Les chemins d’une amitié... linguistique

Jean-Claude Corbeil

C’est Paul Robert, le créateur du renommé dictionnaire, qui m’a fait rencontrer Alain Rey pour la première fois.

C’était probablement au printemps de 1965. Je séjournais alors à Strasbourg pour y mener à bien les travaux et la rédaction d’un doctorat de linguistique, séminaires au Centre de philologie romane et rédaction de thèse sous la direction de Bernard Pottier, pour la partie syntaxique, et de Charles Muller, pour la partie statistique. M. Maurice Beaulieu, directeur de l’Office de la langue française (OLF) du Québec à l’époque, m’avait chargé d’une mission, celle de rencontrer les directeurs des principaux dictionnaires de la langue française publiés en France pour m’informer de la manière dont ils envisageaient le traitement des mots appartenant à des variantes dites « régionales » de la langue française, que ces variantes soient hexagonales ou périphériques, de Belgique, de Suisse ou du Québec, mais de langue maternelle. La direction de l’OLF cherchait alors comment elle pourrait pour ainsi dire valider des mots français de bonne facture en usage courant au Québec, et se demandait quel accueil ces mots recevraient ailleurs, notamment dans les dictionnaires publiés à Paris. Car, de l’avis généralisé des locuteurs du français à cette époque, un mot était « français » quand il figurait dans un dictionnaire publié en France, opinion largement répandue encore aujourd’hui.

Ce fut le thème de notre première conversation : comment, au Robert, se faisait la sélection des mots à inclure à la nomenclature du dictionnaire et, d’une manière plus spécifique, comment considérait-on les mots « régionaux », les mots du Québec en particulier, nettement moins bien connus qu’aujourd’hui et peu diffusés par une littérature alors naissante et mal distribuée en France. Aucun malaise pour répondre à la première question, dont la réponse était pour ainsi dire évidente, tout à fait fidèle à la tradition lexicographique française. Là n’était pas l’originalité qui distinguerait le dictionnaire en cours de rédaction, mais bien le réseau associatif que voulait y intégrer Paul Robert. La réponse à la seconde se révéla nettement plus hésitante. Manifestement, Paul Robert n’était pas préoccupé du statut lexical des mots français venant d’ailleurs, même des régions de France, au point d’avoir songé à définir une règle éditoriale précise qui guiderait leur prise en considération et leur traitement, le cas échéant. Nous étions plutôt dans le domaine de la sympathie, de l’opinion, du choix presque arbitraire en fonction de la plus ou moins grande connaissance ou du plus ou moins grand besoin qu’avaient de ces mots les locuteurs français. En conclusion de la discussion, ce fut là, dans ce dernier point, le critère le plus fonctionnel, la meilleure réponse possible à la question de l’inclusion de mots « régionaux » dans le Robert. Selon mon souvenir, ni Paul Robert, ni Alain Rey ne croyaient que l’appartenance ou non de ces mots au lexique de la langue française était en cause, puisque tous les dictionnaires, à leur avis, qu’ils soient de langue ou de spécialité, ne présentaient qu’un certain échantillon des mots d’usage courant dans une certaine tranche d’usagers, le plus souvent instruits et urbains. Aucun dictionnaire ne pouvait ni n’avait la prétention d’être exhaustif, encore moins « universel » au sens de panfrancophone, idée mise à la mode à cette époque par Alain Guillermou, grand animateur des Biennales de la langue française (Namur, 1965; Québec, 1967; Liège, 1969; Menton, 1971; Moncton, 1977).

Cette première rencontre demeura sans lendemain. Ce n’est qu’au début des années 1970 que nous reprîmes contact. À partir de ce moment, nos relations s’intensifièrent, elles devinrent plus suivies et d’un contenu plus diversifié.

En 1971, Gaston Cholette, nouveau président de l’OLF, m’avait recruté comme directeur linguistique. Le gouvernement libéral de l’époque nous confiait comme principale tâche de faire du français la langue de travail au Québec, sans toutefois négliger le mandat traditionnel de l’OLF depuis sa création, la qualité de la langue parlée, écrite et enseignée au Québec. Depuis la conquête de 1760 et l’industrialisation du Québec par des capitaux britanniques, puis américains, la situation sociolinguistique du monde de l’industrie et du commerce était la suivante : la haute direction était de langue anglaise, le personnel d’exécution majoritairement de langue française et, entre l’un et l’autre, des cadres intermédiaires bilingues servaient de passerelles linguistiques. Les documents de gestion étaient rédigés en langue anglaise dans la très grande majorité des cas, depuis le texte de la convention collective jusqu’aux directives de travail. Tout le vocabulaire technique et administratif était de langue anglaise avec, comme conséquence inévitable, une forte anglicisation de la langue française par contamination soutenue. La situation était sensiblement la même dans le monde du commerce et des affaires, où la langue anglaise était dominante dans l’affichage, l’étiquetage des produits, la rédaction des modes d’emploi, des garantis, des contrats d’adhésion. Renverser une situation aussi bien établie en faveur de la langue française ne serait pas une mince affaire ni du point de vue politique, ni du strict point de vue linguistique. Il fallait d’une part, définir une stratégie de passage de l’anglais au français comme langue de gestion sans compromettre l’activité et la rentabilité des entreprises : Gaston Cholette prit la direction de cette opération; d’autre part, il fallait aider les entreprises à identifier et à utiliser les ressources linguistiques de langue française substituables dans leurs activités aux ressources de langue anglaise et continuer à intervenir pour améliorer la qualité de la langue en usage au Québec : ce serait de ma responsabilité avec mon équipe[1].

