Que signifie « enseigner le français » au Québec[1]?

Jean-Claude Corbeil

Vaste question dont on discute depuis le rapport Parent, qui présida à la grande révolution des structures de l’enseignement au Québec. Ce fut le moment de la création du ministère de l’Éducation du Québec (MEQ) en 1964, de l’abandon de la formule des collèges classiques, de la prolongation de la scolarité obligatoire jusqu’à la onzième année, de la création des cégeps en 1967 comme transition vers l’université, de la création des facultés des sciences de l’éducation en lieu et place des écoles normales, de la fondation de l’Université du Québec et de ses constituantes régionales. La commission Parent poursuivait deux objectifs fondamentaux : provoquer la mise en place d’un enseignement de haute qualité adapté à l’ère nouvelle qui s’annonçait et améliorer l’accessibilité aux études supérieures à tous les enfants du Québec qui en avaient les talents et le désir.

Au moment de la publication du rapport Parent, l’enseignement était sous l’autorité du Département de l’instruction publique. Le programme de français de 1959 énumérait les notions grammaticales que l’école devait enseigner, année après année, pour que les élèves arrivent à écrire correctement. On ne se posait pas alors de grandes questions sur la nature de la langue française qu’il s’agissait d’enseigner : c’était ce qui était décrit dans les grammaires et les dictionnaires publiés en France.

C’est l’Office de la langue française, créé en mars 1961, qui commencera à réfléchir à cet aspect de l’enseignement du français. En effet, la toute première publication de cet organisme pose pour ainsi dire la question préalable : quelle devrait être la Norme du français écrit et parlé au Québec (1965)? Suit en 1969 l’amorce de l’inventaire des particularités lexicales légitimes du français au Québec sous le titre Canadianismes de bon aloi. Puis, l’année suivante, l’Office pose directement la question : Quel français devons-nous enseigner? Depuis cette époque, la réflexion sur ces trois points s’est poursuivie.

Notre évaluation de la situation de l’enseignement du français aujourd’hui prendra appui sur la réponse à une première question : quels sont les objectifs de l’enseignement du français, langue maternelle pour la très grande majorité des élèves? Ce qui en est le versant linguistique. Elle se précisera en réfléchissant ensuite au versant pédagogique : comment les atteindre[2]? Cependant, au préalable, nous croyons utile d’évoquer succinctement l’histoire des réformes successives de cet enseignement, puisque la réforme actuelle n’est, en définitive, que le dernier épisode de la longue saga de l’enseignement du français au Québec.

Évolution des programmes de français

Ce sont les programmes-cadres du primaire et du secondaire de 1969 qui rompent avec la tradition des programmes-catalogues à la manière de celui qui avait alors cours[3]. C’est le début du cycle des réformes qui se succéderont sans cesse jusqu’au Programme de formation de l’école québécoise proposé dans le cadre de la réforme de Féducation de 2000, dont la critique est l’objet de cet ouvrage collectif.

Dans les programmes-cadres de 1969, le virage alors proposé est d’importance sur tous les plans. La langue est présentée d’abord et avant tout comme un moyen de communication et d’expression et comme un instrument de transmission de la culture québécoise, rameau de la culture française de laquelle elle participe pleinement. On voit poindre une conception nouvelle de l’enseignement du français centrée sur quatre savoirs : lire, écrire, écouter, parler. La langue orale fait ainsi son entrée dans les classes. Les programmes-cadres stipulent que l’enseignement du français a pour principal objectif la connaissance et la maîtrise par les élèves de la langue soutenue, tant à l’oral qu’à l’écrit, en onze ans de scolarité, en un mouvement de va-et-vient entre ce registre de langue et la langue réelle des élèves. C’est l’époque où quelques-uns d’entre nous créent l’Association québécoise des professeurs de français (AQPF) comme groupe de pression auprès du MEQ. En 1977, l’AQPF prend fermement position sur la norme du français à promouvoir au Québec en adoptant la définition suivante : « [L]e français standard d’ici [la norme] est la variété de français socialement valorisée que la majorité des Québécois francophones tendent à utiliser dans les situations de communication formelle[4]. » L’enseignement du français implique donc la prise en compte et la conscience chez les enseignants qu’une langue varie selon les circonstances de communication. Nous nous en expliquerons plus en détail par la suite.

