Compte rendu de l’Inventaire des particularités lexicales du français en Afrique Noire, coordonné par Danièle Racelle-Latin; fasc. I, A-B, AUPELF et ACCT, 1980, 130 p.; fasc. II, C-F, AUPELF et ACCT, 1981, 146 p.

Jean-Claude Corbeil

Cette publication est d’une grande importance autant pour le français en Afrique que pour la francophonie dans son ensemble[1]. Se trouvent ainsi posés avec une acuité et un relief tout nouveaux des questions qui confrontent le monde francophone depuis au moins une vingtaine d’années, celle de la variation du français d’un pays ou d’un continent à l’autre, celle de l’emprunt que jusqu’à présent on réduisait aux rapports de l’anglais et du français.

La nécessité d’un dictionnaire du français en Afrique Noire s’est peu à peu imposée à l’esprit de ceux qui, au jour le jour, assuraient l’enseignement de cette langue sur ce continent et qui doivent constamment ou bien faire le partage entre les « fautes » de français et les particularités admissibles, ou bien pallier les défaillances culturelles, donc lexicologiques, de manuels scolaires d’abord et avant tout destinés à une clientèle européenne. En fait, l’usage du français en Afrique Noire est mal connu et une description aussi rigoureuse que possible de ses caractéristiques doit précéder la définition d’une norme et les choix en vocabulaire qu’elle orientera. La démarche inverse, choisir avant de décrire, est très aléatoire parce qu’elle risque de fonder les choix sur des a priori plus idéologiques que linguistiques. Lors de la première « Table ronde des centres et instituts de linguistique appliquée des universités d’Afrique noire francophone », réunie à Abidjan en 1974 par l’AUPELF, les participants prirent conscience que, chacun de leur côté, ils se heurtaient aux mêmes problèmes, se posaient les mêmes questions et avaient entrepris des travaux comparables. Ils recommandèrent donc la mise en chantier d’un dictionnaire du français d’Afrique noire (DIFAN), dont la réalisation permettrait de « disposer d’une norme de référence mieux ajustée aux réalités naturelles, socio-culturelles et linguistiques de leur pays respectif », « de garantir l’intercompréhension francophone en Afrique et hors d’Afrique », « d’ouvrir l’accès aux littératures et civilisations francophones de l’Afrique » (fascicule I, 15-16). Ils jugèrent également préférable avant d’entreprendre le dictionnaire de « prendre une connaissance aussi objective que possible de cet usage lexical non normalisé et proprement africain » (1, 16) dans une perspective aussi strictement descriptive que possible, c’est-à-dire sans chercher d’aucune manière à légitimer l’emploi des mots et expressions corrigés. Ainsi se dessinait une première phase de réalisation du Dictionnaire, qu’on nomma par la suite Inventaire pour bien l’identifier et le distinguer de l’objectif initial et final. Les deux Tables rondes suivantes (Lomé, 1975 et Kinshasa, 1976) précisèrent la méthodologie de l’Inventaire, de même que ses modalités de réalisation.

Les travaux de l’Inventaire se sont déroulés à deux niveaux. Au niveau national, des équipes, le plus souvent animées par un chercheur principal, ont entrepris d’identifier et de regrouper sous forme de lexique des particularités du français attestées dans l’usage du pays concerné. Tous les pays francophones d’Afrique noire n’ont pas été le lieu d’une observation, mais les plus importants et les plus significatifs d’entre eux du point de vue linguistique : le Sénégal (deux équipes, celle du CLAD et celle constituée par MM. N’Diaye, Corréard et J. Schmidt), la Côte d’Ivoire (L. Duponchel, puis S. Lafage), le Zaïre (S. Faïk), le Tchad (J. P. Caprile), le Togo et le Bénin (S. Lafage), le Niger (A. Queffelec), le Centrafrique (G. Canu), le Rwanda (J.L. Rondreux et S. Shyirambere), le Cameroun (J. Tabi-Manga). Les méthodes de travail varient légèrement d’un pays à l’autre, quoiqu’on y ait suivi une démarche suffisamment semblable pour permettre une mise en commun subséquente. Généralement, les auteurs ont recueilli leurs données par le dépouillement de sources orales d’abord, écrites ensuite, en proportion de la littérature et de la presse de chaque pays, puis ont effectué un premier tri au sein de cette matière première pour séparer les faits de langue (stables, répétitifs, généralisés) des faits de parole. Ils ont enfin soumis leurs choix à un ou plusieurs jurys représentatifs des usagers du français dans chaque pays. Le résultat a été publié, pays par pays, sous la responsabilité de chaque auteur.