Les problèmes linguistiques que nous avions à régler étaient si complexes que nous nous trouvions constamment face à des questions théoriques que nous n’étions pas à même de régler seuls, du moins, par réflexe universitaire sans doute, il me sembla qu’il valait mieux en débattre avec des collègues d’expérience. C’est ainsi que j’organisai presque chaque année, de 1971 à 1977, des colloques-séminaires sur des thèmes bien définis, à partir de nos propres interrogations fondées sur nos travaux. Les premiers tournaient autour de problèmes de théorie et de méthodologie de la terminologie, puisque notre priorité était de rendre disponibles les vocabulaires de spécialités requis pour faire du français la langue de travail, du commerce et des affaires. Il était aussi indispensable de définir une méthodologie commune propre à garantir la qualité des terminologies, autant celles colligées par l’OLF que celles des entreprises, pour mieux favoriser les échanges et ainsi progresser plus rapidement.

C’était l’occasion de reprendre contact avec Alain Rey. Bien que le Robert fût d’abord et avant tout un dictionnaire de langue, il demeurait que les lexiques de spécialité appartenaient au lexique global de la langue. Entre 1973 et 1977, Alain Rey participa à la mise au point de la méthodologie du travail terminologique qu’adopta l’Office pour la conduite de ses propres travaux et qui se diffusa au Québec par son enseignement dans les universités. Les Catalans l’adoptèrent et l’adaptèrent par la suite. Pour Alain Rey, ce fut l’occasion de s’intéresser à ce qu’avait de spécifique cette tranche du lexique, au point d’en faire l’objet d’un « Que sais-je ? » en 1979 sous le titre La Terminologie. Noms et notions. Indication de cette filiation : dans la courte bibliographie de ce « Que sais-je ? », la première référence renvoie aux colloques de terminologie de l’Office.

À l’Office, on garda l’habitude de consulter Alain, habitude qui se maintint bien après que j’eus cessé d’en être le directeur linguistique. Tout particulièrement lorsqu’il s’est agi d’examiner deux questions importantes pour le Québec. La première : quand et pourquoi est-il opportun ou légitime de procéder à un emprunt ? La réponse servirait autant à guider la pratique de l’emprunt qu’à faire le ménage dans la somme astronomique de termes anglais qu’avait absorbés la langue québécoise depuis la conquête. La seconde nous ramenait, Alain Rey et moi, au thème de notre première rencontre, les mots du lexique québécois qui lui sont propres, du moins jusqu’à preuve du contraire. Question relativement plus complexe puisqu’elle implique à la fois de devoir tenir compte de ce qu’il est convenu d’appeler « les niveaux de langue » et qu’elle en sous-entend une autre tout aussi délicate, celle de la norme du français au Québec, question litigieuse encore de nos jours. Nous avions gardé le contact, Alain Rey et moi, et nous en discutions entre nous alors même que les collègues du Québec nous consultaient.

L’Office en vint à adopter deux énoncés de politique, l’un « relatif à l’emprunt des formes linguistiques étrangères » en 1980, le second « relatif aux québécismes » en 1985[2].

Après mon départ de l’Office, le gouvernement du Québec prêta mes services à l’Agence de coopération culturelle et technique où je devins responsable du Centre international de recherche et d’étude en linguistique fondamentale et appliquée (CIRELFA), un organisme au service des pays de la francophonie. Ces activités m’amenaient à séjourner plus souvent à Paris ou à y passer en route vers l’un ou l’autre pays, surtout vers l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne. C’était souvent l’occasion de rencontrer les Rey, de poursuivre avec eux nos échanges sur tout et rien.