Les programmes-cadres recommandaient également l’enseignement systématique de la grammaire et de la syntaxe, en relation avec la pratique de l’écriture et de la lecture. Cependant, ils n’entraient pas dans le détail sur la répartition des connaissances année par année. Ce virage était trop radical pour l’implanter dans les écoles sans, au préalable, préciser le contenu des programmes-cadres et, surtout, sans y initier les enseignants en exercice ainsi que les futurs enseignants. C’est pourtant ce que fit le MEQ, au mépris du bon sens. L’ère du Québec transformé en un vaste chantier pédagogique commençait.

En 1979-1980, le MEQ propose une nouvelle orientation de l’enseignement du français dans un document intitulé L’école québécoise. Certes, l’idée des quatre savoirs est maintenue. Toutefois, le programme a pour objectif l’apprentissage d’un français de qualité à l’oral et à l’écrit, mais sans le définir. La définition d’une norme de la langue est évacuée même si, de toute évidence, il est impossible d’enseigner une langue sans disposer d’une norme du bon usage de cette langue. Norme respectée par tout le personnel de l’école, enseignants et administrateurs, qui en deviennent les modèles, et norme proposée aux élèves comme but à atteindre progressivement.

Ce programme de français comporte deux innovations majeures. On substitue à l’enseignement systématique de la grammaire et de la syntaxe un enseignement occasionnel, c’est-à-dire effectué à partir de l’observation par les élèves et des commentaires de l’enseignant sur des textes ou des exposés des élèves. On veut ainsi amener les élèves à prendre conscience eux-mêmes des lacunes que présente leur langue orale et écrite et de la façon d’y remédier. D’où une seconde innovation, l’imposition d’une pédagogie inductive, orientée vers la production immédiate de phrases et d’énoncés corrects, excluant toute conscience et connaissance du système de la langue. Malgré tout, le programme détaille les apprentissages que tous les élèves doivent arriver à maîtriser en orthographe, en grammaire et en syntaxe, ce qui est contradictoire avec la pédagogie proposée. Manifestement, les concepteurs de ce programme n’ont pas pensé ou n’ont pas réussi à concilier transmission des connaissances et transfert de ces connaissances dans l’usage des élèves. Ce programme a contribué à créer la confusion chez les enseignants et une méconnaissance de la langue chez les élèves.

En 1987, le Conseil de la langue française recommande au MEQ de préciser le contenu du programme de français et de mettre l’accent sur la langue écrite dans tous les travaux des élèves dans toutes les matières. Pour donner suite à cet avis, le MEQ publie en 1988 un nouveau Plan d’action pour Le français à l’école qui accorde plus d’importance à l’orthographe, à la grammaire et à la syntaxe, mais sans remettre en cause le principe de l’enseignement par observation. L’AQPF n’est pas d’accord avec ce retour au passé des programmes-cadres. C’est l’origine de la pseudo-querelle qui dure encore entre la pédagogie du discours, soit un enseignement axé sur l’aspect fonctionnel et utilitaire de la langue, et la pédagogie de la langue, axée sur un enseignement systématique du système de la langue, comme s’il y avait impossibilité de concilier l’une et l’autre dans une même démarche.

L’insatisfaction des parents et de la société québécoise face aux ratés de l’école, notamment quant à l’enseignement du français, atteint des sommets et provoque la création des États généraux sur l’éducation (1995-1996) où s’exprime nettement le désir de donner la priorité absolue à la maîtrise du français oral et écrit à l’école.

