matière d’identité culturelle.

Pour ce faire, nous avons dégagé de l’expérience québécoise[15] une méthode d’intervention en étapes successives, chacune ayant à nos yeux une importance égale du fait qu’elles sont en étroite corrélation l’une avec l’autre.

Toute intention d’aménagement du statut des langues exige une connaissance approfondie de la situation linguistique de départ, à un certain niveau d’abstraction pour dégager les lignes de force du paysage et dans le détail pour bien fonder la vue générale. Le danger ici est l’impressionnisme et le jeu inconscient des a priori : il vaut donc mieux procéder à cette description détaillée de la situation avec le maximum de rigueur méthodologique. Il s’agit uniquement de décrire ce qui est, non de choisir ce que l’on veut qui soit. À cette étape-ci, le choix est prématuré. L’objectif est que le plus grand nombre de personnes comprennent la situation et réfléchissent aux choix possibles, en soupesant le pour et le contre de chacun et de tous, ce qui favorise la formation d’un certain consensus social en matière de langue. La recherche d’un consensus n’est pas synonyme d’unanimité, bien au contraire.

À partir de la description de la situation de départ, il faut ensuite définir les caractéristiques de la situation jugée souhaitable et qui sera considérée comme situation-cible. Alors que l’étape précédente a surtout mis à contribution des spécialistes, cette étape est surtout de la responsabilité des dirigeants du pays qui doivent formuler des politiques, leur donner une forme administrative et juridique, les présenter aux citoyens et les faire accepter par eux, selon les usages du pays. Il vaut mieux aborder d’un seul coup tous les domaines d’emploi de la langue à cause de leurs interactions. C’est ici qu’apparaît nettement qu’un plan d’aménagement linguistique ne peut provenir que du pays lui-même, jamais de l’extérieur.

Une fois la situation-cible définie, il convient de mettre au point une stratégie qui permettra de passer de la situation de départ à la situation-cible. Cette stratégie doit être originale puisqu’elle correspond à une situation et à des objectifs particuliers. Elle doit être conçue en fonction de quatre facteurs fondamentaux : le temps, étant donné qu’un aménagement linguistique est nécessairement évolutif, qu’il doit s’étaler sur une période de temps plus ou moins longue selon les éléments de la stratégie (on estime à une trentaine d’années la durée d’une transformation terminologique complète); le mode de contrôle du processus de changement, parce qu’il est indispensable qu’un organisme doté d’autorité soit responsable de l’application de la stratégie pour la maintenir au long des années et voir à ce qu’elle se traduise dans les faits; les ressources financières adéquates au financement des activités de cet organisme; enfin, la conception et la réalisation d’un certain nombre de travaux d’ordre linguistique, nécessaires à la réalisation de l’un ou l’autre aspect de la stratégie linguistique.

En suivant cette démarche, on devrait arriver à clarifier la question de l’usage des langues nationales et à définir une relation de complémentarité entre elles et les langues européennes. Il n’y a là rien d’impossible ou d’utopique : des pays se sont engagés dans des plans d’aménagement linguistique, qui sont autant de précédents dont on peut tirer profit et argument. Citons, à titre d’exemple, le Québec, le Canada, la Belgique, la Norvège, la Yougoslavie, Israël, le Rwanda, Madagascar[16]. L’opération est donc parfaitement légitime. Les habitudes de communication des pays du Nord et des multinationales s’en trouvent affectées et modifiées, mais c’est un des aspects de la relation Nord-Sud qu’il faut aborder de part et d’autre. Chose certaine, il revient aux pays du Sud de formuler leurs intentions d’avenir, avec réalisme mais aussi avec assurance : autrement, rien ne changera.

La mise en place d’une stratégie d’aménagement linguistique entraîne en général des travaux qui portent sur les langues elles-mêmes. Par exemple, le Québec a dû se lancer dans une vaste opération de récupération terminologique pour faire du français une langue de travail, en lieu et place de l’anglais. La chose est particulièrement vraie dans le cas des pays du Sud. Sans prétendre à la qualité d’expert, mais uniquement à titre indicatif, nous donnerons ici quelques exemples de travaux linguistiques préalables à la réalisation d’une politique linguistique, selon les deux axes qui nous semblent les plus névralgiques : l’établissement d’une langue standard et la terminologie.