Au niveau transrégional, les rédacteurs des lexiques nationaux se sont formés en équipe, grâce à l’appui de l’AUPELF et de l’ACCT, pour procéder à un deuxième tri, séparant cette fois ce qui est strictement local de ce qui est réalité proprement africaine ou particularité d’usage largement répandu dans un ou plusieurs pays. La méthodologie cette fois est unique, concrétisée par une même fiche lexicographique. Une seule et même personne, Mme Danièle Racelle-Latin, recueille les informations, en produit une première synthèse, soumise par la suite aux membres de l’équipe, puis rédige l’article final en suivant grosso modo les règles de la lexicographie moderne. Pour ce travail, elle utilise l’ordinateur du LASLA (Laboratoire d’analyse statistique des langues anciennes de l’Université de Liège), où se trouve constituée de ce fait la plus importante banque de données sur le français en Afrique. Au cours de cette synthèse, les auteurs ne perdent jamais de vue qu’il s’agit d’un travail descriptif, préalable à toute autre décision, soit pour l’enseignement du français, soit pour la rédaction du Dictionnaire du français d’Afrique, convaincu chacun qu’il ne leur revient pas de statuer sur chaque particularité dans le but d’en légitimer ou non l’emploi.

La publication de l’Inventaire est donc l’aboutissement d’un long travail d’analyse, exécuté aux deux niveaux avec le maximum de précautions scientifiques, par des observateurs autorisés. Il ne s’agit en rien d’un travail « folklorique », mais de la première tentative de décrire les effets de l’adaptation de la langue française à la réalité africaine.

Les lecteurs y trouveront ample matière à réflexion et à discussion. Pour notre part, nous voudrions regarder de plus près la notion de « particularité » telle qu’elle se trouve acceptée dans l’Inventaire, et ensuite indiquer l’intérêt que cette publication présente à notre avis pour le monde entièrement ou partiellement de langue française.

L’approche lexicographique de l’Inventaire et des lexiques nationaux dont il dérive repose sur la notion de particularité lexicographique, définie comme un écart à la norme du français central ou standard, donc comme un usage non conforme à un autre usage. Cet axiome de départ engage un enchaînement de conséquences dans une implacable logique.

Est ainsi posée et acceptée la prééminence d’un usage sur un autre, ici celui de France par rapport aux pays extérieurs à l’Hexagone. On peut mettre en doute la légitimité de cette prééminence. En effet, pourquoi situer à l’extérieur de sa propre société la norme de son usage linguistique? Une telle démarche provoque nécessairement comme conséquence le sentiment chez les périphériques d’un impérialisme linguistique du centre, d’autant plus qu’il s’agit dans ce cas-ci, de l’ancienne métropole.