Une fois de plus, le MEQ réaffirme sa volonté que les élèves puissent, à la sortie de l’école, bien écrire et bien parler un français dit « de qualité », sans plus de précision. On ne parle plus des quatre savoirs, mais plutôt de « compétences » à développer chez les élèves, sans préciser quelle place devrait occuper la transmission des connaissances en grammaire et en syntaxe dans l’acquisition de ces compétences. Le MEQ évite ainsi de prendre parti ou de concilier pédagogie de la langue et pédagogie du discours. La confusion prend de l’ampleur chez les enseignants qui tentent de continuer à enseigner à leur manière dans leur classe.

Telle est la situation, au moment où le MEQ lance sa dernière refonte des programmes de toutes les matières, dont le français, sous le nom de renouveau pédagogique. Ainsi, le Programme de formation de l’école québécoise se concentre en fait et surtout sur la description de la démarche pédagogique, fondée sur l’approche inductive, définissant des compétences à mettre en œuvre pour chaque discipline et y ajoutant la notion de compétences transversales développées dans toutes les matières. La description des connaissances prescrites matière par matière est minimaliste. Le programme de français introduit une nouvelle conception de l’enseignement de la grammaire accompagnée de la terminologie grammaticale correspondante, inconnue des parents, qui ont ainsi beaucoup de mal à aider leurs enfants dans leurs devoirs à la maison.

Présentement, nous croyons que le plus important n’est pas de faire la réforme de la réforme, démarche qui depuis l’introduction des programmes-cadres s’est toujours apparentée à du rafistolage selon l’humeur du moment, mais bien de tout remettre à plat en revenant à la vraie question : quels sont les objectifs de l’enseignement du français au Québec? Ensuite, et ensuite seulement, on pourra se préoccuper de la démarche pédagogique la plus appropriée pour atteindre ces objectifs.

Quels sont les objectifs de l’enseignement du français?

Pour répondre adéquatement à la question à notre époque d’immigration soutenue, il faut distinguer deux catégories d’enfants. La première, la plus nombreuse, est formée de tous les enfants dont le français est la langue maternelle et de tous les enfants issus de l’immigration pour qui le français est la langue parlée à la maison ou tout au moins une langue apprise durant l’enfance. La seconde regroupe les enfants arrivés au Québec récemment, qui ignorent le français, mais que la Charte de la langue française oblige à fréquenter l’école française plutôt qu’anglaise.

En arrivant à l’école, les enfants du premier groupe « parlent » français, une langue strictement orale, apprise par imitation. Elle est imprégnée des caractéristiques linguistiques propres à la langue parlée de la famille et. du quartier. C’est une langue pour ainsi dire comportementale, et l’enfant n’a aucune conscience de son mode de fonctionnement. Parler, comprendre, se faire comprendre lui suffit. Les langues de l’enfance des écoliers d’une même classe sont plus ou moins hétéroclites et reflètent la plus ou moins grande diversité linguistique du quartier où se situe l’école, encore davantage si on considère l’ensemble des régions du Québec. Car les usages régionaux et sociaux de la langue française varient au Québec, comme ils varient d’ailleurs dans toutes les autres langues. Aucune langue n’est jamais homogène, à moins d’être une langue morte. Toute langue est un agglomérat d’usages en concurrence en même temps qu’en équilibre autour d’une norme sociale commune.

En effet, il y a bien des manières de parler ou d’écrire la langue de sa propre société, selon les circonstances ou selon les groupes de locuteurs. Au Québec en particulier, l’écart est considérable entre les locuteurs du français selon qu’ils sont instruits ou le sont moins, selon qu’ils maîtrisent ou ne maîtrisent pas les niveaux de langue. Les écarts entre les niveaux de langue sont plus marqués ici qu’en France, en langue orale, entre le niveau populaire urbain, stigmatisé sous le nom de joual, et le niveau familier, et en langue orale et écrite entre le niveau familier et le niveau soutenu. D’autre part, l’attention au Québec se porte depuis longtemps et le plus souvent sur la langue parlée, tout particulièrement au niveau familier et populaire, que l’on compare à la norme française hexagonale, fondée sur la langue écrite urbaine, traditionnellement parisienne, illustrée par les « bons » auteurs et décrite dans les grammaires et les dictionnaires publiés par des éditeurs français. Les deux termes de la comparaison ne sont vraiment pas du même ordre et les conclusions qu’on en tire sont injustes, injustifiées et non recevables en saine logique.