Nous avons vu précédemment qu’autant la civilisation agricole s’accommode de la variation linguistique, autant la civilisation industrielle et postindustrielle exige pour ses communications l’émergence d’une langue standard. Nous entendons par langue standard la généralisation d’un usage linguistique au sein de la totalité d’une communauté linguistique, usage reconnu par l’ensemble des usagers comme étant le meilleur et confirmé par son emploi dans les communications institutionnalisées[17]. Au cours du processus d’industrialisation, toutes les langues européennes se sont dotées d’une langue standard, selon une tolérance à l’égard de la variation caractéristique de chacune, mais sans jamais remettre en cause la nécessité d’une norme centrale, comme le français de Paris, l’italien de la Divine Comédie, l’allemand littéraire et administratif, l’anglais de la Cité ou l’américain de Boston[18]. Si, par ailleurs, on observe aujourd’hui un regain de légitimité de la variation linguistique, l’existence de la norme centrale n’est jamais remise en cause fondamentalement : personne ne souhaite l’éclatement de la communauté linguistique en dialectes régionaux. Nous avons par ailleurs[19] appelé « régulation linguistique » le phénomène par lequel un modèle linguistique s’impose et se perpétue comme norme au sein d’un groupe linguistique donné, et nous avons tenté d’expliquer ce phénomène, antérieur à ce qu’il est convenu d’appeler « l’usage ». Toutes ces observations sont pertinentes à l’examen de l’état sociolinguistique des langues du Sud, en général dispersées en un nombre plus ou moins grand de variétés.

Une langue standard est faite du point de convergence d’une reconnaissance sociale, d’un travail technique de mise au point et d’une illustration par l’Art. Appliquée aux langues du Sud, cette définition nous oblige à quelques remarques. Plusieurs langues ne sont pas encore totalement décrites : il faut donc poursuivre le travail d’analyse et publier les ouvrages de référence qui en découlent sous forme de grammaires, de dictionnaires, de traités de phonétique et de phonologie. On y trouvera du coup les données indispensables à la constitution d’une orthographe, qui n’est pas encore parfaitement arrêtée pour certaines d’entre elles. Par ailleurs, soit de par les résultats des travaux des linguistes, soit sous l’influence de facteurs sociaux tout autres, soit de par l’un et l’autre à la fois, un certain usage de la langue, parmi toutes les variétés existantes, jouera le rôle d’usage officiel et sera diffusé comme tel à travers la population. Ce processus est déjà en cours. Enfin, la variété retenue comme usage officiel s’impose d’autant plus comme norme qu’elle est utilisée en Art : en poésie, en littérature, dans les chansons, au théâtre. Presque toutes les langues du Sud sont actuellement en voie de standardisation, du moins celles qui sont considérées comme langues nationales. La linguistique européenne, tout au moins française, s’étant constituée à une époque où les formes standards des langues étaient arrêtées, nous avons l’impression que les notions de « langue » et de « langue standard » se sont confondues, de sorte que les linguistes se trouvent embarrassés face à l’analyse des continuums de variation des langues du Sud et gênés devant ce qu’implique la constitution d’une langue standard, qu’ils considèrent souvent comme du dirigisme linguistique. Ce débat est toujours d’actualité.

Les travaux de terminologie sont en relation avec cette question de la langue standard. Ils découlent en général de la confrontation du contenu notionnel actuel des langues du Sud avec celui que véhicule le monde industriel et post-industriel, d’où l’examen des moyens de chaque langue d’exprimer des notions nouvelles. Deux situations se présentent alors. Ou bien, la langue peut exprimer une notion de plusieurs manières plus ou moins équivalentes, dont il faut faire l’inventaire avec précision dans le but de cerner la définition propre à chaque terme et d’en décrire le statut exact dans l’usage. On réunit ainsi tous les renseignements nécessaires à la discussion des cas de synonymes, au-delà de l’impressionnisme. Ou bien, aucun terme de la langue ne correspond à la notion. Dans ce cas, on a le choix ou de faire un emprunt à une langue étrangère, ou de créer un néologisme. La terminologie s’occupe en général des lexiques de spécialité, dont l’une des caractéristiques est la recherche de l’univocité. Le plus souvent, les travaux terminologiques entraînent donc le besoin d’un acte de normalisation dont l’objectif est de recommander l’usage soit de l’un des synonymes, soit de l’emprunt par rapport au néologisme, soit de l’un des néologismes parmi ceux qui ont été créés, en somme de doter l’un des termes d’un statut officiel, apparenté à celui des mots du lexique de la langue standard. La démarche terminologique, de même que la procédure de normalisation, suppose une méthodologie dont certains organismes aussi bien du Nord que du Sud ont l’expérience. On peut donc, en ce domaine, formuler des programmes de coopération Nord-Sud et Sud-Sud soit d’information, soit d’entraînement méthodologique, soit d’enseignement de la terminologie. L’adaptation terminologique des langues ne pose aujourd’hui aucun problème insurmontable.