En particulier, un projet dirigé par l’Association des universités partiellement ou entièrement de langue française (AU-PELF) nous fournit l’occasion, à Alain Rey et moi, de nous retrouver en Afrique subsaharienne et d’y approfondir nos réflexions sur la variation de la langue française en prenant en compte, cette fois, des pays où la langue française avait été introduite par la colonisation et où elle se superposait à d’autres langues maternelles. En effet, l’AUPELF avait endossé le projet d’un Inventaire des particularités lexicales du français en Afrique noire[3], sur la base d’inventaires nationaux déjà entrepris par des collègues français, belges et africains au Bénin, au

Cameroun, en Centrafrique, en Côte d’ivoire, en Haute-Volta, au Mali, au Niger, au Rwanda, au Sénégal, au Tchad, au Togo et au Zaïre. Mme Danièle Racelle-Latin assumait la coordination de la synthèse des inventaires. Au sein de l’équipe des rédacteurs nationaux ainsi réunis, au total vingt-deux personnes, il devint rapidement évident qu’ils devaient se doter d’une grille de critères propres à uniformiser le choix des particularités à retenir comme « africaines », opération qui souleva, on s’en doute bien, de grandes questions de principes. Il était, à l’évidence, nécessaire qu’ils en débattent entre eux et avec des linguistes d’autres pays de la francophonie. L’AUPELF créa donc un comité scientifique et invita à en faire partie, entre autres, Willy Bal, de Belgique, Robert Chaudenson, comme spécialiste des créoles, Maurice Houis, africaniste français, Maurice Piron, de Belgique, Alain Rey, pour sa grande expérience en lexicographie et moi-même, comme porte-parole d’un pays où cette question des particularités lexicales était discutée depuis longtemps, pour ainsi dire depuis l’époque de la Nouvelle-France.

Ainsi, l’un et l’autre, nous avons poursuivi notre propre réflexion sur la question de la variation linguistique, plus particulièrement cette fois, de sa légitimité. Et nous profitions des opinions de nos collègues et de la discussion que soulevait constamment l’opinion des uns et des autres. Il nous arrivait aussi de revenir sur le sujet lorsque nous nous retrouvions à Paris. Josette Rey-Debove y mettait, alors, son grain de sel. Nous avons également enrichi notre réflexion des réactions en Afrique lors de la publication de l’Inventaire en 1983. Elles furent nettement partagées : négatives chez beaucoup au nom du respect intégral du français, y compris du lexique, selon la norme parisienne, souvent pour ne pas encourager une tendance à la créolisation du français déjà en cours dans les couches populaires, moins ou pas du tout scolarisées; plutôt favorables chez les linguistes et chez beaucoup d’autres, pour désigner des réalités typiquement africaines ou parce qu’il est normal que la créativité lexicale se manifeste en Afrique comme partout ailleurs dans la francophonie.

La question débouchait donc, tout naturellement, sur celle de la norme du français dans les pays autres que la France. Le sujet était, et est toujours d’actualité au Québec, quasi selon le même clivage d’opinions qu’en Afrique et les mêmes arguments. En France, le sujet devenait de plus en plus à la mode et l’opinion publique était en évolution constante, là aussi pour les mêmes raisons et suivant la même répartition des intervenants. Alain et moi, nous avons continué à y réfléchir et à participer au débat public, chacun de son côté et ensemble, dans le plus grand respect de nos points de vue et de nos divergences, qui allaient s’atténuant. L’un et l’autre, nous avons participé à un ouvrage collectif qui fut publié en coédition par le Conseil de la langue française du Québec et la maison Le Robert[4]. L’article d’Alain Rey s’intitulait « Norme et dictionnaires (domaine du français) », le mien, « Éléments d’une théorie de la régulation linguistique », début d’une réflexion que je continue de poursuivre pour comprendre le mécanisme social qui préside à la normalisation de tous les comportements sociaux, aussi bien celui de s’habiller que de parler. Je retiens de cet ouvrage deux autres articles particulièrement pertinents, celui signé par Nicole Gueunier, Émile Genouvrier et Abdelhamid Khomsi, « Les Français devant la norme », et celui de Luis Fernando Lara, « Le concept de norme dans la théorie d’Eugenio Coseriu », un précurseur du sujet. Notre collègue Lara avait alors entrepris la rédaction d’un dictionnaire de l’espagnol du Mexique, dont la variation par rapport au castillan était analogue à celle du français au Québec par rapport au français hexagonal, l’une et l’autre à l’ombre de l’autorité morale d’une académie, la Real Academia de Madrid et l’Académie française.

Depuis, le temps a passé. Nous n’avons jamais cessé de nous voir, de nous retrouver invités aux mêmes activités, en France, au Québec, en Catalogne, de poursuivre la réflexion sur ces thèmes de prédilection et sur bien d’autres. Notre amitié s’est approfondie en même temps que nous avons pris de l’âge.

Nous en sommes là.

Notes

Référence bibliographique

Corbeil, Jean-Claude, « Les chemins d’une amitié… linguistique », Au bonheur des mots, Presse universitaire de Rouen et du Havre, Rouen, 2014 [2010], p. 165-173. [article]