Le sociologue Pierre Bourdieu[5] a tiré de cette variation l’idée de marché linguistique. Selon cette métaphore, les membres de la société attribuent une valeur sociale à chaque variante et accordent à l’une d’elles la valeur d’usage légitime, de langue standard, qu’il convient d’utiliser comme langue commune dans toutes les communications institutionnalisées (langue de l’école, langue de l’État, langue littéraire et des médias, langue de l’activité scientifique et économique, langue des débats publics, etc.). Dans ce marché, le statut linguistique de chaque locuteur dépend de la valeur sociale attribuée à la variante de la langue qui est la sienne. Les locuteurs dont la langue maternelle est la langue standard y occupent une position privilégiée, puisqu’ils en font naturellement usage.

Les francophones du Québec ont une idée précise de la manière dont il convient de parler ou d’écrire la langue française au Québec. L’existence d’une norme sociale légitime est incontestable. Toutes les enquêtes arrivent à cette conclusion et au même consensus social sur la nature de cette norme, depuis la première, celle de la commission Gendron (1972), jusqu’à la dernière, celle de l’Office québécois de la langue française en 1999[6]. Une publication récente du même Office fait le point sur la question[7]. Aucune étude n’existe qui démontrerait le contraire. Ce n’est donc pas de l’existence de la norme que l’on discute, mais bien de sa légitimité et de la description de la norme propre au Québec.

Par contre, depuis peu, des écrivains, des humoristes, des rappeurs et des chansonniers, des animateurs d’émissions de radio et de télévision ont choisi de se coller à la langue populaire, surtout parlée, sous prétexte d’être bien compris et d’avoir du succès. On assiste aujourd’hui à un début de conflit entre deux normes du français dans son usage au Québec, l’une inspirée de la langue populaire urbaine, l’autre de la langue soutenue écrite et de son registre familier en langue parlée. De plus, les Québécois sont hantés par le souvenir de la querelle du joual, qu’ils confondent allègrement avec ce que serait une norme propre au Québec, dont on accuse les linguistes de faire la promotion. Pour notre part, nous estimons que cette dérive des créateurs vers la langue populaire parlée est la manifestation la plus éclatante de l’échec de l’école à enseigner la norme du bon usage du français au Québec, qui n’est qu’une variante du français et non une langue différente du français européen, encore moins un néo-créole. Comme bien d’autres variantes à travers la francophonie, le français du Québec a ses propres particularités, lexicales surtout, phonétiques parfois. Par contre, l’écart en morphologie et en syntaxe varie selon qu’il s’agit de la langue écrite ou de la langue parlée. Il est pour ainsi dire nul en langue écrite. Il augmente de plus en plus en langue parlée en passant de la langue familière à la langue populaire, puis a la langue triviale, la plus éloignée de la norme.

Pour tous les usagers de la langue, au Québec comme ailleurs, la norme a pour fonction générale de guider leur emploi de la langue, de leur indiquer comment il convient de parler ou d’écrire pour être compris et accepté des autres locuteurs. Ce rôle découle toujours d’une perception intuitive de la norme lors de l’usage spontané de la langue au jour le jour. En cas de doute ou de malaise, le locuteur individuel cherche autour de lui une réponse, soit en observant les réactions de ses interlocuteurs, ce qui peut lui servir de réponse pragmatique, soit en consultant des locuteurs plus avertis ou des ouvrages de description de la norme, s’il en existe, ce qui lui donne une réponse plus autorisée, plus sûre.