Les travaux terminologiques sont nécessaires à presque tous les éléments d’un programme d’aménagement linguistique : enseignement en langues nationales, même au primaire, mais surtout au secondaire et toujours à l’université; usage des langues nationales comme langues de l’activité économique ou administrative. Les besoins terminologiques sont particulièrement considérables dans les lexiques de spécialité, lorsqu’il s’agit par exemple de l’usage d’une langue comme langue de travail dans les usines. La terminologie prend ainsi toute son importance et cesse d’apparaître comme la manie de quelques amateurs de termes techniques.

Un programme d’aménagement linguistique doit donc comporter un volet de travaux linguistiques et terminologiques. Beaucoup ont échoué ou stagnent pour ne pas l’avoir prévu. D’après l’expérience des uns et des autres, la conclusion s’impose qu’un organisme doit être chargé de ces travaux et doté de suffisamment d’autorité pour prendre les décisions opportunes et les faire respecter dans les communications institutionnalisées, car la standardisation et la normalisation n’ont pas pour objet les communications individualisées, dont l’émetteur demeure toujours le maître, à ses risques et périls.

Voilà un bien long parcours pour examiner la place de la langue et de la terminologie dans le développement.

Il fallait d’abord bien s’entendre sur la notion même de développement et faire apparaître qu’il s’agit là surtout de contacts, brusques le plus souvent, entre des états de civilisation différents, qui se vivent dans des cultures distinctes mais tout aussi valables. Toute la question est de savoir comment procéder à la confrontation des cultures et comment concilier la fidélité au passé et l’intégration d’éléments culturels nouveaux, indices l’un et l’autre de l’évolution vers un avenir collectif tout proche. L’industrialisation n’est alors qu’un élément d’une problématique globale, qui en accélère cependant le processus. Le développement réduit à l’industrialisation n’est pas viable et court à la catastrophe : c’est l’apprenti sorcier.

La langue joue un rôle primordial à la fois dans le développement, comme instrument de communication, et dans l’identité culturelle, comme symbole d’appartenance et facteur d’intégration sociale. Il apparaît alors nettement que la langue du développement ne peut pas être surtout, encore moins seulement, une langue étrangère, sans provoquer un phénomène de rejet des traits culturels nouveaux au nom de l’identité. Non pas que l’usage d’une langue nationale soit le moyen de travestir et de faire accepter un changement culturel, mais bien qu’en ce faisant, on se trouve contraint de prendre en considération la culture du pays concerné et de l’intégrer comme élément du programme.

La stratégie du développement doit être globale et comprendre un plan d’aménagement linguistique. Si les langues nationales que l’on voudrait promouvoir au nom de l’identité culturelle ne reçoivent pas une motivation socio-économique par le développement, elles risquent de se folkloriser et d’être tenues pour secondaires par rapport aux langues européennes.

Enfin, si la question linguistique et culturelle ne se règle pas d’une manière satisfaisante aux yeux des citoyens des pays en voie de développement, elle risque de détourner les énergies, de maintenir les conflits, en conséquence de retarder et de compromettre le développement.

Ainsi, nous arrivons à la conclusion que, même si l’aménagement linguistique des États est une opération très délicate et difficile du point de vue politique, il y a plus de profit à s’y engager qu’à laisser persister des sources d’affrontements sociaux qui gêneront ou compromettront l’évolution du pays.

Notes

Référence bibliographique

Corbeil, Jean-Claude, « Aménagement linguistique et développement », Guy Rondeau, Introduction à la terminologie, deuxième édition, Chicoutimi, Gaétan Morin éditeur, 1984 [1983], p. XV-XXXIV. [article]