Note sur les rapports entre le français et le franco-québécois

Jean-Claude Corbeil

Introduction

Je traiterai de la question strictement du point de vue québécois : c’est déjà faire les choses à moitié, puisqu’il faudrait se préoccuper aussi du point de vue des Français, qui sont nos partenaires linguistiques et à qui, ici, on prête bien des intentions, bien des prétentions, bien des jugements sur nous-mêmes. Mais la question nous est posée à nous, il est normal que nous nous proposions une réponse; il est probable que, sur ce point, nous soyons en avance sur les méditations des Français.

Je me propose de procéder par touches successives, à la manière des pointillistes, en comptant sur le recul pour que chacun d’entre nous voie l’ensemble.

I. Les relations, en matière de langue, entre Québécois et Français

Nous posons en principe que les Québécois et les Français sont des partenaires égaux en ce qui a trait à la constitution et à l’évolution de la langue française.

On ne peut envisager nos relations selon la perspective supérieur-inférieur, plus important-moins important, plus nombreux-moins nombreux. En matière de langue, la « valeur » (au sens saussurien) d’un trait phonologique, morphologique, syntaxique ou lexical se détermine d’une part selon des critères propres à la dynamique même du système linguistique, à ses divers niveaux d’abstraction (langue d’un individu, langue d’un quartier, langue d’une ville, langue d’une région, langue d’un pays, superlangue internationale), d’autre part selon les rapports, aujourd’hui encore peu connus, qui relient langue et culture.

Nous sommes convaincus que plus les Québécois et les Français se voisineront, travailleront de concert, échangeront biens et idées, plus les relations entre les deux ensembles linguistiques seront harmonieuses. Là réside la seule voie : apprendre à se parler dans le respect absolu de la liberté et de la personnalité d’autrui, sans sentiment ni de supériorité, ni d’infériorité.

II. La langue commune, la langue technique et la langue officielle

Nous tenons compte de la distinction entre langue commune, langue technique ou scientifique et langue officielle.

a) La langue commune

La langue commune est l’ensemble des éléments d’une langue partagés par les membres d’un groupe humain donné. La taille du groupe varie : au fur et à mesure qu’il s’agrandit, la langue commune se restreint par la perte des traits propres aux sous-groupes et s’étend par le jeu des intersections entre plusieurs sous-groupes à l’exclusion d’autres. La langue commune connaît de nombreuses variations, que l’on désigne, depuis quelque temps, sous le terme de niveaux de langue, même si l’analyse précise de ces niveaux n’est guère avancée : en fait, on observe que la langue commune varie selon certains registres et que ces registres semblent coïncider avec des situations de parole, soit situations physiques (à la plage par exemple), soit situations interpersonnelles (exemples : amis, parents, personnes d’âges différents), soit enfin situations de prestige (exemples : inférieur à supérieur, parler à la radio).

Il nous semble qu’en ce domaine, le seul objectif à poursuivre est de favoriser la connaissance ou la saisie intuitive de la valeur des éléments linguistiques selon les niveaux de langue, de manière à ce que chaque individu puisse adapter sa parole aux circonstances, puisse choisir son style. Nous sommes ici dans le domaine de la personnalité, donc de la liberté individuelle.

La poursuite de cet objectif doit être confiée, en priorité, au ministère de l’Éducation.

b) La langue technique ou scientifique

La langue technique ou scientifique est l’expression d’un monde où la volonté de réduire le plus possible les différences est nettement affirmée. L’idéal d’un homme de science ou d’un technicien, c’est que les choses soient semblables et les mots pour les exprimer, identiques, ceci pour augmenter la qualité et la rapidité des échanges. De plus, les vocabulaires des sciences et des techniques échappent aux frontières politiques et même linguistiques, ils tendent à l’universalité.

L’objectif que nous poursuivons en ce domaine est de réduire, le plus possible, les divergences entre usage québécois et usage français : toute divergence doit avoir une sérieuse raison d’exister, et non être la simple expression de l’ignorance ou du caprice.

Il existe une zone d’intersection entre vocabulaire technique et langue commune. Par exemple, le vocabulaire des outils. Nous nous inspirons alors de ce que nous avons dit au sujet de la langue commune et de ce que nous dirons au sujet de la langue officielle.

c) La langue officielle

Nous appelons langue officielle l’usage que fait l’État d’une certaine forme de la langue dans ses communications avec les citoyens, les personnes morales, les organismes et les autres États.

Par exemple, la langue des lois, des accords, la langue des règlements, des formules, etc.

Il s’agit, en général, d’une forme de langue très soignée, caractérisée par un haut niveau de conscience au moment de l’usage, qui poursuit des intentions de clarté, d’efficacité, de politesse très nettes.

On peut assimiler à la langue officielle la langue de la radio, de la télévision, des journaux, des raisons sociales, des catalogues, des manuels d’enseignement, des contrats de travail, etc.