L’école a pour fonction d’enseigner et de faire acquérir par les élèves la norme de la langue soutenue, écrite et orale, et son registre familier en langue orale. Pour désigner cette langue cible, les linguistes utilisent l’expression langue standard, ce qui n’est rien d’autre qu’une autre manière de désigner la norme du français au Québec dans l’esprit de la résolution de l’AQPF citée plus haut.

Après ce long détour, on peut revenir à la question initiale : quels sont les objectifs de l’enseignement du français? L’objectif de l’enseignement du français, langue maternelle, est de permettre à l’enfant de faire, en onze ans de scolarité obligatoire, le passage entre la langue d’enfance qui est la sienne en arrivant à l’école et la langue standard dont il aura besoin dans sa vie d’adulte, comme personne et comme citoyen, c’est-à-dire :

Aucun de ces objectifs n’est cité dans Le renouveau pédagogique. Tout au plus indique-t-on que l’enfant doit être « encouragé à utiliser un français de qualité », formule passe-partout qu’on se garde bien de préciser.

Comment atteindre ces objectifs?

Disons d’abord qu’il faut prendre le titre Renouveau pédagogique au sens strict. En effet, le Programme de formation de L’école québécoise expose essentiellement la démarche pédagogique qui est censée donner aux élèves une meilleure connaissance de la langue française. Nulle part dans ce texte ou dans les dépliants d’information destinés aux parents[8], il n’est question de la transmission de connaissances par le professeur. Toute la démarche repose sur l’idée que les enfants découvriront tout par eux-mêmes en réalisant des projets mobilisateurs, en somme sur l’idée que l’observation de la langue vaut mieux que l’enseignement de la grammaire et de l’orthographe, pour reprendre une formule-choc citée dans le dossier que la revue française L’Express[9] a consacré au gâchis de l’enseignement du français en France depuis que la même idéologie pédagogique y sévit.

L’idée de base est que « le programme de formation repose sur le développement des compétences de l’élève [les soulignés sont de nous], c’est-à-dire sur l’utilisation efficace de ses connaissances afin de réaliser des tâches et des activités réelles ».

Le lecteur est en droit de se demander quelles compétences on attribue ainsi aux enfants. S’agit-il de la capacité qu’a tout enfant d’apprendre ou de la simple compétence de parler français dans le cas des enfants dont c’est la langue maternelle ou la langue de la maison? Et quelles connaissances leur attribue-t-on, puisqu’en arrivant à l’école, ces enfants n’ont de la langue, écrivions-nous plus haut, qu’une compétence orale comportementale et qu’ils n’ont aucune conscience ni connaissance de la langue en tant que système? Enfin, comment interpréter ce « c’est-à-dire » qui semble établir un lien de cause à effet entre les compétences et les connaissances des élèves?

Le chapitre 5 du Programme de formation de l’école québécoise, qui traite du « Domaine des langues », précise ce postulat pédagogique :

Il [l’élève] fait l’expérience de la rigueur et des efforts qui mènent au plaisir d’une communication réussie. Il découvre graduellement la fierté d’utiliser une langue de qualité et l’importance d’en maîtriser le code [p. 72] [...]. Soutenu par l’enseignant et par ses pairs, il apprend à utiliser ses connaissances orthographiques, grammaticales, lexicales et textuelles, à consulter des ouvrages dé référence et à recourir à des outils technologiques [p. 77]. Par l’écriture, il enrichit ses connaissances en syntaxe de même qu’en orthographe d’usage, apprend à effectuer plusieurs accords dans la phrase [lesquels?] et consulte régulièrement différents outils de référence. Dans cette optique [p. 76], il reconnaît l’importance de l’orthographe et des règles de grammaire dont le respect aide les lecteurs à lever les ambiguïtés possibles. [...] [Par la communication orale,] il apprend [p. 80] à adapter son langage en fonction du contexte et de ses interlocuteurs, ainsi qu’à choisir le registre de langue approprié.

