Formation de terminologues et formation terminologique des traducteurs
Jean-Claude Corbeil
Conseil international de recherche et d’étude en linguistique fondamentale et appliquée (CIRELFA)
Par les quelques notes qui suivent, nous nous proposons de faire apparaître, pour fin de discussion, la contiguïté, mais aussi l’écart, entre formation terminologique et lexicographique des étudiants-traducteurs et formation de terminologues spécialisés.
1. Positions de départ
Rappelons d’abord quelques éléments d’information, bien connus aujourd’hui des collègues qui enseignent la terminologie. Je compte d’ailleurs sur les amis de l’Institut Bourguiba des langues vivantes pour l’application de mes commentaires à la langue arabe.
1.1. Distinction entre lexicographie et terminologie
La lexicographie recherche le ou les sens attribué(s) aux mots par les membres d’une communauté linguistique, avec ou sans notation des connotations diverses, notamment des niveaux de langue. La lexicographie s’intéresse particulièrement à cette tranche du lexique qui constitue le fonds commun aux locuteurs de la langue, toutes spécialités confondues. Sa démarche est sémasiologique, elle va de la forme au sens. Son objectif est de fournir un instrument de référence fiable pour tous les emplois habituels de la langue, où l’on trouvera l’orthographe recommandée, la prononciation courante, des sens reconnus, les marques d’usage, parfois des renvois aux mots analogues, aux homophones, aux antonymes, en somme tout ce qui est utile à un usage judicieux du mot. La lexicographie débouche donc tout naturellement sur la standardisation linguistique.
La terminologie recherche la ou les dénominations d’une notion. Sa démarche est donc onomasiologique, elle va du sens à la forme. Elle s’intéresse le plus souvent aux vocabulaires de spécialités, qu’elle essaie de colliger en délimitant clairement des domaines et sous-domaines spécialisés, où les relations entre les notions sont un élément déterminant du sens de chaque terme. Son objectif est de permettre la plus grande efficacité possible à la communication spécialisée, donc de favoriser l’univocité des termes. Elle débouche directement sur l’uniformisation et la normalisation des lexiques de spécialités.
1.2. Distinction entre terminologie ponctuelle et systématique
Dans la pratique, force nous est de constater que la recherche terminologique s’exécute de deux manières différentes, selon les circonstances.
Elle est ponctuelle quand elle porte sur un ou plusieurs mots, isolés de l’ensemble auquel ils appartiennent dans le domaine concerné, mais intégrés dans un texte qui sert à les délimiter grossièrement. Cette recherche terminologique est typiquement celle du traducteur, qui se heurte aux termes techniques du texte qu’il doit traduire. Cette recherche s’effectue en général à l’aide de lexiques, dictionnaires, encyclopédies, unilingues, bilingues ou multilingues, donc de sources secondes.
Elle est toujours périlleuse et la qualité du résultat dépend essentiellement de la culture terminologique du traducteur. On comprend leur angoisse et leur soif insatiable d’instruments de référence.
La terminologie est systématique quand les notions sont traitées par ensembles plus ou moins grands, découpés dans des domaines clairement identifiés. Elle se fait à partir du dépouillement de textes rédigés dans la langue-cible, en poursuivant deux objectifs fondamentaux : cerner de très près chaque notion par rapport à ses voisines, identifier les dénominations de chaque notion et, dans les cas de synonymie apparente, voir s’il s’agit bien de la même chose et, si oui, fournir un avis documenté sur la dénomination à privilégier. La terminologie systématique peut être comparée : dans ce cas, le travail se fait d’abord sur chaque langue séparément, puis les deux stocks terminologiques sont confrontés de manière à juger sur pièces de la qualité de la convergence notionnelle et celle, conséquemment, de l’équivalence terminologique.
2. Didactique de la traduction
On comprend mieux alors pourquoi on doit prévoir, au programme d’études des traducteurs une double formation :
- a) lexicographique : examen des différences entre les divers types de dictionnaires, entraînement à l’examen critique des dictionnaires, analyse du discours lexicographique, etc.
- b) terminologique : initiation à la méthode de travail en terminologie systématique comparée, application de cette méthode à la situation de la terminologie ponctuelle.
3. Didactique de la terminologie
Mais il est surtout nécessaire d’organiser, au niveau universitaire, un programme spécialement conçu en vue de former des terminologues spécialisés qui pourront, éventuellement, travailler avec des traducteurs, mais qui seront surtout au service de tous ceux qui doivent utiliser des terminologies.