La forme officielle de la langue française au Québec doit être le plus près possible du français de France. Toute divergence doit avoir sa raison d’être. Nous croyons qu’il est de la responsabilité de l’État de se donner une langue officielle de grande tenue, de la faire respecter par ses fonctionnaires et ses citoyens et d’en diffuser la connaissance au sein de la population. N’importe qui, au service de l’État, n’a le droit d’écrire n’importe comment.

III. Les fonctions du langage

Nous tenons compte du fait que le langage remplit différentes fonctions. Tout particulièrement, nous tenons compte de trois d’entre elles : la fonction de communication, la fonction esthétique et la fonction ludique.

a) La fonction de communication

Communiquer, c’est chercher une efficacité minimum à la relation interpersonnelle. La forme de langue utilisée pour communiquer avec efficacité dépend donc des personnes en présence. La compétence linguistique d’un individu, dans sa capacité d’employer des formes variées de la même langue, augmentera donc avec la multiplication de ses expériences de communication avec des personnes de situations et de lieux différents.

De la fonction de communication, l’Office tire deux conclusions-principes d’action : la compétence linguistique de chaque individu est déterminée par ses besoins de communication; tout ce qui gêne la communication des Québécois entre eux et des Québécois avec les autres francophones est sujet à caution et est considéré comme d’usage restreint.

b) La fonction esthétique

La fonction esthétique correspond à l’usage de la langue en littérature, en poésie, au théâtre, en chanson, en publicité même. La question est loin d’être nouvelle, on en discute depuis toujours, surtout depuis la libération romantique. Mais comme, au Québec, c’est un sujet de controverse à la mode, l’Office a dégagé la règle de conduite suivante :

c) La fonction ludique

Deux mots sur la fonction ludique pour affirmer que le langage, et donc la langue, est aussi un jeu. Chacun a le droit de s’amuser, de ressentir de la joie à manipuler la langue. À chaque interlocuteur de déceler où est le jeu et où est le sérieux. Il faut laisser sa place au jeu, source de connaissance et preuve de la jeunesse de la langue et de ceux qui la parlent.

IV. L’aspect psychologique

Nous tenons compte enfin de l’aspect psychologique de la question. Cet aspect a été très peu étudié, nous le connaissons mal.

De 1860 à 1960, les Québécois traversent une crise de jansénisme linguistique. L’élite, c’est-à-dire les instruits, fait inlassablement l’inventaire des fautes que commettent les gens. L’intention est louable, on veut conserver sa pureté à notre langue. Le moyen est mauvais : mieux eût valu s’intéresser à l’industrialisation du Québec. La conséquence est funeste : les Québécois s’imaginent pires qu’ils ne le sont et se font toutes sortes d’illusions sur la manière dont tous les Français parlent. De là, peu à peu, un sentiment d’infériorité linguistique, des attitudes malsaines et contradictoires à l’égard des Français et de leur français, l’idée très répandue que notre langue est très différente de celle des Français, un sentiment d’impuissance devant un effort de redressement qui paraît impossible. La crise janséniste culmine avec la publication des Insolences du Frère Untel et le lancement du mot « joual », terme de mépris pour désigner notre langue populaire, terme inventé par les membres de l’élite, alors que ce pauvre « joual » n’est que le triste résultat de l’impuissance des élites traditionnelles à faire utiliser le français dans le commerce et l’industrie, et souvent dans ses propres institutions.

Par la suite, le pendule balance et nous devenons autosuffisants. Nous ne voulons plus rien savoir des Français, le Québécois se suffit à lui-même. On parle même de colonialisme français, alors que tout, dans le passé et le présent, nous montre notre totale dépendance à l’égard des États-Unis et à l’égard de l’anglais, et l’absence tragique de relations économiques avec la France.

Enfin, nous partageons avec les Français l’amour des discussions sur des questions de langue. Vive Larousse, suprême argument! Nous nous payons ce luxe de parler la langue la plus normalisée, la plus centralisée et, pourtant, d’en discuter tout le temps. Le laxisme et le purisme, ce sont pour nous des sports.

Conclusion

C’est pourquoi l’Office a évité, depuis trois ans, les débats qui ne sont qu’émotifs et cherche à donner, à ses interventions, une forme aussi objective et aussi scientifique qu’on peut l’être en ce domaine de la langue.

Référence bibliographique

Corbeil, Jean-Claude, Notes sur les rapports entre le français québécois et le français de France, Québec, Régie de la langue française, Éditeur officiel du Québec, coll. « Études, recherches et documentation », 1975 [mars 1974], 19 p. — Version retouchée reprise de L’Embarras des langues : origine, conception et évolution de la politique linguistique québécoise, préface de Louise Beaudoin, Montréal, Québec Amérique, 2007, 548 p. [article]