On est en droit, ici aussi, de se poser nombre de questions face à cette démarche pédagogique. Où et comment l’enfant acquerra-t-il les connaissances dont il est question dans le paragraphe ci-dessus? Comment apprendra-t-il les règles de grammaire? Comment va-t-il apprendre à repérer tout ce qui doit être corrigé dans sa langue, dans celle de ses pairs et dans celle de la société ambiante, les anglicismes, les faux amis, les impropriétés, les erreurs de syntaxe, les accords ratés des participes passés avec avoir et même avec être, les différentes formes du pronom relatif? Qui lui dira ce qu’il doit rectifier dans sa prononciation : l’escamotage, la diphtongaison, les substitutions de voyelles? Nulle part dans le programme de français il n’est fait mention d’un enseignement systématique de la langue en complément de l’apprentissage par l’observation. Nulle part on ne parle d’un enseignement correctif, de crainte, sans doute, de traumatiser les enfants en remettant ainsi en cause leur langue d’enfance.

Car une langue ne s’apprend pas uniquement par observation et par essai/erreur comme le suggère la pédagogie par projet sur laquelle est centré le Programme de formation de l’école québécoise. L’acquisition par les élèves de nombre d’éléments de la langue ne peut s’effectuer qu’à travers un enseignement systématique. L’apprentissage de l’aspect technique de la lecture s’acquiert par l’entraînement à créer une association mentale rapide entre lettres et sons, entre langue écrite et langue parlée, qui seule permet de comprendre le sens d’un texte. Le simple déchiffrage syllabe par syllabe ne suffit pas. À la fin des deux années du premier cycle primaire, l’enseignant doit s’assurer que les enfants ont acquis cette habileté de base, cette compétence indispensable à l’apprentissage de toutes les autres matières. L’orthographe des mots s’apprend par la répétition, qui permet de créer dans la mémoire l’image visuelle de chaque mot associée au geste d’écrire, s’apprend donc soit par la dictée, soit par la correction des travaux de l’élève par le professeur. De même en est-il de l’orthographe grammaticale que l’élève maîtrise mieux et plus rapidement si l’enseignant lui apprend les règles qui régissent les accords entre certains éléments de la phrase et s’il l’entraîne par des exercices à les mémoriser.

Toutes les tentatives de réintroduire en classe l’enseignement systématique de la langue, notamment du code, ont échoué. Le Ministère persiste à favoriser la pédagogie par projet, relayé dans les écoles par les conseillers pédagogiques. Le coup de barre qu’a voulu donner Mme Pauline Marois au moment où elle était ministre de l’Éducation, entre 1996 et 1998, en faisant la promotion de l’enseignement magistral comme complément nécessaire à la pédagogie par projet, est demeuré sans effet.

Parmi les 22 nouvelles mesures proposées récemment par la ministre de l’Éducation, Mme Michelle Courchesne, aucune ne propose d’intégrer l’enseignement systématique de la langue à l’approche inductive de la réforme, ce qui nous semble le correctif essentiel aux ratés de l’enseignement du français.

Cette précision est d’autant plus nécessaire que les enseignants ne savent pas trop s’il leur est permis d’enseigner l’orthographe et la grammaire, ni comment insérer, le cas échéant, cet enseignement dans la pédagogie par observation actuellement en vigueur. En effet, la réforme attribue aux enseignants un rôle d’accompagnateur plus que de professeur. Le rôle de l’enseignant est subordonné, pour ainsi dire, à celui de l’enfant qui est vraiment l’acteur principal de la classe. Du moins est-ce l’impression qui se dégage de la description de son rôle là où il en est question. « Si votre enfant est le principal artisan de ses apprentissages, lit-on dans les dépliants de chaque cycle destinés aux parents, c’est cependant le rôle professionnel de l’enseignant ou de l’enseignante de l’observer, de l’encourager, d’apporter les correctifs nécessaires ou de lui fournir l’enrichissement qui va lui permettre d’apprendre de plus en plus et de prendre conscience de la façon dont il apprend. » La fonction d’« enseigner », qu’on penserait être l’une des fonctions d’un « enseignant », n’est pas évoquée, à moins qu’elle ne soit dissimulée derrière la formule « fournir l’enrichissement ».