3.1. Prérequis linguistiques à la didactique de la terminologie
Le futur terminologue doit acquérir de solides connaissances en linguistique, tout particulièrement sur les points suivants :
- a) la théorie du signe linguistique
- b) la théorie des champs sémantiques et de la connotation, éléments de base pour discuter de synonymie réelle, partielle ou apparente.
- c) l’analyse morphologique, surtout appliquée aux procédés de formation des mots, propres à chaque langue.
- d) l’analyse syntaxique, surtout analyse du syntagme dans les langues qui procèdent par juxtaposition.
- e) théorie de l’emprunt, pour au moins éviter le double écueil terminologique : recours massif à l’emprunt, rejet systématique.
3.2. Entraînement à la méthode de travail
Depuis une vingtaine d’années, une méthode de travail en terminologie systématique comparée s’est peu à peu constituée. Elle a été appliquée à des langues très différentes, dans des contextes sociolinguistiques très divers, anglais et français au Québec et au Canada, espagnol en Amérique du Sud, catalan en Espagne, arabe en Tunisie et au Soudan, kinyarwanda au Rwanda, avec des résultats satisfaisants. Elle s’enseigne de plus en plus un peu partout, par exemple à l’Université Laval (Québec), à l’Université de Genève, à l’Institut Bourguiba des langues vivantes, à l’Université nationale du Rwanda.
Sans entrer dans le détail, l’entraînement à cette méthode de travail comporte essentiellement trois grands moments :
- a) la définition précise, autant théorique que pragmatique, des données terminologiques fondamentales, c’est-à-dire l’ensemble des éléments essentiels à la constitution d’un dossier terminologique rigoureux, soit : la ou les dénominations de la notion, la définition (types et critères de qualité), le contexte (types et critères de valeur), le domaine d’utilisation (entraînement à la classification par arborescence), les sources, les notes d’usage. Ces données sont en général colligées dans une fiche de travail terminologique, dont la facture varie d’une équipe à l’autre.
- b) l’initiation systématique aux étapes du travail terminologique, soit, dans l’ordre : la délimitation du domaine de recherche, avec identification des sous-domaines; la constitution de la documentation adéquate, en textes primaires, c’est-à-dire rédigés directement dans chacune des langues considérées, par des rédacteurs dont c’est la langue maternelle, au niveau de spécialisation qui convient aux objectifs de la recherche terminologique; à ces textes primaires s’ajouteront des documents secondaires, dictionnaires, encyclopédies, textes traduits, dictionnaires bilingues ou multilingues, lexiques, etc.; la constitution des dossiers terminologiques, langue par langue, par dépouillement des textes primaires et consultation des documents secondaires : examen des cas problèmes de synonymie, de parasynonymie, dans chaque langue et choix du terme à privilégier, en relation avec les usagers de cette terminologie; la comparaison des dénominations langue à langue, sur la base de la comparaison des notions : examen des cas problèmes, provenant de la dissymétrie notionnelle, de l’absence de terme dans une langue, d’où emprunt ou néologie; enfin, la rédaction de la fiche terminologique de synthèse, dont on partira pour diffuser l’information terminologique selon les moyens les plus appropriés aux objectifs et aux circonstances (publications diverses, banque de terminologie, utilisation par des rédacteurs, des journalistes, etc.).
- c) l’initiation aux techniques de documentation : manipulation des banques de terminologie existantes, recours aux bases de données documentaires, entraînement à l’analyse critique des sources, inventaire critique des dictionnaires en tenant compte des différences de traitement d’une culture à l’autre, etc.
4. Conclusion
Comme on le voit, on sait aujourd’hui comment former des terminologues et l’expérience des uns et des autres est à cet égard considérable.
Autant il nous semble nécessaire d’initier les futurs traducteurs à la terminologie, parce qu’ils auront de plus en plus à traduire des textes techniques, autant il nous semble indispensable de former des terminologues spécialisés, surtout dans les langues où l’actualisation des terminologies crée un obstacle à leur usage normal.
Cependant, le programme ne peut pas être le même dans l’un et l’autre cas.
Référence bibliographique
Corbeil, Jean-Claude, « Formation de terminologues et formation terminologique des traducteurs », Rencontre internationale sur l’enseignement de la terminologie. Documents contributifs, 21-22 septembre 1988, Genève, École de traduction et d’interprétation, Université de Genève, 1988, p. 223-230. [article]