Inévitablement, on est amené à ne pas placer sur le même pied tous les écarts. Dans l’Inventaire, on a distingué les « fautes » des écarts, les premières manifestant des failles dans la connaissance du français, les secondes ayant ces caractères de stabilité et de généralité qui en font des faits de langue. Une « faute » devient un écart si elle se généralise. Les Québécois et les Belges avaient, eux, distingué entre les canadianismes ou les belgicismes de « bon » ou de « mauvais aloi ». Il semble donc que la mise au point d’un lexique sur la base des particularités suppose un choix entre les particularités admissibles et non admissibles. Quand les auteurs affirment le caractère descriptif de l’Inventaire, ils signifient par là qu’eux ont procédé à une première sélection, mais qu’il y a une seconde décision à prendre, cette fois par les autorités du pays (par exemple, par le ministère de l’Éducation), quant à l’emploi de ces écarts dans les communications institutionnalisées. Plane donc sur la procédure des écarts l’arbitraire des premier et second choix, malgré toutes les précautions prises par les auteurs.

Enfin, pour identifier un écart, il faut bien se rapporter à une description de l’usage considéré comme norme. En matière de vocabulaire, on se rapporte donc aux dictionnaires. D’une part, on se trouve ainsi à la remorque des qualités et défauts des dictionnaires : description d’un certain usage par rapport à la totalité des usages, retard des dictionnaires par rapport à l’usage réel, caractère sélectif des dictionnaires par rapport aux « niveaux » de langue, par rapport à la langue parlée, par rapport aux néologismes et aux emprunts, par rapport aux mots tabous. Donc, l’un des termes de la comparaison est incomplet et sélectif; ce qui n’y figure pas peut fort bien faire partie de l’usage réel. D’autre part, pour le travail lui-même, on choisit par commodité un ou plusieurs dictionnaires comme référence. Les auteurs de l’Inventaire ont pris comme norme le Petit Robert, édition de 1977 : ce qui n’y paraît pas est considéré comme particularité.

C’est alors que les inconvénients de la procédure des écarts apparaissent en pleine clarté, entraînant souvent des malaises et des choix forcés au sein de l’équipe, devenue prisonnière de sa méthodologie[2]. Le Petit Robert ne décrit pas un corpus de même nature que celui de l’Inventaire : corpus surtout de langue écrite dans le PR, s’appuyant sur la langue littéraire, corpus surtout de langue

orale dans l’Inventaire, s’appuyant parfois sur la langue écrite de la presse ou de textes divers; le Petit Robert situe sa nomenclature à un certain niveau d’acceptabilité sociale, l’Inventaire décrit davantage une langue d’usage familier, la différence apparaissant nettement dans le traitement des mots tabous, régulièrement inscrits dans l’Inventaire alors qu’il faudrait, pour le français, consulter le Dictionnaire du français non conventionnel pour trouver l’équivalent. Que faire lorsque le Petit Robert inscrit un mot africain comme « boubou », « balafon », ou un mot comme « brousse », « banane » dont l’usage diffère en Afrique? En principe, on ne devrait pas les regarder comme des écarts puisqu’ils sont au dictionnaire. En pratique, il y a tout de même un certain malaise à ne pas les faire figurer dans un lexique du français d’Afrique. Si, en principe, un écart est ce qui n’est pas dans l’usage central, cela voudrait dire qu’au moment où un mot se diffuse et pénètre l’usage central, il cesse d’être une particularité : comme dans des vases communicants, les français régionaux se videraient de leur substance au profit du français standard. Quelque chose ne tourne pas rond dans ce raisonnement. Autre problème : la manipulation du Petit Robert comme corpus d’exclusion fait qu’on acceptera comme écarts, donc inscrits à l’Inventaire, des mots qui existent dans d’autres français régionaux, par exemple des belgicismes ou des canadianismes. C’est pourquoi le titre de l’Inventaire porte « en Afrique » et non « d’Afrique ». Il est tout de même curieux de voir dans l’Inventaire des mots comme « banque » au sens de tire-lire, « bourgmestre », « caleçon » au sens de slip, « chansonnier » au sens de chanteur-compositeur, « couscoussier » et tous les termes liés à la pratique de l’Islam, comme « aïd-el-kébir », « aïd-el-séghir ». Nous avons tous besoin d’une définition du concept de régionalisme, si toutefois nous devons continuer à en faire usage.