Deux autres carences de la politique du ministère de l’Éducation contribuent aux ratés de l’enseignement du français. D’une part, elle tolère l’ignorance par les élèves de « savoirs » pourtant jugés « essentiels » selon le Programme de formation de l’école québécoise (voir la longue liste de ces savoirs aux pages 87 et suivantes du programme de français). L’élève « progresse » d’une année à l’autre même s’il n’a pas acquis toutes les connaissances figurant au programme de chaque année. On postule qu’à la longue, il finira par les récupérer. Le ministère de l’Éducation veut à tout prix augmenter le nombre d’élèves qui réussissent leur parcours scolaire, surtout en français. Pour y arriver, le Ministère, lors des examens officiels de fin de cycle, procède à l’évaluation des « savoirs essentiels » en français de manière que le plus grand nombre d’élèves réussissent. Au besoin, si la moyenne générale est trop basse, on « pondère » les résultats de tous les élèves pour réduire le nombre d’échecs. De plus, l’évaluation des connaissances est synthétique, en ce sens que la note finale obtenue par un élève résulte de sa performance en ce qui a trait à tous les « savoirs essentiels » qui sont évalués. Un élève peut très bien obtenir la note de passage en français malgré son échec au regard de certains critères, en particulier ceux qui concernent la connaissance du système de la langue[10]. Cette pratique a pour conséquence que beaucoup d’élèves traversent les années sans avoir atteint les objectifs d’apprentissage du programme de formation. Ainsi de ceux qui n’auraient pas appris à lire couramment à la fin de leur première année ou encore qui auraient accumulé des retards graves en orthographe et en grammaire. Ces retards scolaires chez les élèves en difficulté contribuent à affaiblir la classe régulière au détriment des autres élèves. À la longue, les élèves en difficulté se découragent en constatant que leur retard scolaire est devenu insurmontable. C’est certainement l’une des causes principales du décrochage scolaire, dont la proportion augmente sans cesse d’année en année. Un élève sur trois quitte aujourd’hui l’école sans avoir obtenu le diplôme de fin d’études secondaires. Un tel échec de l’école se répercute évidemment sur le destin de ces enfants, qui chercheront un emploi sur un marché du travail dont les exigences à l’embauche sont sans cesse plus élevées.

De toute évidence, il est urgent de prendre des mesures rigoureuses pour éviter l’aggravation de l’ignorance d’une année à l’autre, et ce dès les premières années de scolarité. Pour les élèves dont les difficultés sont très circonscrites, il s’agirait de prévoir des cours de rattrapage durant les mois d’été. Pour ceux dont le retard est trop global, de revenir à la pratique du redoublement scolaire. Ce sont là des mesures punitives, certes, mais qui valent mieux que de conduire des enfants à un échec qui marquera toute leur vie adulte.

D’autre part, les parents ont le choix d’inscrire leurs enfants à l’école publique ou à l’école privée, ou encore à des écoles publiques qui s’en rapprochent, du type écoles internationales ou écoles centrées sur une activité parascolaire, la musique surtout. L’école publique est gratuite et elle est tenue de recevoir tous les enfants, sans distinction. L’école privée sélectionne les enfants, le plus souvent selon leurs aptitudes, parfois selon un autre critère, notamment la religion. Elle exige des parents des droits de scolarité plus ou moins élevés. Les écoles dites internationales ou à concentration sélectionnent aussi les enfants selon leurs aptitudes. Elles exigent des droits d’inscription, mais moins élevés que ceux des écoles privées. Pour beaucoup de parents, elles sont un compromis de plus en plus recherché dont ils ont les moyens. Les écoles privées et à concentration peuvent, à tout moment, retourner à l’école publique un enfant qui ne réussit pas.

En somme, le Québec accepte que le système scolaire soit à deux vitesses, à la limite de la justice sociale et d’une véritable démocratisation de l’enseignement. Dans ces conditions, il est évident que l’école publique perd sur tous les plans, puisque la loi l’oblige à recevoir dans la même classe tous les enfants d’un même groupe d’âge, qu’ils soient plus ou moins intelligents, plus ou moins en retard ou en difficulté, plus ou moins handicapés. L’écart entre les différents types d’écoles en ce qui concerne la qualité de l’enseignement ne cesse de s’accroître, et toujours en faveur de l’école privée. À moins d’une révolution, la tendance se maintiendra et l’école publique sera de plus en plus discréditée. Nous en sommes là comme société.

L’école publique améliorerait beaucoup sa performance, et sa réputation, si le MELS laissait une plus grande initiative aux enseignants et si, à la place de l’approche pédagogique unique imposée par le renouveau pédagogique, il permettait que cohabitent dans la même classe différentes manières d’enseigner, donc d’apprendre la langue, par la répétition, par l’enseignement systématique ou correctif et non par la seule observation et la pratique. Si, surtout, il fixait comme objectif à l’enseignement du français la connaissance et la maîtrise par les enfants de la langue standard et s’il s’assurait que tout le personnel de l’école en a la connaissance et en fait usage en classe comme langue d’enseignement. Si, en somme, il mettait fin à sa propension au dirigisme pédagogique, à cette volonté d’imposer la même pédagogie pour tous et partout, qui a toujours caractérisé les réformes successives du programme scolaire au cours des vingt dernières années.

La formation des enseignants

Bouclons la boucle et citons pour terminer ce qu’écrivait la commission Parent en 1964, au sujet de la formation des maîtres.

Le texte est encore d’une actualité évidente et s’applique à toutes les facultés des sciences de l’éducation.

L’importance qu’on accorde à l’enseignement de la langue maternelle devra se refléter non seulement dans les cours centrés sur cet enseignement proprement dit, mais dans l’enseignement de toutes les matières; aucun candidat à l’enseignement ne devra recevoir son diplôme s’il ne possède pas une connaissance très sûre de sa langue maternelle; chacun des professeurs, à tous les degrés, dans toutes les matières, est aussi un professeur de langue maternelle [...]; sa phonétique doit être impeccable, son vocabulaire précis et abondant, sa phrase correcte, il doit s’exprimer avec aisance et naturel, aussi bien oralement que par écrit. [...] La première étape, dans la réforme de l’enseignement du français, c’est donc la formation à donner à tous les maîtres à cet égard et l’exigence des examens qu’ils auront à subir dans cette matière. (Rapport Parent, tome II, paragraphe 614.)

Quel que soit le type d’école, le personnage principal en classe est l’enseignant, quoi qu’en dise la réforme. La langue française est son instrument de travail. C’est lui qui sert de modèle aux enfants, à longueur de journée, dans toutes les matières. En conséquence, l’ultime mesure pour améliorer l’enseignement du français est que les facultés des sciences de l’éducation accordent la priorité absolue à la qualité et à la maîtrise du français, en langue écrite et parlée, comme langue d’enseignement pour tous les futurs enseignants et comme langue de spécialité pour ceux et celles qui se destinent à cet enseignement au secondaire. Les facultés des sciences de l’éducation doivent faire en sorte que tous les futurs enseignants acquièrent une connaissance de la norme du français au Québec, qu’ils s’y conforment en langue écrite et en langue parlée, qu’ils soient habiles à observer la langue de leurs élèves, capables de poser un diagnostic juste et nuancé quant à leurs carences et d’entreprendre avec eux l’enseignement correctif qui les guidera peu à peu vers la maîtrise de la langue standard, écrite et parlée.

Notes

Référence bibliographique

Corbeil, Jean-Claude, « Que signifie “enseigner le français” au Québec? », Robert Comeau et Josiane Lavallée (dir.), Contre la réforme pédagogique, Montréal, VLB Éditeur, 2008, p. 203-218. [article]