L’Inventaire retient comme typologie des particularités recensées : les particularités lexématiques (formations nouvelles ou emprunts), les particularités sémantiques (transfert, restriction ou extension de sens, emplois métaphoriques), les particularités grammaticales (changement de catégorie, de genre, de construction, etc.), diverses particularités qui tiennent à des différences de connotations, de fréquence, à des passages d’un niveau ou d’un état de langue à l’autre (I, p. 51).

Les lexies retenues (environ 3 000 entrées) au terme du processus sont « les lexies les mieux attestées (critère qualitatif), actuellement disponibles (critère chronologique) et suffisamment répandues pour être représentatives de la langue courante (critère d’extension géographique ou d’universalité et critère de fréquence). Enfin, on a tenu compte du critère d’intégration (phonétique et grammaticale) au discours français », (I, p. 52). Sont exclues les lexies trop spécialisées (renvoyées aux terminologies de spécialités), les ethniques, toponymes et anthroponymes, les signes en tant que tels (I, p. 53).

L’un des principaux intérêts de l’Inventaire, dans la perspective d’une conception de la langue française comme langue de grande diffusion, est donc de faire apparaître nettement la fragilité de la notion de « particularité » et de la méthodologie qui en découle. On peut se demander s’il ne vaudrait pas mieux changer de point de vue et décrire les français régionaux comme des touts, avec le même appareil lexicographique que celui utilisé pour la préparation des dictionnaires du français central. Sinon, il serait de grande nécessité d’établir une méthodologie de la description des français régionaux à partir de l’expérience acquise dans nos pays respectifs.

Chose plus fondamentale, l’Inventaire manifeste que la langue française ne peut pas être absolument la même partout, ce qui, nous l’espérons, sera l’occasion d’examiner les avantages et les inconvénients de la variation linguistique de manière à l’intégrer dans une conception renouvelée de la norme du français. Tout particulièrement, nous mettons en doute qu’il soit indispensable que les faits de langue régionaux reçoivent la sanction du français central. En vocabulaire, cela signifie qu’il n’est pas nécessaire qu’un mot soit inscrit aux dictionnaires de Paris pour qu’il soit français : la légitimité d’un mot vient de son insertion dans un usage. À l’encontre d’un certain état d’esprit nous soutenons au départ que tous les français sont des français régionaux, qu’ils sont aussi valables les uns que les autres, qu’à travers eux coule le grand courant des traits linguistiques communs qui assurent l’intercompréhension, mais qu’en même temps chacun possède ses traits caractéristiques dont la compréhension et le respect sont deux manifestations de l’acceptation de l’autre par celui qui entre en contact avec lui.

L’Inventaire du français en Afrique renouvelle toute la problématique du français régional. Jusqu’à maintenant, la discussion se déroulait entre Occidentaux, entre français régionaux de même souche diachronique, de même origine culturelle et de même niveau de développement, entre le français et l’anglais en ce qui concerne l’emprunt. Voici qu’entrent en scène, par le prestige d’un ouvrage imprimé, les cultures et les langues africaines, donc une masse de réalités particulières à désigner, d’où des emprunts à des langues inconnues, une symbolique originale qui cherche à se manifester par l’emploi métaphorique de mots du français central (quelle saveur, quelle ironie mordante que de désigner par « ambassade » un lieu de rencontres galantes ou une maîtresse), une appropriation de la langue française par des peuples de cultures très différentes de l’Occidentale et d’un autre type de développement.

Le moment de l’examen de conscience est arrivé!

Notes

Référence bibliographique

Corbeil, Jean-Claude, « Compte rendu de : Inventaire des particularités lexicales du français en Afrique noire, Paris, AUPELF-ACCT, fase. 1, A-B, 1980, 130 p., fasc. 2, C-F, 1981, 146 p. », Le Français moderne, vol. 50, no 1, janvier 1982, p. 74-78. [article]